Le rocher d'origine-Haim Shiran&Fabienne Bergman


Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Le rocher d'origine

Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

La Companie Litteraire

2013

Le Rocher d’origine, c’est l’histoire, racontée à la première personne, d’un garçon pauvre issu de l’ancien mellah de Meknès.

« Ce sont les rêves qui m’ont porté, qui m’ont poussé, qui m’ont orienté. »

Par delà le récit de son enfance, c’est aussi Meknès avec ses deux mellahs et ses trois communautés – la juive, l’arabe et la française – qui nous est racontée avec une tendresse parfois mordante et non exempte d’amertume. Le héros y connaît la pauvreté, l’amitié, l’amour, mais aussi l’Autre, l’arabe, tant de choses qui marqueront sa vie, fertile en expériences. Toujours attaché à sa ville natale, il saura saisir les clins d’œil du destin et débarquera à Paris où son acharnement et ses dons pour le théâtre lui permettront d’entamer une carrière artistique qu’il développera avec succès en Israël.

« En face du vrai bonheur, les richesses valent l’ombre d’une fumée. » Sophocle, Antigone

Le Rocher d’origine est un chant de liberté envoûtant empreint d’une grande sagesse. C’est un parcours initiatique haut en couleur, une envolée dans le monde du théâtre et une incursion surprenante dans le coeur d’un homme : Haim Shiran.

J’ai commencé ce récit en parlant de la nécessité qui s’est imposée à moi de  porter sur mon passé un regard plus objectif, plus vrai et plus personnel que je ne  l’avais fait dans mes films. »

Haïm Shiran a dirigé le théâtre Inbal à Tel Aviv après avoir été metteur en scène pendant plus de 30 ans à la télévision éducative israélienne.

Ce livre est le fruit d’une collaboration entre Haïm Shiran, dont l’histoire est contée ici, et Fabienne Bergmann, traductrice, comédienne, historienne et écrivain.

Il est tellement facile d'ecrire ses souvenirs quand on a une mauvaise memoire.

Arthur Schnitzler

Preface d'Albert Memi

Merci, cher Haïm Shiran, de m ,avoir confié le manus­crit de votre livre. Je l’ai lu non seulement avec plaisir, mais pour mon édification : Ainsi il a existé une condition commune a tous les juifs du Maghreb.

Il n’y a pratiquement plus de juifs en Afrique du nord ; il en demeure plus que la mémoire : vous avez apporté une pierre à cette mémoire.

Vous avez fait mieux : votre héros (vous-même) a gagné la France où il s’est construit une seconde vie. Peut-être que l'exil n’est pas exclusivement négatif. Vous êtes devenu un cinéaste. Le seriez-vous devenu si vous étiez resté à Meknez ?

Puis vous avez gagné Israël, dernière étape de votre itiné­raire, où vous avez entrepris une troisième dimension.

Votre livre sera certainement consulté par ceux qui vou­dront se souvenir de ce que nous fûmes, ce que nous ne sommes plus, ce que nous sommes tout de même encore.

Je vous souhaite tout le succès que mérite votre courageuse entreprise.

Soyez-en remerciés

Akbert Memmi Paris, Août 2013

Le Comédien

LE NOUVEAU MELLAH de Meknès avait déjà abrité un théâtre juif et ce, dès les années vingt. J’ai d’ailleurs moi- même inséré dans un film de retour aux sources, des photos de la pièce Joseph et ses frères, créée par les anciens de l’Alliance Israélite. Ce théâtre amateur, comme la plupart des troupes de théâtre juif qui fonctionnaient alors au Maroc, s’inspirait presque exclusivement de thèmes bibliques.

Melpothalie, le nouveau théâtre créé par Maurice Ben- hamou vers 1951, se voulait, lui, délibérément français. Il monta des pièces classiques comme Ruy Blas, Andromaque, Le malade imaginaire ou Les fourberies de Scapin ainsi que des comédies modernes de Labiche, Feydeau et Courteline. Cette orientation reflétait l’esprit de ses mécènes, tous des anciens élèves de l’Alliance Israélite Universelle, qui dési­raient par-dessus tout s’assimiler à la culture française.

Évoquant aujourd’hui la Meknès de mon adolescence, je me flatte toujours de cette extraordinaire richesse culturelle et cultuelle qui y régnait et imprégnait l’ensemble de la com­munauté juive qui vivait alors, selon moi, son véritable âge d’or. Sans doute ai-je puisé dans ce foisonnement d’expé­riences la fierté de mes origines et ce patriotisme de clocher qui ne m’ont jamais quitté.

Meknès avait été la capitale administrative du Maroc sous le règne de Moulay Ismail. Ce sultan alaouite construi­sit ses édifices, ses jardins, ses portes monumentales, ses rem­parts, ses gigantesques murailles sur plus de 40 kilomètres et ses nombreuses mosquées qui lui valent son appellation de “ville aux cent minarets”. C’était certainement aussi la ville aux cent synagogues et on disait que c’est à Meknès que se trouvaient les rabbins les plus savants du Maroc. En effet, les mellahs – tant l’ancien que le nouveau – étaient de hauts lieux d’études talmudiques et les yechivot  y abondaient. On y côtoyait tous les jours d’éminents chefs spirituels, comme cet ancien élève de mon grand-père, rabbi Yehochoua Berdugo, qui plus tard présidera le tribunal rabbinique de Casablanca. Les commerçants étaient régulièrement harangués par les deux rabbins Baroukh Tolédano – le Petit et le Grand, comme on les appelait – qui les sommaient d’avancer l’heure de clôture de leurs échoppes le vendredi après-midi. Mon père, toujours le dernier à fermer boutique, était particulière­ment fustigé. Je voyais souvent rabbi Yossef Messas, d’autant que j’ai travaillé un temps comme tailleur chez son fils, Elie. Le rabbin Shalom Messas, ancien directeur du Talmud Tora, qui lui aussi présidera la Haute cour rabbinique de Casablanca, était un cousin de ma grand-mère. Son fils, David Messas, était avec moi aux scouts. Rabbi Aharon Hassine, qui professait à Meknès, puis à Mogador, avait écrit une élégie à la mort de mon grand-père.

Voici la traduction de l’hébreu qu’en a faite le Professeur Yossef Chetrit : "Ce poème élégiaque, je l’ai écrit en premier lors du premier anniversaire de la mort du sage parfait et érudit, qui a enseigné la Torah à un grand nombre de disciples, qui a montré la voie aux repentants, qui était un homme pieux, saint et vertueux, notre honorable maître et rabbin HAIM MORIGON, que sa mémoire soit bénie, qui est décédé après avoir souffert d’une grave maladie le mercredi 22 du mois de Heshvan 5684 [soit le 1er novembre 1923].

L’air de l’élégie est celui du poème: “Lorsque se sont émues mes entrailles…”. Acrostiche: ’ANI ’AHARON BEN HASIN.

Ce maître merveilleux était un descendant de rabbi David Hassine, grand poète du dix-huitième siècle sur lequel j'ai eu plus tard le privilège de réaliser une dramatique, inspiree deson livre Hommage à David. Longtemps, Meknès s'avère avoir été une véritable pépinière de dirigeants religieux pour Israël et le monde juif en général.

Par ailleurs, à quelques kilomètres de distance du niel­lah et cependant si loin, la ville nouvelle regorgeait de vita­lité culturelle. Ce que nous appelions “la ville nouvelle” etait le quartier européen de Meknès où vivaient plus de cinquante mille ressortissants français. Les musulmans en riaient pratiquement absents et seuls quelques rares Juifs y habitaient. Ceux-ci étaient, pour la plupart, des riches commerçants, des avocats ou des fonctionnaires qui n’en étaient pas moins actifs au mellah et certains, comme les berdugo ou les Mrejen, présidaient même à la bonne marche de la communauté. La plupart des Juifs n’avaient en général que peu de contact avec les Européens, en rai­son de la distance considérable qui séparait le quartier juif du reste de la ville.

La France avait établi à Meknès une base d’aviation, à l’ouest de la cité. Celle-ci était la deuxième en importance, outremer. Son école de pilotage avait d’ailleurs eu ses heures de gloire. Les pilotes et l’ensemble du personnel n’entendaient pas renoncer aux agréments de la vie en métropole. Les femmes s’habillaient à la dernière mode parisienne et le niveau de vie de ces gens, qui voulaient recréer sur place “un petit Paris”, était élevé. Naturelle­ment, la vie culturelle se devait d’être très riche et le gou­vernement français, par le biais de ses institutions, finançait sans lésiner. L’Alliance Française avait créé des cercles d’études, des chorales et un excellent ciné-club à qui je dois une grande partie de ma culture cinématographique. On y projetait des films italiens, français et américains. Souvent, le film était suivi d’un débat auquel j’aimais participer.

Le rocher d'origine

Haimm Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Un des animateurs les plus assidus et les plus brillants de ce ciné-club était le prof de philo du lycée Poeymirau, un bel homme, grand de taille, dont j’ai oublié le nom. Je le retrouverai quelques années plus tard à la Maison du Maroc de la cité universitaire, dans des circonstances moins glorieuses, si je peux dire. J’étais alors étudiant à Paris et sa chambre était attenante à la mienne. Un week­end, je n’ai pu fermer l’œil du vendredi – où je l’avais vu arriver avec une jolie femme – au lundi matin, quand je le vis ressortir de sa chambre en titubant…

Meknès avait aussi une vie économique active. La ville comptait de nombreux restaurants et plusieurs cinémas. J’avais très tôt pris goût au septième art grâce à un de mes oncles, projectionniste au cinéma Caméra, qui me fit entrer, littéralement et métaphoriquement, dans ce monde fabuleux. Dès l’âge de neuf ou dix ans, j’y passais presque tous mes dimanches après-midi, et j’ai ainsi vu tous les films de l’époque, cette salle affichant chaque semaine une nouvelle production. Je me suis soûlé de westerns qui façonnèrent ma vision du monde, divisé entre bons et méchants.

Le cinéma Le Régent qui projetait des films de tous genres, abritait aussi le ciné-club toujours plein à cra­quer… Un jour, on me demanda de préparer une séance sur le Voleur de bicyclette et d’animer ensuite le débat. J’ai dû compulser assidûment des ouvrages de référence sur Vittorio De Sica à la bibliothèque municipale, et j’espère avoir été à la hauteur de la tâche.

J’ajouterai que mon avidité cinématographique me poussa aussi, à l’âge de l’adolescence, vers la médina, où les salles Appolo et Mondial avaient l’exclusivité meknassie des films égyptiens que j’appréciais aussi. Je payais ces entrées avec l’argent de poche que me donnait ma mère – des deniers qu’elle gagnait dans ce but en cousant inlassa­blement la nuit, des boutonnières de caftans.

Par ailleurs, venaient de Paris des conférenciers, des orchestres symphoniques et surtout, des pièces de théâtre diffusées par les productions Karsenti. Je crois n’en avoir manqué aucune. Deux spectacles m’ont sans doute particulièrement marqué: Antigone d’Anouilh et Bérénice avec Marie Bell et Jacques Dacqmine.

Mais l’institution française la plus prestigieuse de la ville était alors à mes yeux le Conservatoire de théâtre et de musique, le plus renommé du Maroc. Il y avait là plu­sieurs classes de solfège et d’instruments de musique et surtout une classe de théâtre, dirigée par France Ellys. Cette tragédienne, qu’on a comparée à Rachel, avait échoué là à cause du climat sec de la région, salutaire pour ses rhumatismes. Ce conservatoire possédait aussi une chorale dans laquelle je chantais et un orchestre sympho­nique, dirigé par Monsieur Néri, qui était aussi le directeur de l’établissement.

Peut-être ce qui se passait en ville nouvelle irradiait-il à l’intérieur des murs du nouveau mellah. Quoi qu’il en soit, lui aussi foisonnait d’associations de toutes sortes.

Les anciens de l’Alliance Israélite, forts de leur formation française, chapeautaient nombre d’activités, des cau­series sur des thèmes généraux, (toujours suivies avec intérêt), aux séances de cinéma, sans oublier les nombreuses activités sportives. Il y avait dans le kilomètre carré du mellah quelques dizaines d’équipes sportives. Y fonction­naient activement des clubs de football, de volley, de bas­ket pour hommes et pour femmes. Il y avait même une fameuse équipe de rugby et, comme si ce mellah se voulait une réminiscence moderne de l’antique culte grec du corps, on y comptait aussi des gymnases bien équipés où des éphèbes juifs de mon acabit venaient faire de la mus­culation avec des poids, des barres et des haltères. Ce cul­turisme était d’ailleurs loin d’être la manifestation la plus négligée de la culture meknassie puisque les salles s’affrontaient entre elles et le Monsieur Muscle local deve­nait d’office un modèle édifiant pour la jeunesse…

Les mouvements de jeunesse, sionistes ou autres, entre­tenaient entre eux une rivalité stimulante pour attirer dans leurs rangs les potaches du nouveau mellah et, plus rare­ment, quelques jeunes de l’ancien. Ces derniers étaient sur­tout recrutés par les Unités Populaires pour qui l’ancien mellah constituait un terrain d’action privilégié. Celles-ci avaient été conçues par Edgar Guedj (Lynclair de son totem) qui eut un immense ascendant sur moi. Je le consi­dère un peu comme mon guide, mon Maître ou même mon père spirituel. C’est lui qui m’a appris à donner aux autres et m’a fait comprendre ce qu’il y a de gratifiant dans cet acte. Les Unités populaires ont sauvé beaucoup d’enfants de la délinquance et il est certain que le travail éducatif dévoué des moniteurs permit à ces jeunes laissés pour compte du vieux mellah de s’épanouir. J’étais alors “rou­tier” aux EIF et j’ai eu le privilège d’encadrer ces enfants. Tous les dimanches, nous partions en randonnées vers des endroits verdoyants, comme la ferme Pagnon, le jardin Elhaboul, la piscine ou d’autres lieux loin de l’univers clos du mellah et pendant les vacances, nous faisions ensemble des camps d’été. Plus tard, nombre de nos jeunes se hisse­ront à des postes de responsabilité, tant au Maroc qu’en Israël.

C’est donc sur un tel terrain d’activités multiples que va naître, au nouveau mellah où habitait Maurice Benhamou ainsi que la plupart des membres de la troupe, ce théâtre juif qui arborera le titre pompeux de troupe Melpothalie. Pourquoi Melpothalie? titra un jour le journal local, ce à quoi il répondit non sans fatuité: « Pour nos lecteurs qui ont quelque peu oublié leur mythologie, rappelons que Melpo- mène est la muse de la tragédie et Thalie, celle de la comé­die. C’est donc à Melpomène qui a vu son nom abrégé et à Thalie que la troupe israélite meknassie, dont nous parlons, .1 consacré son activité ».

Maurice, bien avant moi, prenait des cours de théâtre chez France Ellys. Il excellait particulièrement dans les roles; comiques. Il s’était adressé aux jeunes des mouvements de jeunesse, les incitant à venir passer une audition, et les jeunes premiers postulants répondirent à cet appel, avides de plaisir et de gloire. Naturellement aucun d’entre eux ne pensait vraiment faire carrière sur les planches, moi moins que tous. Maurice était perfectionniste et méticu­leux. Il avait acquis de bonnes connaissances de théâtre. Il etait féru de littérature française et souvent, il nous réunissait pour discuter d’un livre qu’il avait aimé. Il est certain que son charisme agissait et nous devinrent vite des émules assoiffés de théâtre et de poésie française. Maurice avait aussi des dons de dessinateur et j’ai encore chez moi un cahier de mise en scène d’une pièce de Labiche, Per­mettez Madame, où il décrit avec maints détails les person­nages et les didascalies, avec dessins en couleur à l’appui. Véritable petite œuvre d’art!

Un jour, un militant du mouvement sioniste Dror, Shlomo Sebbag, enseignant à l’école de l’Alliance et écrivaillon à ses heures perdues, demanda à Maurice Benhamou de monter avec sa troupe une de ses créations et nous eûmes ainsi l’honneur de jouer Le départ, pièce inédite de son cru, sur l’immigration en Israël des Juifs du Maroc. J’y ai tenu, aux côtés de ma cousine Henriette, le rôle du jeune s’apprêtant à partir en Israël. Si depuis, années obli­gent, j’ai pour ma part totalement oblitéré le texte, ma partenaire quand je la revois, prend un plaisir nostalgique, près de cinquante ans après son heure de gloire, à décla­mer des débris de monologues de cette première. La pièce, qui ne fut jouée qu’une seule fois, fit cependant du bruit car elle traitait d’une cuisante actualité. Elle racon­tait l’histoire d’un garçon qui voulait partir en Israël dans le cadre de l’Alyia des Jeunes, contre l’avis de ses parents. Le père accepte la décision de son fils, mais sa mère s’y oppose. En fin de compte, il part, s’engage dans l’armée et meurt au combat. La mère accuse son mari d’être à l’ori­gine de la mort de leur enfant.

Les jours étaient en effet ceux du départ en masse des Juifs du Maroc. L’immigration en Israël des jeunes Meknassis divisait la communauté et déchirait les familles. D’autant plus que les gens recevaient des lettres de leurs proches, partis vers le jeune État d’Israël, et ce qu’ils lisaient dans ces missives avait parfois de quoi altérer leurs velléités sionistes ou pouvait les faire douter des promesses des émissaires de l’Agence Juive. Au-delà de l’intérêt bio­graphique personnel, je serais curieux de pouvoir compa­rer cette œuvre à celles qui se jouaient à l’époque pour glo­rifier l’épopée nationale, ou à celles qui se jouent actuellement sur les affres familiales et individuelles des nouveaux immigrants de l’État naissant, sur les planches de Tel-Aviv. Mais même la mémoire d’Henriette est défectueuse et hélas, il ne reste aucune trace de l’œuvre, puisque après l’indépendance du Maroc, Sebag, devenu maître du barreau, s’était rallié à l’Istiqlal, parti contesta­taire et nationaliste de gauche, et en avait brûlé tous les exemplaires, afin de ne pas être accusé d’activité sioniste, au cas où sa maison serait fouillée. Lui-même immigrera d’ailleurs en Israël en 1969.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

La troupe Melpothalie ne chômait pas et les pièces se succédaient. Après le drame sioniste, nous attaquâmes le répertoire classique, cher à notre directeur artistique. La première grande œuvre que nous avons montée fut Hernani et j’y jouais le rôle éponyme. Ce fut, semble-t-il, un succès. Nous n’avions alors pas conscience du défi que représentait pour des jeunes de seize ou dix-sept ans de jouer une telle œuvre. Maurice, lui, y tenait et le résultat ne fut sans doute pas si mauvais puisque c’est ce rôle qui me projeta sur la voie du métier de comédien. Suite à cette représentation, Maurice me présenta à France Ellys qui m'initia réellement à l’art dramatique au conservatoire de Meknés. C’est chez cette grande artiste et non moins grande pédagogue que j’ai appris à réciter Racine, d’une manière tout à fait particulière qui orientera ma carrière.

Près de cinquante ans plus tard, je suis revenu dans celte institution. Le bâtiment me parut alors bien plus délabré que le souvenir radieux que j’en avais gardé. En fouillant dans les archives, j’ai même retrouvé les résultats des examens de fin d’année, les noms de mes partenaires avec qui j’avais étudié pendant plus de cinq ans et les textes que nous jouions.

Après Hemani, la troupe Melpothalie, s’attaqua à Andromaque où je devais jouer le rôle d’Oreste. Cette représentation nous valut une critique dans la feuille de chou locale, Le Petit Marocain : « Les meilleures scènes d'Andromaque étaient inscrites au programme. Shkerane (Oreste, vivante image du remords, de la passion amou­reuse contrariée et de la fatalité tant mise en valeur dans le théâtre grec). Mlle Odette Ohayon, (Hermione pleine de contradictions et inconséquences classiques de l’âme féminine, surtout en amour) et surtout Perla Berdugo, (Andromaque, mère et veuve d’une dignité sublime) ont eu, avec des fortunes diverses, mais de manière très satisfaisante dans l’ensemble, la lourde tâche avec Dédé Mrejen (Pyrrhus épris et violent) de camper les héros immor­tels du grand Racine. Monsieur Maurice Benhamou et son comité doivent être remerciés pour cette excellente soirée, qui sera sans doute suivie de beaucoup d’autres, non moins brillantes. »

Ni plus, ni moins ! C’était donc la gloire.

Comment réagirais-je à présent en m’entendant décla­mer ces vers de Racine, contraignants et nobles, si diffi­ciles à bien dire? Je ne sais. Sourire indulgent, fierté arro­gante, étonnement ébahi ou désenchantement secret?

Mais la vie des groupes de théâtre n’est jamais idyl­lique et peu après je quittais Melpothalie et je créais ma propre troupe aux EI.

Le mouvement des Eclaireurs Israélites assumait au Maroc sa double vocation. D’une part, conserver dans la tradition juive, par la méthode scoute, les jeunes de cette génération charnière que les attraits de la culture française auraient pu mener à oublier leur identité et d’autre part, faire accéder à la culture française ces mêmes jeunes, qui bien que suivant pour la plupart un cursus éducatif fran­çais, étaient ancrés dans un milieu familial étranger à cette culture.

Issu d’une famille pauvre de l’ancien mellah, trimant déjà pour gagner ma vie et celle de ma famille quand les garçons de mon âge allaient au lycée, je n’avais pas suivi la formation scoute, linéaire et formative, du louveteau à l’éclaireur. Ceux qui avaient eu la chance de le faire venaient pour la plupart de familles aisées qui pouvaient se permettre les dépenses exigées pour les uniformes, les insignes et surtout les sorties et les camps. J’en étais d’autant plus jaloux que je me sentais exclu d’un univers excitant. J’ai mis beaucoup d’obstination à obtenir mon billet d’entrée dans ce monde réservé. C’est dire ma fierté quand j’ai pu rejoindre le mouvement vers dix-sept ans. Je travaillais alors chez Hadj Brahim, j’avais un bon salaire et je pouvais donc assumer moi-même tous les frais néces­saires. D’emblée, je suis devenu « chef ».

Car moi aussi je revendiquais cette double culture et utilisais mes talents à la promouvoir. Au conservatoire, je travaillais mes classiques, je m’appliquais avec France Ellys à acquérir la diction parfaite qui convenait à ces chefs-d’œuvre, ne rechignais pas à m’exercer pendant des heures pour effacer mon accent marocain, incompatible avec la perfection classique. Je n’en négligeais pas pour autant la culture juive et au mellah, avec ma nouvelle troupe, j’organisais des soirées culturelles et poétiques avec les moyens du bord, prémices de toutes celles que je devais faire des décennies plus tard, au centre ethnique multiculturel que j’ai créé à Tel Aviv, ou d’autres, plus modestes, au Centre Communautaire du DEJJ à Paris où j'ai travaillé étant étudiant, quelques années après ces pre­miers pas meknassis.

Les El m’ont un jour délégué au grand Jamboree scout arabe des années cinquante. Je devais monter une pièce pour enfants, cette fois en arabe classique. J’avais un peu appris cette langue à l’école de l’Alliance, je parlais couramment le dialecte marocain, mais diriger des jeunes dans une pièce en arabe littéraire était pour moi un véri­table défi. J’y travaillais si bien que je peux encore aujourd’hui déclamer des vers du poème d’Imrou El Qays, Kifa Nabki que j’avais récité au grand plaisir des responsables arabes qui dirigeaient le camp.

Ma vie aurait pu continuer ainsi entre les scouts, mon travail chez Hadj Brahim, mes cours au conservatoire et mes activités théâtrales au mellah, si le destin ne m’avait pas fait signe, justement par le biais de ces activités mul­tiples. Vers 1960, je fus sollicité par des professeurs du lycée Poeymirau qui suivaient avec moi les cours de France Ellys, pour mettre en scène Antigone de Sophocle dans les ruines de Volubilis. Le proviseur du lycée, Mon­sieur Bouchut, avait traduit la pièce du grec classique et il me proposait de la jouer avec des élèves et des professeurs de son lycée. Je devais jouer le rôle de Créon. S’ensuivit alors une longue période de répétitions intensives qui dura plus de six mois.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Cette représentation changea ma vie. L’Alliance fran­çaise qui patronnait cette soirée, y avait invité le philo­sophe Gaëtan Picon, alors directeur de cabinet d’André Malraux, à donner une conférence sur Sophocle. J’appris plus tard que ce puissant personnage, avait dit à l’ambas­sadeur de France : « Ce garçon a du talent, il faut l’envoyer étudier à Paris ». Les services culturels français firent le nécessaire et quelques mois plus tard, je partais vers la Ville Lumière, avec une bourse d’études théâtrales pour cinq ans. Deux ans plus tard, élève au conservatoire, je retrouverais Gaëtan Picon à la Sorbonne où il m’invita à lire des scènes de Racine devant ses étudiants de maîtrise.

Je fis le voyage dans la soute d’un bateau, seule option accessible à mes moyens. Mon frère Jacques m’avait accompagné jusqu’à Casablanca et m’avait aidé à tramer deux énormes valises, remplies surtout de livres et de disques. De Marseille, je pris le train pour Paris. Était-ce mon entraînement dans les salles de gymnase de Meknès, ou ma fébrilité enthousiaste, toujours est-il que je n’eus aucun mal à coltiner mes bagages jusqu’au pont, à les his­ser sur les quais du port, des gares ou des métros et j’arri­vai tout frétillant pour m’installer à la Maison du Maroc de la Cité universitaire.

J’étais donc à Paris, prêt, comme Henri IV, à tout faire pour conquérir la capitale, un peu Rastignac, un peu Cyrano, un peu Juif errant. Paris était un rêve. J’étais ébloui. Je passais des heures à longer les quais de la Seine, j’arpentais plusieurs fois par jour le Jardin du Luxem­bourg. J’ai très vite et réellement apprécié ces endroits tenant à la fois de l’insolite et du banal que sont les ter­rasses de café parisiennes. A Saint Michel, je les connais­sais toutes. J’aimais m’y asseoir, seul, à deux ou en bande, et y siroter un café au lait avec un croissant bien frais. Mon palais garde encore en mémoire la saveur de cette collation si ordinaire dont je n’ai pourtant jamais retrouvé le goût. Un goût d’Occident, de liberté, de grande ville, ce goût de conquête qui doit être ma Madeleine à moi… Qu’il était loin alors, le thé marocain à la menthe versé d’une théière tenue très haut pour déposer en haut du verre une fine corolle de mousse. Les cafés de Paris sont différents de ceux du reste du monde. Au Maroc, n’y venaient que des hommes. Ils se rassemblaient là et cela les aidait à attendre que la journée passe. A Paris, le café est un havre de grâce. On s’y offre une pause entre deux courses, on y tient des rendez-vous d’affaires, des entre­vues amicales ou amoureuses, on y réfléchit, on y travaille, on s’y repose. C’est un lieu qui peut être à la fois intime et public, un lieu dynamique et distrayant. J’observais les étudiants et surtout les étudiantes. Toutes les beautés de l’Europe s’offraient à mon regard. J’étais émerveillé.

J’étais fasciné par le métro, cette ville sous la Ville que je découvrais. La foule y était aussi dense qu’à la gare des autobus à Meknès, mais son mouvement continu, rapide et si parfaitement canalisé lui donnait un tout autre grouillement. Tous ces gens qui l’arpentaient au pas de course semblaient parfaitement savoir où ils allaient. Nul doute qu’ils ne sachent aussi pourquoi ils couraient et ce qu’ils avaient à faire dans la vie. Moi qui craignais constamment de me perdre et qui ne connaissais que les déplacements indolents des foules orientales, j’étais à la fois envieux et envoûté. Me déplacer à ce rythme accéléré et aveugle fut désormais l’objectif concret que je me fixais pour devenir Parisien. Je ne crois pas l’avoir jamais atteint. Avec l’habitude, j’ai seulement feint une certaine assu­rance sur certaines lignes que j’empruntais régulièrement pour me rendre boulevard Poissonnière, au centre com­munautaire ou au conservatoire.

Peu après mon arrivée à Paris, je suis sorti un soir avec un ami d’enfance retrouvé, Claude Méchali, dans une boîte de jazz où nous avons testé nos talents de séducteurs sur de jeunes Françaises. L’une d’elle me raconta que son mari était parti en Algérie et qu’elle était venue là étouffer ses angoisses. Claude avait participé avec moi à des soirées poétiques à Meknès. Il jouait admirablement du violon et resta un ami fidèle durant toute ma période parisienne. Ensemble, nous avions acheté tous les concerti pour vio­lon et nous les écoutions religieusement sur des disques trente-trois tours que j’ai en partie conservés. Cet ami très cher qui fut un compagnon assidu de mes années pari­siennes est mort d’une leucémie à cinquante ans. Il est enterré à Montréal où ses parents avaient émigré. J’ai tou­jours une pieuse pensée pour lui, chaque fois que j’écoute un morceau pour violon.

J’ai découvert Paris comme un touriste qui a tout son temps. Avec émerveillement et sans précipitation. J’allais souvent au Louvre ou dans diverses galeries. Je formais mon goût esthétique, je m’instruisais. Dans les rues, les musées, les palais et les parcs. Le spectacle était partout. Evidemment, je n’ai pas tardé plus de quelques jours avant de monter à la Tour Eiffel. Je me souviens du ver­tige qui me prit au troisième étage. Moi qui avais grandi dans les ruelles du vieux mellah, ces perspectives me changeaient. Les avenues qui irradiaient de la Place de l’Etoile n’avaient pas grand-chose de commun avec notre boule­vard de Meknès, suprême lieu de sortie et de rencontres.

Muni de cette bourse et recommandé par le conseiller culturel français au Maroc, Georges Lerminier, je me pré­sentais au cours Simon, le plus renommé des cours de théâtre, pour préparer mon examen d’entrée au Conserva­toire d’art dramatique de Paris. Le professeur René Simon était un drôle de personnage. Un peu cabotin, il tenait peut-être du comédien raté, mais nombre d’illustres acteurs lui doivent leur carrière. Il sera aussi mon prof au conservatoire où je lui préférerais cependant son collègue Fernand Ledoux, comédien de génie et professeur remarquable. René Simon me dirigea donc pour les trois scènes obligatoires du concours d’entrée au conservatoire. En fait, je pense qu’il ne fit que fignoler l’enseignement que m’avait donné France Ellys au conservatoire de Meknès et si j’ai réussi à entrer haut la main au Conservatoire de Paris, ce fut certainement surtout grâce à elle.

Les examens d’entrée au conservatoire se font en trois étapes et durent trois mois. Ce sont des épreuves élimina­toires. Nous devions, pour chacune, présenter une comé­die ou une tragédie. Ma troisième et dernière scène était tirée de Bérénice et je jouais le rôle de Pyrrhus. Nous étions plus de 600 concurrents. Il y en eut 25 de retenus pour l’examen final. A la surprise générale et à la mienne en particulier, c’est le petit juif pauvre à peine débarqué de son mellah qui sortit premier de toute la promotion. Mon nom était cité dans les journaux parisiens. Le Monde publia une critique élogieuse signée de l’autorité irréfu­table en matière de théâtre, Poirot-Delpech, futur acadé­micien.

Je n’en revenais toujours pas quand, lors de ma visite au conservatoire en 2003, j’ai retrouvé le compte-rendu de cet examen final. Je ne peux dire jusqu’à aujourd’hui ce qui m’impressionne le plus, les noms des quinze examina­teurs ou leur plébiscite. Les plus grands comédiens, met­teurs en scène et dramaturges de l’époque avaient tous voté pour moi. Ayant obtenu le maximum de voix, je figu­rais en tête de la liste des admis. Pour moi, cela relevait du miracle. Sois remerciée pour ce prodige, toi qui m’as formé à l’ombre de l’Atlas, France Ellys, ma muse, mon guide. À partir de là, Fernand Ledoux prit ta relève. Ce maître, qui me suivit pendant mes trois années d’études au conservatoire, enseignait merveilleusement. Ses leçons étaient simples, directes et efficaces. Peu loquace, il lui suffisait d’un mot ou d’un simple geste, pour placer une situation ou situer un personnage. Il montrait, écoutait, dirigeait avec naturel, patience et chaleur. Nous sortions de chez lui, enrichis.

Je travaillais ensuite mes rôles pendant des heures. J’aimais particulièrement déclamer mes monologues à tue- tête en arpentant les allées encore désertes du Parc Mont- souris, aux aurores. Les rares passants, quelques clochards ou promeneurs de chiens, me jetaient avec philosophie des regards indulgents. Paris avait, certes, connu bien d’autres hallucinés… Je scandais mes tirades de toutes mes forces. Si Racine m’était plus familier, car j’avais déjà, grâce à France Ellys, développé un style particulier pour interpré­ter ce dramaturge, je devais beaucoup m’exercer pour satisfaire aux exigences de mon maître pour d’autres rôles tragiques comme Le Cid, Ruy Blas ou Lorenzaccio. L’air matinal et la beauté du lieu m’étaient propices pour apprendre à intérioriser ces personnages, à “désemphatiser”, comme disait Ledoux. Je m’adressais aux arbres et aux rochers qui semblaient également fin prêts à donner la réplique à Alceste ou à Don Juan et acceptaient même de servir de cobayes pour mon apprentissage de diction. Je pouvais me laisser aller à les interpeller avec d’intermi­nables exercices de vocalisation et ils acceptaient mes hommages répétés de ooooooOOO, aaaaaaaAAA, iiiiiilll ou ououououOU OUOU ou mes adresses éperdues en alexandrins, déclamées un crayon entre les dents, afin de fignoler mon élocution. Par contre, mon voisin à la Mai­son du Maroc dont la chambre était attenante à la mienne, étudiant en mathématique quelque peu farfelu, ne mani­festait pas la même humilité et il prenait un malin plaisir à répéter systématiquement ce que je récitais de l’autre côté du mur, me renvoyant l’écho dans une belle cacophonie.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Il faut dire qu’il n’était pas le seul à vouloir me nar­guer. Sa réaction était compréhensible et nous pouvions nous retrouver ensuite et rire ensemble de nos comporte­ments. Je supportais beaucoup mieux ses railleries que l'ignorance dont m’accablaient mes camarades, une fois la classe finie. En fait, je n’étais pas aussi heureux que je vou­ais le paraître. Je réussissais certes dans mes études, mais aucun de mes condisciples n’était mon ami et je n’étais même pas pour eux un camarade pour leurs sorties en bande. Combien de fois, à l’issue d’un cours, je les ai vus se concerter, se donner rendez-vous, pour aller voir une pièce ou sortir prendre un pot. Je les entendais dire « il faut pré­venir un tel » ou « demande à un tel de te chercher », mais jamais ils ne pensaient à moi. J’étais bon pour leur donner la réplique en cours, mais j’étais exclu de leur cercle social, de leurs loisirs. Je n’étais pas de leur monde. Au bout de quelque temps et malgré tous mes efforts, la chose s’imposa à moi, sans que j’en saisisse réellement la cause. Je n’étais pas français, j’étais juif, je venais du Maroc. Je n’avais avec eux aucun passé commun, aucun souvenir ou connaissance commune. Il faut croire que le présent ne suffit pas pour établir des liens volontaires. Je me suis fait une raison et travaillais d’autant plus.

Un jour, j’ai posé à mon maître la question: « Com­ment devient-on comédien professionnel ? » Il répondit sur le mode pratique : « Tout simplement si vous tenez le coup pendant dix années dans ce métier, vous serez profession­nel ». Je penserai toujours à lui en donnant cette même réponse à mes élèves de théâtre ou de cinéma, plus tard en Israël.

À la fin de la première année d’études, j’obtenais le prix du meilleur tragédien, pour le rôle d’Antiochus dans Bérénice. Le prix était remis au nom d’un Juif d’Europe centrale, grand tragédien, sociétaire de la Comédie Fran­çaise. Ce qui est curieux c’est que mes examinateurs pen­saient que je venais moi aussi de Pologne ou de Russie. Un de mes cousins – Rahamim Mrejen – qui était très proche de ma mère et que je considérais comme un oncle devait être le seul à partager ces élucubrations. Il m’a toujours dit, en effet, que nos ancêtres appartenaient à la secte hassidique de Mirjin. De là, viendrait le nom de famille de ma mère – Mréjen – CQFD !

Grâce au prix, je fus admis à la Comédie Française en tant qu’élève. J’y jouais quelques petits rôles aux côtés des plus grands comédiens de ce temps, comme Robert Hirsch, Jean Marcha et d’autres sociétaires illustres. Mon nom – Haim Shkérane – figurait sur des affiches pari­siennes et cela flattait ma vanité.

Au Français, il régnait une ambiance bizarre. Des acteurs et surtout un maître de danse me faisaient des avances et venaient parfois me harceler jusque dans ma loge après les spectacles. Un soir, je fus convoqué chez un grand artiste qui m’accueillit, complètement nu. Je ne savais plus quoi faire, j’ai dû m’excuser avant de m’enfuir. Il se peut que ces harcèlements m’aient, dans une certaine mesure, éloigné de la carrière de comédien.

Mais pour lors, je continuais avec passion mes études. Marie Bell qui m’avait vu jouer Antiochus à l’examen, voulait à nouveau monter Bérénice dans son théâtre, au Gymnase. Elle cherchait justement un acteur pour le rôle d’Antiochus, pour remplacer son mari malade. Elle me fit venir pour une audition avec sa troupe. Satisfaite de ma prestation, elle était prête à m’engager sur le champ. Mais le metteur en scène, André Barsacq, était, lui, très gêné par la différence d’âge entre elle et moi. Elle avait passé la soixantaine et j’avais vingt-cinq ans à peine. Devant cette incompatibilité, Barsacq me demanda gentiment d’aban­donner l’idée de lui donner la réplique. L’écart d’âge, quant à moi, m’était totalement indifférent. Je voulais être l’amant de Bérénice parce que Marie Bell était une grande actrice et jouer à ses côtés, avec Dacqmine que j’admirais et qui pour moi était « le » Titus par excellence, me valori­sait. Ma déconvenue fut d’autant plus amère que certains membres du jury, quand j’avais obtenu ce prix du meilleur tragédien, m’avaient affirmé être un nouveau Dacqmine. Jouer avec lui aurait été pour moi la plus belle consécra­tion. Je ne voyais que la grandeur du rôle et l’âge – le sien, le mien – m’importait peu. Je me sentais des ailes, et voilà que ce metteur en scène, avec ses considérations réalistes, me les coupait. J’ai ainsi raté la plus grande chance de ma vie et j’étais amèrement déçu.

La reconnaissance me vint peu après, de manière inat­tendue. On me rappelait officiellement au Maroc. Le Ministre marocain de la Culture, sur la demande de l’Alliance Française et du lycée de Meknès me sollicitait pour monter une autre pièce de Sophocle. Il s’agissait cette fois d,Electre, toujours dans une traduction de Mon­sieur Bouchut, le proviseur du lycée Poeymirau. La pièce devait être montée avec les mêmes comédiens qui avaient joué Antigone un an auparavant à Volubilis. Je devais aussi y jouer le rôle d’Oreste.

J’ai accepté avec joie. La première fut donnée à Rabat devant un parterre de ministres et de personnalités maro­caines et françaises. La pièce tourna ensuite dans tout le Maroc et à Meknès, nous avons joué au jardin El Haboul où parmi les nombreux spectateurs arabes et français, je fus heureux de revoir nombre de mes amis et parents du mellah venus m’applaudir.

Pourtant, ce retour au pays ne fut pas qu’une tournée glorieuse. Le Maroc n’était plus celui que j’avais connu. Aussi bien chez les Français que chez les Juifs et même dans ma famille, beaucoup étaient partis. Vers la France, Israël, le Canada. L’avenir semblait être ailleurs. Le pro­cessus de départ s’était amorcé, lentement mais sûrement, dès l’indépendance, quelques années plus tôt, et je le connaissais. Pourtant, ce n’est qu’en venant moi-même de France que j’en pris pleinement conscience. La ville nou­velle se vidait de ses Français, le mellah de ses Juifs. J’eus le sentiment que c’était peut-être l’ultime occasion de faire une telle tournée et cela m’attrista. J’ai même rêvé que nous jouions dans une salle qui se vidait à la faveur de l’obscurité, que le public disparaissait sans qu’on sache pourquoi ni comment. Il faut dire que moi aussi, je n’avais qu’une hâte : repartir. Je devais poursuivre mes études au conservatoire, et je sentais que ma place était là-bas. Je ne me sentais plus chez moi là où j’avais toujours vécu. Sans doute savais-je déjà que je n’y vivrai plus.

Cette même année, mon ami, Albert Botbol, qui diri­geait le théâtre national marocain depuis quelques années, me proposa de le remplacer à ce poste important. Lui- même avait été nommé à Paris au Théâtre des Nations. Albert avait suivi ma carrière depuis Melpothalie et mes premiers pas au conservatoire, où il venait de temps à autre quand il passait par Meknès. Il insista beaucoup pour que je prenne ce poste. Mais je ne me sentais pas encore prêt. J’étais encore jeune, je devais terminer mes études et j’avais d’autres projets pour l’avenir.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

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Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

A Paris, je voulais aussi offrir mes talents dans des cadres juifs. Au centre communautaire du boulevard Pois­sonnière qui venait d’être créé par Lynclair et des cadres du DEJJ Maroc, on me demanda de créer un groupe théâ­tral d’expression biblique, comme je l’avais fait quelques années plus tôt à Meknès. J’ai d’abord monté une adapta­tion du Cantique des Cantiques. Et un jour de 1961, nou­veau clin d’œil du destin, j’ai vu la troupe de théâtre et de danse Inbal qui se produisait au Théâtre des Nations. Elle donnait L’histoire de Ruth et Le mariage yéménite. La troupe fut ovationnée et reçut un prix. Quant à moi, j’étais bou­leversé. Pour la première fois de ma vie, je voyais mes deux directions identitaires – mes doubles attaches cultu­relles juive et française, si souvent perçues ou présentées comme contradictoires – se rencontrer, se stimuler, s’entrelacer, pour arriver à la perfection artistique d’un spectacle authentiquement juif et israélien, applaudi et reconnu dans un temple de l’art français. C’était pour moi une révélation, plus, une promesse, un engagement. Sans trop réfléchir et mû par mon seul enthousiasme, je me fau­filai après le spectacle, dans la loge de Sarah Levy-Tanaï, la chorégraphe qui avait réussi ce coup de maître, pour la féliciter. Ce fut ma première rencontre avec cette grande dame. A l’heure où j’écris ces lignes, je dirige le théâtre Inbal, fondé et fécondé par Sarah. En fait, je n’ai fait que m’acquitter d’une dette…

En attendant, l’effet de cette représentation fut immé­diat et je décidai de monter une adaptation de L’histoire de Ruth avec mes jeunes du centre communautaire. La pièce fut filmée par le rabbin Josy Eiseinberg pour son émission télévisée. Par ailleurs, Léon Algazi, compositeur de musique sépharade qui dirigeait la chorale de la synagogue de la Victoire m’invitait régulièrement à la même époque, pour des séances de lecture de poèmes dans ce lieu presti­gieux. Pendant toute une année je venais le vendredi soir à l’office et, du haut de la galerie supérieure où était la chorale, je déclamais des poèmes de Judas Halévi, de Salomon Ibn Gabirol ou d’Edmond Fleg.

Une autre expérience de l’époque fut ma première rencontre, en 1962, avec l’écrivain Albert Memmi. Il venait de sortir son deuxième livre et m’avait invité à agré­menter les conférences qu’il donnait à cette occasion, par la lecture de quelques pages d’Agar. Ces soirées eurent beaucoup de succès. Je ne me rappelle pas du tout com­ment nous nous sommes rencontrés, ni qui lui avait parlé de moi. Le fait est que, quelque vingt ans plus tard, je réa­liserai à la télévision israélienne une adaptation de son pre­mier roman, La Statue de Sel, que je considère comme étant aussi mon histoire, comme je le dis alors à son auteur. Le livre avait été traduit en hébreu et un passage – « Les vieux habits » – était au programme scolaire. C’était la scène où la mère de Mordekhaï  Benillouche donne ses vieux habits à un enfant, plus pauvre que lui. Je n’aimais pas ce choix, qui selon moi, contribuait à ancrer le cliché sur les Juifs d’Afrique du Nord. Travaillant alors à la télé­vision éducative, je luttais pour réaliser une adaptation du livre dans son ensemble. Outre mes ambitions de relever l’image de marque des immigrants séfarades, mon inter­prétation fut évidemment très personnelle. J’ai voulu raconter le “miracle” de l’enfant pauvre, sauvé par l’édu­cation, cette histoire qui, je l’ai dit, était aussi la mienne. Memmi, dont l’orientation et les choix étaient totalement différents des miens, a apprécié et m’a même ardemment défendu devant un public plutôt froid, lors d’une projec­tion au Centre Rashi.

Mes études terminées, je commençais l’ingrate course des auditions, des continuelles remises en questions et des aléas de ce métier de comédien, jamais sûr de ses lendemains. J’adorais jouer, mais cette angoisse matérielle m’effrayait. J’avais suffisamment connu ces vicissitudes dans mon enfance, dans ma famille. Je n’y avais pas échappé pour y retourner. Par chance, je me sentais plus metteur en scène que comédien. J’aimais l’acte de création à partir d’un texte, le travail avec les comédiens et la scé­nographie. Diriger a toujours été dans mes veines.

Comme il me restait encore deux années de bourse, j’ai demandé au ministère de la Culture de me permettre de faire un stage à l’ORTF. J’ai été placé à la télé, d’abord comme stagiaire et puis comme assistant de Jean-Paul Carrère. Cet artiste de grand talent était un gentleman, très pédant dans ses préparatifs de dramatiques. Il prenait autant de soin à élaborer et à fignoler ses scénarios que dans la direction de ses acteurs. C’était un virtuose de la technique du direct. Il passait avec aisance d’un plateau à l'autre, chacun comportant plusieurs décors. Il évoluait dans le calme, imposant à tous ses collaborateurs, par sa présence même, une sérénité bénéfique à la création. J’ai travaillé avec ce maître pendant deux ans, non seulement à des dramatiques en direct comme Le Commandant X, mais aussi à des ballets filmés en extérieur, qu’il tournait en seize millimètres. Je l’ai suivi dans des tournages en décor naturel en dehors de Paris et j’ai même été ainsi jusqu’à Bastia, en Corse. De Jean-Paul, j’ai appris la minutie, l’importance du détail et de la coordination, l’art de découper un scénario, l’habileté d’organiser des scènes dramatiques et surtout le travail avec les comédiens. Il était d’un contact simple et direct et il m’avait pris en ami­tié. Nous déjeunions souvent ensemble, en tête à tête ou avec d’autres. Nous parlions alors métier, mais aussi de mon avenir, alors incertain. Le premier assistant de Car­rère, Michel Pamart dont j’étais moi-même l’auxiliaire, m’amenait avec lui dans les réunions techniques sur l’éla­boration des décors et des costumes et nous suivions ensuite minutieusement les développements de leur réali­sation. Étant aussi responsable de la figuration et des petits rôles, il m’employa aussi très souvent pour ces fonc­tions, me donnant ainsi la satisfaction de donner la réplique à de grands comédiens tout en me permettant de me constituer un petit pécule.

Parallèlement à mon initiation chez Carrère, j’ai aussi appris chez le plus génial des réalisateurs de variétés de la télévision française de cette époque, Jean-Christophe Averty. Mes deux maîtres étaient on ne peut plus diffé­rents de caractère. Autant Carrère était calme, autant Averty avait le goût de la provocation. Son opiniâtreté à déconstruire les formats télévisuels et son imagination débordante furent pour moi un enseignement exception­nel. C’était un innovateur, qui créait l’illusion par l’incrustation de personnages filmés sur fond bleu avec un décor dessiné. J’ai assisté chez lui, passivement et humblement, à de multiples créations, comme Les Raisins verts et à d’innombrables shows où, dans son style inimitable, il se servait des paroles des plus grands chanteurs comme Yves Montand, Juliette Gréco ou Léo Ferré, pour créer des effets à leur mesure. Averty arrivait le matin avec un gros cahier où son scénario était découpé en images qui res­semblaient à des dessins surréalistes. Travaillait avec lui un technicien extraordinaire à qui il demandait de trouver des modèles d’incrustation pour ses dessins. Ils essayaient ensemble différentes possibilités, Averty repoussant toutes les propositions jusqu’à ce qu’ils arrivent à un résultat satisfaisant. Il descendait ensuite sur le plateau où évo­luaient des dizaines de photographes, de techniciens de son, d’assistants et autres travailleurs de plateau. Là, il proférait des ordres tous azimuts, passait de l’un à l’autre, gesticulait, hurlait, se fâchait, traitait son monde de tous les noms. L’un après l’autre, les cadreurs quittaient les lieux. Si bien qu’il se retrouvait souvent tout seul sur le plateau, avec toutes les caméras, pour terminer lui-même le travail s’il ne se rabibochait pas avec ceux qu’il avait rabroués. Son excitation faisait partie de sa création. C’était presque théâtral chez lui et au fond, les gens le savaient et il était non seulement admiré et respecté, mais aussi très aimé.

Deux ans plus tard, en 1966, je m’installai en Israël. Fort de cet enseignement précieux et innovateur, je n’eus aucun mal à me faire engager à la télé israélienne, alors au stade expérimental quasi embryonnaire. La liste des réali­sations auxquelles j’avais collaboré, établie à Paris par Jean-Paul Carrère pour servir à bon escient, me fit d’emblée apparaître comme un homme providentiel. J’avais l’expérience qui faisait défaut dans le pays et j’avais appris à bonne école. En devenant ainsi l’un des fondateurs de la télévision israélienne, je devenais aussi « le Français », ce qui était en ces années-là un titre de gloire et un label de culture et de charme. Avec mon hébreu déficient, mon accent français et mon allure parisienne (j’étais le seul à venir au boulot en costume-cravate) et mon insatiable besoin d’amour, j’ai joué sur tout cela pour mieux m’intégrer dans mon nouveau milieu. J’avais inventé un mot passe-partout : « binz », qui résonnait fran­çais tout en s’accordant à la sonorité hébraïque et qui devait pallier toutes mes lacunes de vocabulaire. Il fallait faire « binz »; là, ça manquait de « binz », là, il y en avait trop ; et « binz » par ici et « binz » par là. Finalement, on me colla ce surnom et j’étais devenu un Monsieur Binz, dont le cachet français éclipsait – du moins, dans les premiers temps – l’identité marocaine. De même que je renoncerai peu à peu au chic vestimentaire peu approprié au climat de Tel Aviv, je n’ai pas tardé à réaffirmer mes origines par les nombreux films que j’ai eu toute liberté de réaliser à la télévision éducative.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe  

Le Juif Arabe

J' AVAIS DIX-SEPT ANS et nous habitions encore dans l’ancien mellah. Je venais de quitter mon emploi de tailleur chez Elie Messas. J’étais pourtant doué pour le métier, m’avait dit ce dernier avec regret. Mais si j’ai abandonné cette carrière sûre, je n’ai pas pour autant rejeté ce que j’avais appris et ma vie durant, j’ai usé de mes compétences en la matière. J’ai ainsi cousu la robe de mariée de ma défunte femme, Vicki, et aujourd’hui encore, il m’arrive de faire des retouches pour moi ou mes proches. J’ai donc changé de métier et de vie en entrant à Minerva, entreprise de peinture et de construction. Hadj Brahim, le propriétaire, m’avait engagé pour tenir son office. Il s’agissait d’un magasin de deux pièces. La pre­mière était un bureau avec table, téléphone, machine à écrire et aussi une armoire pour les dossiers. La seconde servait à entreposer le matériel de peinture et les colorants. Il y avait aussi une immense cave où étaient rangées les grandes boîtes de peinture et les échelles. J’avais été engagé pour recevoir les coups de téléphone, fixer les ren­dez-vous avec les architectes et marquer les heures de tra­vail des ouvriers. A mon arrivée, ceux-ci n’étaient pas très nombreux, une vingtaine tout au plus. Ils seront une centaine quand je quitterai l’entreprise pour aller à Paris, six ans plus tard. Je devenais donc un peu téléphoniste et un peu scribouillard. C’était bizarre de passer de l’aiguille au stylo. Je n’avais aucune préparation pour ce métier, en dehors des quelques mois où j’avais travaillé aux halles de la médina de Meknès, après mon certificat d’études, vers quatorze ans. Je consignais alors les mouvements des mar­chandises et enregistrais les ventes de caisses de légumes et de fruits. Je devais me lever aux aurores pour arriver au travail à cinq heures du matin. Les halles n’étaient pas loin de l’ancien mellah et j’y arrivais tous les matins en cou­rant. Ma pauvre maman se levait avant moi pour me pré­parer à manger et j’avalais tantôt ce migaz, sorte de brouet que le paprika généreusement versé rendait rouge, dans lequel on trempait du pain sec car on ne pouvait se per­mettre de jeter la moindre miche tantôt du smid, bouillie de semoule toujours très chaude, à l’huile et au safran. Ce smid se vendait d’ailleurs à chaque coin de rue du mellah et de la médina. Certains matins, je m’arrêtais dans ma course pour acheter quelques sfenz, ces beignets arabes troués, frits dans d’immenses poêles, que le marchand enfilait avec du raphia et dont je n’ai nulle part retrouvé le goût.

Les premiers mois chez Hadj Brahim, je n’avais pas grand-chose à faire. Je me rappelle avoir passé des heures entières devant des pages blanches que je remplissais fébrilement, puis jetais avec dépit avant d’essayer ma main sur d’autres feuillets vierges, tentant en vain de trouver une signature. Quand le panier à papier regorgeait de papiers froissés, je le vidais, prenais un autre bloc et conti­nuais mes gribouillis pour trouver la griffe idéale qui serait digne d’être mienne. Ces exercices fébriles de pleins et de déliés furent finalement un investissement à long terme, puisque j’ai conservé la même signature jusqu’à ce jour.

En l’apposant, il m’arrive encore aujourd’hui de me remé­morer ce bureau où je fis mes débuts dans la gestion. Outre mes exercices calligraphiques, la marche des affaires me permit aussi de préparer mon baccalauréat par corres­pondance et de potasser des cours de métreur et de comptable.

Hadj Brahim était noir de peau, grand et bien bara­qué; il devait mesurer près de deux mètres. Il était très aimable avec tout le monde et c’était un bon vivant. Il savait raconter des blagues dont il riait lui-même le pre­mier, à gorge déployée. Plus que tout, il aimait les réunions mondaines et il se targuait toujours de ses ren­contres avec des ministres, des chefs de cabinets ou autres personnalités. Comme il est de coutume au Maroc, il distribuait beaucoup de cadeaux avec une largesse qu’il ne manifestait pas toujours envers ses subordonnés. Il avait deux femmes et plusieurs enfants que j’apprendrais à connaître petit à petit. L’un d’eux, jeune blond de mon âge, venait parfois m’aider au bureau. Un autre fils, aussi basané que son père, était aviateur.

Hadj Brahim était à la tête de Minerva, petite société qui devait prospérer à mesure que je m’y investissais. J’apprenais la gestion et la comptabilité et à l’occasion, je m’essayais au métier de peintre. Je mettais aussi de temps en temps la main à la pâte sur le terrain et visitais les chantiers sur lesquels nous travaillions. Nous peignions nombre d’écoles et d’administrations J’ai dormi bien des lois à la belle étoile avec les ouvriers, surtout dans le Sud, dans ces régions où le climat s’y prêtait. Nous prenions nos repas tous ensemble autour d’une grande marmite et l'ai alors habitué mon palais aux saveurs des plats arabes. ( le travail m’a permis de connaître le Maroc, de Tanger au nord à Rissani au sud, en passant par Fez, Rabat, Casa­blanca et Marrakech. Je circulais partout avec une camionnette, dans laquelle étaient toujours entreposés quantité de pots de peinture et d’échelles. Les travailleurs me considéraient comme un des leurs et il n’y avait aucune distance entre nous. J’étais toujours le bienvenu. De temps en temps, j’apportais des cadeaux et souvent, de la viande ou des légumes pour les repas. Pour les ouvriers, je représentais tout de même le patron. J’avais en effet pouvoir de décision sur nombre de choses. Mais je pense qu’ils m’aimaient bien et qu’ils avaient confiance en moi. Non seulement j’étais des leurs, mais je luttais aussi pour leurs intérêts. Ils le savaient et l’appréciaient, surtout les chefs d’équipes et les contremaîtres comme Mehdi et Saïd.

Hadj Brahim était membre du Conseil municipal de Meknès et de ce fait, il avait ses entrées dans les adminis­trations et les bureaux ministériels. Il m’emmenait partout et me présentait comme le gérant de son entreprise. J’ai ainsi rencontré toutes sortes de personnalités. Hadj Bra­him était un homme nerveux, mais fort heureusement, il savait aussi se montrer aimable. Il était cependant toujours difficile de lui soutirer une augmentation de quelques sous. Le vendredi, qui était jour férié et jour du paiement des salaires hebdomadaires, tous les employés de l’entre­prise, vêtus de leurs plus beaux atours, venaient spéciale­ment au bureau pour recevoir leur paie. S’ensuivaient tou­jours d’interminables disputes à propos des heures supplémentaires et des travaux non finis. Étant respon­sable des comptes, j’étais réellement déchiré entre les sala­riés et le patron. Je luttais toujours pour que ceux-ci tou­chent un peu plus d’argent, les sommes qu’ils recevaient n’étant jamais très grandes. A cette époque, il n’y avait pas de SMIG et nombre d’entre eux avaient des réclamations. Le patron, lui, me rétorquait toujours : « Hiyim, tu es pour la direction ou pour le personnel? » L’intonation arabe de mon nom dans sa bouche me faisait toujours sourire. Je n’oublierai jamais ces vendredis, les files d’attente ner­veuse de ces artisans mécontents, frustrés d’avoir trimé toute la semaine pour si peu de francs. Combien de fois ces jours-là, Hadj Brahim n’a-t-il pas renvoyé le contre­maître Mehdi, pour le rappeler le dimanche. Très souvent, il allait même jusque chez lui pour se réconcilier. En fait, ces luttes hebdomadaires étaient comme un rituel familial et elles finissaient toujours par des accolades.

Le fait que j’étais juif n’avait aucune incidence négative, ni pour Hadj Brahim, ni pour les ouvriers. Au contraire, mon appartenance au judaïsme m’auréolait à leurs yeux et m’assurait de leur considération, puisque les Juifs, c’est bien connu, excellent dans les affaires, sont intelligents et travaillent dur pour réussir. C’est sans aucin doute ce que j’ai fait durant mes six années chez Hadj Brahim, avec droiture et dévouement. Je pouvais tri­mer de six heures du matin jusqu’à sept ou huit heures du soir sans jamais demander à être rémunéré pour ces heures supplémentaires. Combien je gagnais? Je ne me le rappelle pas. Ce que je sais, c’est que ce poste de directeur comptable m’a permis de faire passer ma famille de l’ancien au nouveau mellah et d’y louer une très grande maison, cette belle et grande demeure des Benabou dont le fils Marcel était mon ami. Bien des années plus tard, quand lui sera professeur à la Sorbonne et moi directeur du théâtre Inbal à Tel Aviv, je lui organiserai une soirée littéraire, lors de la sortie de son livre Jacob, Menahem et Mimoun, une épopée familiale. La maison des Benabou comprenait sept ou huit pièces et possédait un beau jardin intérieur. C’était un modèle de l’habitat arabo-musulman traditionnel, au patio arboré et doté d’une fontaine. Nous habitions donc une des plus belles maisons du nouveau mellah de Meknès. Le changement de notre statut familial était considérable. Quant à moi, outre le prestige, j’y avais gagné une chambre pour moi tout seul.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

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Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

Hadj Brahim, quant à lui, possédait une très grande demeure à El Haboul. C’était un merveilleux riad, véri­table joyau caché derrière ses murs, sorte de duplex à la marocaine, entièrement fermé sur l’extérieur et disposé autour d’un patio. Je me rappelle avoir passé là-bas de longs moments, autour de repas copieux préparés par ses femmes. Des personnalités locales étaient souvent invi­tées. Faisant partie de la famille, j’étais aussi parfois son hôte, pendant les vacances, dans sa maison de villégiature à Ifrane.

Mon patron, comme tous les Arabes, n’arrivait pas à prononcer correctement mon nom. Il m’appelait Hiyim, ce qui me semblait une consonance affectueuse. Mon nom de famille, par contre – Skerane, qui dans sa bouche deve­nait Skran – était pour lui sujet à plaisanterie, puisque le terme, en arabe, désigne un soûlard. Il m’est plus d’une fois arrivé d’avoir avec lui des discussions théologiques ou politiques, sur le judaïsme, l’islam ou l’État d’Israël qui venait d’être créé. A l’époque, la pensée qu’un jour j’y vivrais ne m’effleurait même pas. Hadj Brahim devait son nom au pèlerinage qu’il avait fait à La Mecque. Mais bien que portant ce titre prestigieux de Hadj, il n’était pas des plus dévots. Comme moi, il vivait ses contradictions avec sérénité. S’il ne priait pas régulièrement cinq fois par jour, comme le voulait sa religion, il fréquentait cependant la mosquée de temps à autre et certes, il s’abstenait de man­ger du porc ou de boire du vin. Ses femmes ne sortaient que voilées, mais ses filles s’habillaient à l’occidentale et ses enfants – filles et garçons – fréquentaient le lycée français. Tout cela ne posait alors aucun problème exis­tentiel dans la société marocaine en général et convenait très bien à cet homme, traditionnel et libéral. Son respect fondamental de la religion s’étendait aussi à celle des autres, la mienne en l’occurrence. Il avait de la déférence pour ma famille, d’autant qu’il connaissait l’illustre lignée

rabbinique des Mrejen. Il s’y intéressait d’ailleurs sincèrement et me demandait souvent des précisions généalogiques, s’enquérant particulièrement de mon cousin, Yossef Mrejen, président de la communauté de Meknès, qu’il rencontrait à l’occasion, à la mairie. Sans doute pensait-il que je manifestais la même respectueuse libéralité un peu impie, moi qui me levais à l’aube pour prier à la synagogue avant d’aller travailler, mais partageais leurs repas et travaillais le jour du chabbat. Hadj Brahim venait aussi assez souvent chez nous, déjeuner dans notre nouvelle maison. Maman avait beaucoup de respect pour lui et les deux tenaient souvent de longues conversations en arabe sur nos ascendants. Il appréciait aussi la cuisine de ma mère, particulièrement la dafina du chabbat ou les galettes de Pessah. Et à la soirée festive de la mimouna qui marque chez les Juifs marocains la fin de la Pâque, il était le pre­mier à nous apporter de la farine ou du pain, tout juste sorti du four. Une fois, il nous a même fait la surprise de venir avec un groupe de musiciens pour festoyer avec nous. Ce fut une merveilleuse soirée, qui m’a inspiré plus tard pour une scène de mimouna que j’ai filmée à Marra­kech.

Mon poste à Minerva m’avait donc élevé dans l'échelle sociale. Je suivais aussi des cours de comptabilité pour assurer une meilleure gestion de l’entreprise. J’étu­diais tout particulièrement les dossiers d’adjudications ainsi que le métier de métreur, étant chargé de calculer les surfaces à peindre. J’étais devenu spécialiste des appels d’offres et j’obtenais par ce biais pas mal de travail pour l’entreprise, ce qui me conduisait très souvent à rencontrer bon nombre d’architectes, tous européens à l’époque, au lendemain de l’indépendance du Maroc. Je gagnais bien ma vie, j’avais une voiture de fonction et de plus, Hadj Brahim me considérait comme un fils. J’étais estimé et somme toute, assez heureux, d’autant que je vivais par ailleurs une période très féconde du point de vue culturel.

Hadj Brahim suivait aussi ma carrière théâtrale et naturellement, il était à la représentation d,Antigone à Volubilis, le soir fatidique qui devait mettre un terme à notre collaboration et me propulser à Paris, vers une car­rière de comédien. Après le spectacle, je l’avais présenté à toutes les personnalités venues nous féliciter et il participa, avec plusieurs centaines d’autres personnes, à l’immense méchoui qu’avaient organisé les autorités locales.

Je devais quitter le Maroc en juillet 1960 pour partir – dans un premier temps – avec les meilleurs élèves des écoles françaises, sélectionnés pour un voyage en métro­pole organisé par l’Ambassade de France à Rabat. J’étais le seul Juif du groupe. Ce tour nous a même conduits à Avignon, où le TNP donnait justement Antigone de Sophocle. Après la représentation, nous avons pu parler avec Jean Vilar. Sous le regard réprobateur de notre moni­teur, j’ai « osé » – dans ma candeur – critiquer devant ce géant du théâtre sa conception du chœur et lui parler de la mise en scène que j’avais faite, quelques mois plus tôt, oubliant qu’il était le Maître du lieu et de l’art.

Mes dernières semaines chez Hadj Brahim furent très éprouvantes. D’une part, j’étais dans l’euphorie du départ et de l’autre, la séparation, après six ans de vie commune, n’était pas simple. J’étais aussi inquiet pour ma famille, dont j’étais le soutien essentiel. Mais Hadj Brahim avait apaisé ma mère, en lui donnant une grosse somme d’argent, la priant de ne pas se gêner de l’appeler en cas de besoin. Il m’accompagna à l’aéroport de Casablanca. Dans notre étreinte avant le départ, il me glissa une enve­loppe que je n’ai vue que dans l’avion.

Quarante ans plus tard, en 2000, je retrouverai Mehdi, jadis responsable de toutes les équipes de travail disséminées dans le pays, poste-clé de l’entreprise. Il avait alors plus de 80 ans et habitait une superbe maison, en ville nouvelle. Dans les années cinquante, quand nous partions ensemble visiter les chantiers, tous les employés vivaient dans la médina, dans de minables masures. J’étais revenu au Maroc avec mon ami Yossef Shetrit, pour faire un film sur les Juifs de l’Atlas. Au bout de quinze jours de tournage, je suis arrivé à Meknès pour y passer une semaine. J’avais cette fois la ferme intention de rencontrer mes anciens contremaîtres, Saïd et Mehdi, ainsi que les enfants de Hadj Brahim. Comme je savais, par mes amis juifs de Meknès, que Saïd travaillait à la grande poste de la ville nouvelle, je suis allé l’attendre à la sortie des bureaux. Il était tout ému et nous nous sommes enlacés très long­temps, comme des frères qui se retrouvent. Saïd avait un poste de chef de service. Il avait abandonné la peinture pour l’administration des postes. Nous avons évoqué le passé. Saïd sourit de toutes ses rides, quand je lui rappelai qu’il était beau garçon et se plaisait à arpenter la ville, tou­jours accompagné de jolies femmes, souvent voilées. Il me dit qu’il n’avait pas continué longtemps à travailler avec Hadj Brahim, après mon départ. Ce n’était plus pareil, me confia-t-il. Personne ne luttait plus pour les ouvriers et la société avait vite décliné. Il a ajouté que Hadj Brahim ne s’était jamais remis de mon départ et que les vendredis étaient devenus cauchemardesques. L’ancien contre­maître semblait heureux dans ses nouvelles fonctions. Il m’a présenté à quelques-uns de ses amis de la poste et curieusement, nous avons beaucoup parlé d’Israël et de la possibilité d’une paix entre nos deux peuples. « Après tout, nous sommes frères, me dirent-ils. C’est comme toi, tu étais et tu restes notre frère. Tu as tout de même grandi dans la culture arabe, avec des Arabes, tu es tout simple­ment un Juif arabe. » Juif arabe? Pourquoi pas ? Plus tard, en Israël, je revendiquerai ce titre.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

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Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

 

Le Rocher d’origine, c’est l’histoire, racontée à la première personne, d’un garçon pauvre issu de l’ancien mellah de Meknès.

« Ce sont les rêves qui m’ont porté, qui m’ont poussé, qui m’ont orienté. »

Hadj Brahim, quant à lui, possédait une très grande demeure à El Haboul. C’était un merveilleux riad, véri­table joyau caché derrière ses murs, sorte de duplex à la marocaine, entièrement fermé sur l’extérieur et disposé autour d’un patio. Je me rappelle avoir passé là-bas de longs moments, autour de repas copieux préparés par ses femmes. Des personnalités locales étaient souvent invi­tées. Faisant partie de la famille, j’étais aussi parfois son hôte, pendant les vacances, dans sa maison de villégiature à Ifrane.

Mon patron, comme tous les Arabes, n’arrivait pas à prononcer correctement mon nom. Il m’appelait Hiyim, ce qui me semblait une consonance affectueuse. Mon nom de famille, par contre – Skerane, qui dans sa bouche deve­nait Skran – était pour lui sujet à plaisanterie, puisque le terme, en arabe, désigne un soûlard. Il m’est plus d’une fois arrivé d’avoir avec lui des discussions théologiques ou politiques, sur le judaïsme, l’islam ou l’État d’Israël qui venait d’être créé. A l’époque, la pensée qu’un jour j’y vivrais ne m’effleurait même pas. Hadj Brahim devait son nom au pèlerinage qu’il avait fait à La Mecque. Mais bien que portant ce titre prestigieux de Hadj, il n’était pas des plus dévots. Comme moi, il vivait ses contradictions avec sérénité. S’il ne priait pas régulièrement cinq fois par jour, comme le voulait sa religion, il fréquentait cependant la mosquée de temps à autre et certes, il s’abstenait de man­ger du porc ou de boire du vin. Ses femmes ne sortaient que voilées, mais ses filles s’habillaient à l’occidentale et ses enfants – filles et garçons – fréquentaient le lycée français. Tout cela ne posait alors aucun problème exis­tentiel dans la société marocaine en général et convenait très bien à cet homme, traditionnel et libéral. Son respect fondamental de la religion s’étendait aussi à celle des autres, la mienne en l’occurrence. Il avait de la déférence pour ma famille, d’autant qu’il connaissait l’illustre lignée rabbinique des Mrejen. Il s’y intéressait d’ailleurs sincère­ment et me demandait souvent des précisions généalo­giques, s’enquérant particulièrement de mon cousin, Yossef Mrejen, président de la communauté de Meknès, qu’il rencontrait à l’occasion, à la mairie. Sans doute pensait-il que je manifestais la même respectueuse libéralité un peu impie, moi qui me levais à l’aube pour prier à la synagogue avant d’aller travailler, mais partageais leurs repas et tra­vaillais le jour du chabbat. Hadj Brahim venait aussi assez souvent chez nous, déjeuner dans notre nouvelle maison. Maman avait beaucoup de respect pour lui et les deux tenaient souvent de longues conversations en arabe sur nos ascendants. Il appréciait aussi la cuisine de ma mère, narticulièrement la dafina du chabbat ou les galettes de Pessah. Et à la soirée festive de la mimouna qui marque chez les Juifs marocains la fin de la Pâque, il était le premier à nous apporter de la farine ou du pain, tout juste sorti du four. Une fois, il nous a même fait la surprise de venir avec un groupe de musiciens pour festoyer avec nous. Ce fut une merveilleuse soirée, qui m’a inspiré plus tard pour une scène de mimouna que j’ai filmée à Marra­kech.

Mon poste à Minerva m’avait donc élevé dans l'echelle sociale. Je suivais aussi des cours de comptabilité nour assurer une meilleure gestion de l’entreprise. J’étu­diais tout particulièrement les dossiers d’adjudications ainsi que le métier de métreur, étant chargé de calculer les surfaces à peindre. J’étais devenu spécialiste des appels d’offres et j’obtenais par ce biais pas mal de travail pour l'entreprise, ce qui me conduisait très souvent à rencontrer bon nombre d’architectes, tous européens à l’époque, au lendemain de l’indépendance du Maroc. Je gagnais bien ma vie, j’avais une voiture de fonction et de plus, Hadj Brahim me considérait comme un fils. J’étais estimé et somme toute, assez heureux, d’autant que je vivais par ailleurs une période très féconde du point de vue culturel.

Hadj Brahim suivait aussi ma carrière théâtrale et naturellement, il était à la représentation d’Antigone à Volubilis, le soir fatidique qui devait mettre un terme à notre collaboration et me propulser à Paris, vers une car­rière de comédien. Après le spectacle, je l’avais présenté à toutes les personnalités venues nous féliciter et il participa, avec plusieurs centaines d’autres personnes, à l’immense méchoui qu’avaient organisé les autorités locales.

Je devais quitter le Maroc en juillet 1960 pour partir – dans un premier temps – avec les meilleurs élèves des écoles françaises, sélectionnés pour un voyage en métro­pole organisé par l’Ambassade de France à Rabat. J’étais le seul Juif du groupe. Ce tour nous a même conduits à Avignon, où le TNP donnait justement Antigone de Sophocle. Après la représentation, nous avons pu parler avec Jean Vilar. Sous le regard réprobateur de notre moni­teur, j’ai « osé » – dans ma candeur – critiquer devant ce géant du théâtre sa conception du chœur et lui parler de la mise en scène que j’avais faite, quelques mois plus tôt, oubliant qu’il était le Maître du lieu et de l’art.

Mes dernières semaines chez Hadj Brahim furent très éprouvantes. D’une part, j’étais dans l’euphorie du départ et de l’autre, la séparation, après six ans de vie commune, n’était pas simple. J’étais aussi inquiet pour ma famille, dont j’étais le soutien essentiel. Mais Hadj Brahim avait apaisé ma mère, en lui donnant une grosse somme d’argent, la priant de ne pas se gêner de l’appeler en cas de besoin. Il m’accompagna à l’aéroport de Casablanca. Dans notre étreinte avant le départ, il me glissa une enve­loppe que je n’ai vue que dans l’avion.

Quarante ans plus tard, en 2000, je retrouverai Mehdi, jadis responsable de toutes les équipes de travail disséminées dans le pays, poste-clé de l’entreprise. Il avait alors plus de 80 ans et habitait une superbe maison, en ville nouvelle. Dans les années cinquante, quand nous partions ensemble visiter les chantiers, tous les employés vivaient dans la médina, dans de minables masures. J’étais revenu au Maroc avec mon ami Yossef Shetrit, pour faire un film sur les Juifs de l’Atlas. Au bout de quinze jours de tournage, je suis arrivé à Meknès pour y passer une semaine. J’avais cette fois la ferme intention de rencontrer mes anciens contremaîtres, Saïd et Mehdi, ainsi que les enfants de Hadj Brahim. Comme je savais, par mes amis juifs de Meknès, que Saïd travaillait à la grande poste de la ville nouvelle, je suis allé l’attendre à la sortie des bureaux. Il était tout ému et nous nous sommes enlacés très long­temps, comme des frères qui se retrouvent. Saïd avait un poste de chef de service. Il avait abandonné la peinture pour l’administration des postes. Nous avons évoqué le passé. Saïd sourit de toutes ses rides, quand je lui rappelai qu’il était beau garçon et se plaisait à arpenter la ville, tou­jours accompagné de jolies femmes, souvent voilées. Il me dit qu’il n’avait pas continué longtemps à travailler avec Hadj Brahim, après mon départ. Ce n’était plus pareil, me confia-t-il. Personne ne luttait plus pour les ouvriers et la société avait vite décliné. Il a ajouté que Hadj Brahim ne s’était jamais remis de mon départ et que les vendredis étaient devenus cauchemardesques. L’ancien contre­maître semblait heureux dans ses nouvelles fonctions. Il m’a présenté à quelques-uns de ses amis de la poste et curieusement, nous avons beaucoup parlé d’Israël et de la possibilité d’une paix entre nos deux peuples. « Après tout, nous sommes frères, me dirent-ils. C’est comme toi, tu étais et tu restes notre frère. Tu as tout de même grandi dans la culture arabe, avec des Arabes, tu es tout simple­ment un Juif arabe. » Juif arabe? Pourquoi pas ? Plus tard, en Israël, je revendiquerai ce titre.

Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

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Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

Le lendemain, je rencontrai Mehdi, l’ancien chef des travaux de la société. Mehdi était aussi un des meilleurs peintres du Maroc. Il était très connu dans la branche et surtout, très apprécié par les architectes qui venaient véri­fier les travaux sur les chantiers. Ceux-ci n’avaient jamais rien à redire sur ses finitions. C’était aussi un spécialiste de la fabrication des peintures. Il faut préciser qu’à cette époque, les couleurs se préparaient à l’entreprise et Mehdi était un véritable artiste en la matière. J’ai retrouvé l’ancien contremaître dans un café de la ville, près du cinéma Camera que j’avais tant fréquenté, enfant. Il m’invita à déjeuner chez lui, dans sa villa, en ville nou­velle. J’acceptai avec joie. Il avait réuni toute sa famille pour la circonstance. Une de ses filles, professeur d’his­toire à l’université de Casablanca était venue spécialement pour me rencontrer. Il y avait aussi deux autres filles, magnifiques, cultivées, restées célibataires. Ce sont elles qui maintenant, dirigeaient haut la main l’entreprise de peinture que leur père leur avait léguée. Mehdi avait en effet quitté Hadj Brahim pour créer sa propre affaire, pro­bablement peu après mon départ. Il était maintenant à la retraite. Nous avons discuté boulot, le genre de travaux qu’elles dirigeaient, leurs rapports avec les ouvriers et nous avons parlé de la difficulté de monter sur des échelles. Nous étions assis autour d’un magnifique cous­cous, garni de viande d’agneau et de maints légumes. J’appris alors la tragique histoire de la famille de Mehdi. Jusqu’à ce jour, je ne savais pas que le pilote chargé de bombarder le palais du roi Hassan II, lors de l’attentat fomenté par le général Oufkir, était le fils de Mehdi. Sa photo ornait tous les murs de la maison. C’était un très beau garçon et un des premiers pilotes de l’armée royale. Il avait été exécuté sans autre forme de procès après l’échec de l’attentat. Ce qui est surprenant, c’est qu’aucun membre de sa famille n’avait été inquiété, fait plutôt rare dans les annales du Maroc.

Au cours de ce repas, Mehdi m’a chaleureusement remercié. Il a dit que c’était grâce à moi qu’il avait pu nourrir et faire grandir ses enfants et qu’il m’en était très reconnaissant. Autant que les délica­tesses consommées, j’ai profondément apprécié l’amitié dont chacun d’entre eux me gratifiait. C’était plus que touchant. Nous avons aussi évoqué l’époque de notre tra­vail en commun, les randonnées que nous faisions ensemble pour visiter les chantiers à travers le pays, les repas que nous prenions avec les ouvriers et naturelle­ment, les accrochages hebdomadaires au moment de la paye. Mehdi était conscient que Hadj Brahim l’aimait beaucoup mais se gardait de le montrer, car il tenait à être le maître à bord et craignait que des marques d’amitié, surtout devant les architectes, ne nuisent à son autorité. Ceux-ci aimaient beaucoup le contremaître et ne voulaient avoir affaire qu’à lui. Nous avons également parlé de cet accident qui avait failli me coûter la vie. C’était dans les premiers mois de mon travail et nous venions d’engager un nouveau chauffeur de poids lourds, lequel ne devait sans doute pas être un as de la route. Nous roulions vers Fès où j’avais obtenu, quelque temps auparavant, par adjudication spéciale, une commande pour peindre une très grande école. Nous devions commencer les travaux ce jour-là et nous étions partis vers six heures du matin. Le camion était lourdement chargé avec les pots de peinture, les échelles et une dizaine d’ouvriers accroupis sur les pots. J’étais assis dans la cabine, le conducteur à ma gauche et un jeune contremaître à ma droite. Ce dernier est mort sur le coup quand notre chauffeur entreprit de doubler un car de transport en commun. Le choc fut ter­rible et le camion culbuta plusieurs fois avant de s’écraser dans les champs. Dès le départ, nous avions senti que ce routier ne maîtrisait pas son véhicule, peut-être à cause de la surcharge. Le camion chavirait et l’accident se produisit à environ une dizaine de kilomètres de la ville, vers Meknès Plaisance. Je ne sais s’il n’y eut d’autres voitures acci­dentées ni ce qu’il advint des travailleurs à l’arrière ou des voyageurs du car. J’étais grièvement blessé. Je m’étais fêlé le crâne et j’ai perdu connaissance pendant plusieurs heures. Je me suis réveillé à l’hôpital où je dus rester immobilisé quelques semaines. Mon seul souvenir après le choc est l’instant où je me suis retrouvé dans les bras d’une Française qui essayait de me calmer en me disant qu’elle me conduisait à l’hôpital Cornette. Ma mère, que Dieu ait son âme, a ensuite célébré chaque année le jour anniversaire de l’accident. Elle était persuadée que j’avais été sauvé parce que je portais le nom de son vénérable père. Guéri, j’ai encore eu le vertige pendant des mois. J’avais peur de conduire. Longtemps après l’accident, Hadj Brahim m’accompagnait quand je devais visiter des chantiers et je m’agrippais à lui à chaque virage. J’ai repris peu à peu le travail et même, je m’affirmais dans la direc­tion de l’entreprise, apprenant toutes les ficelles des métiers de directeur, de comptable et de métreur. En fait, la gestion de l’entreprise reposait sur mes épaules. Hadj Brahim m’accordait une confiance illimitée et constante, si ce n’est ces fameux vendredis où nos vues divergeaient.

Je suis d’autant plus triste de ne l’avoir pas rencontré lors de mon premier voyage d’Israël au Maroc en 1978 – dès qu’une telle chose fut possible – quand j’ai tourné mon film autobiographique. J’étais alors avec l’équipe de tournage de la télévision marocaine, spécialement attachée à la cour d’Hassan II. Nous avions travaillé toute la jour­née et le lendemain, en route vers Fès, j’ai vu l’enseigne d’un magasin où s’affichait le nom de Hadj Brahim. Je me suis arrêté pour voir qui tenait cette boutique et il s’avéra que c’était la fille de mon ancien patron. Elle m’a tout de suite reconnu. Je lui ai dit que je ne pouvais pas rester davantage à Meknès pour rencontrer son père, lui transmettais mon affection et espérais le revoir bientôt. Mon insouciance ne fut pas réparable, puisque Hadj Brahim devait mourir quelques années plus tard sans que je ne le revoie.

Je dois avouer qu’à cette période, j’étais entièrement absorbé par ce film, censé, dans mon esprit, donner une meilleure image des Juifs du Maroc et balayer le stéréo­type négatif qui entachait ceux d’entre eux qui vivaient en Israël. Je tenais alors plus que tout à montrer la richesse de la culture et des traditions des Juifs du Maroc et je crois l’avoir fait de mon mieux. Les Arabes, avec qui j’avais pourtant longtemps vécu fraternellement, étaient loin d’être ma première préoccupation lors de ce court séjour et je ne songeais nullement alors à relater le « côté arabe » de ma vie.

Une semaine après ce passage à Meknès, je me trou­vais à Ouezzane pour filmer la hilloula de Rabbi Amram ben Diouane. J’y ai rencontré un cousin qui me reprocha  le tort que j’avais fait à Hadj Brahim. Celui-ci, entendis-je  honteusement, ayant appris mon passage à Meknès, avait arpenté la ville pendant deux jours, à ma recherche, comme fou. Je regrette beaucoup cette occasion manquée. J’aurais voulu lui raconter ce que j’étais devenu, mes études à Paris et ma carrière en Israël. J’aurais aimé voir alors l’expression de son visage, lui qui tenait à tout prix à me garder auprès de lui et m’avait même proposé de me prendre comme associé dans l’entreprise, ce qui m’aurait peut-être rendu plus riche..

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