Ygal Bin-Nun- יגאל בן-נון
03 OCTOBRE 2006
L'émigration des juifs du Maroc interview
Interview de Yigal Bin-Nun sur l'émigration des juifs du Maroc
Au moment de l’indépendance, le Maroc comptait environ 230 000 sujets juifs sur dix millions d’habitants. Aujourd’hui, seuls 3 000 d’entre eux continuent à vivre dans le royaume. L’historien israélien d’origine marocaine Yigal Bin-Nun, chargé de cours à l’Université de Paris VIII, étudie depuis huit ans les relations secrètes entre le Maroc et Israël. C’est dans ce cadre qu’il a reconstitué les modalités de l’émigration de la communauté juive, d’abord clandestine organisée par le tout jeune Mossad, puis officialisée par ce qui fut sobrement appelé « l’accord de compromis » entre Hassan II et Israël.
Quand ont commencé les départs des juifs du Maroc ?
Depuis toujours de petits groupes sont partis en Terre Sainte et aussi à l’époque du protectorat français, clandestinement, par Oujda et l’Algérie. Certains partaient pour l’Espagne et la France, la majorité pour Israël. C’était difficile, car les Britanniques ne les laissaient pas toujours entrer, même pas les rescapés de la shoa. Beaucoup ont été refoulés au port de Haïfa et renvoyés à Chypre.
Pourquoi ces départs prématurés ? Les juifs étaient-ils en danger ?
Cela peut paraître effectivement étonnant, parce que, après l’indépendance, le Mossad lui-même avait noté l’harmonie qui régnait entre Juifs et Musulmans au Maroc et surtout l’essor économique, social et politique de la classe moyenne juive. Il ne pouvait nier la réalité. Dans plusieurs de leurs rapports du Maroc, les émissaires israéliens rendent compte d’un véritable « âge d’or » de la communauté juive et de la quantité considérable de fonctionnaires juifs dans la haute administration du nouveau pays indépendant. Cela n’exclua pas les méfiances et les craintes, même si aucune exaction anti-juive n’a été enregistrée. Les Juifs eux-mêmes ont montré leur volonté de s’intégrer encore plus au pays. Chez les intellectuels, c’était voulu, écrit, déterminé et assumé. Cependant, le Mossad ainsi que toutes les institutions juives et israéliennes étaient totalement persuadés que les Juifs couraient un grave danger et que même s’il ne s’est pas encore produit, il était inévitable qu’il se produise un jour ou l’autre. Le souvenir de certains pogroms était encore présent dans l’imaginaire juif : le tritel de Fès au début du protectorat français, les massacres d’Oujda et de Jerrada en 1948 et les tueries de Sidi Qassem (Petit Jean) en 1955. L’expulsion des Juifs d’Iraq, d’Egypte, du Yémen, de Libye et d’autre pays de la Ligue Arabe n’était pas non plus de bon augure. Après l’indépendance, les Juifs du Maroc vécurent de fait en toute sécurité. Parallèlement, les craintes et méfiances ne cessèrent d’accroître à cause des restrictions à la libre circulation, aux difficultés à obtenir un passeport, à la rupture des relations postales avec Israël, aux problèmes causés par le processus d’arabisation et à la nationalisation d’une partie des écoles de l’Alliance Israélite Universelle. C’est ce qu’on pourrait appeler « la catastrophe qui n’a jamais eu lieu ».
Comment se déroulait l’émigration clandestine ?
L’émigration des Juifs du Maroc se divise en trois phases : Qadima, Misgeret et Yakhin. Qadima porte le nom de l’Agence Juive qui s’occupait de faire partir les juifs jusqu’en 1957 et du camp de transit qui porte ce nom, et qui se trouve sur la route d’Eljadida (Mazagan), par où passaient les familles d’immigrés pour partir discrètement, malgré les interdictions de la Résidence française, vers l’Algérie et de là, vers Israël. La Misgeret, elle, vient du nom de la branche du Mossad qui s’occupait aussi bien de l’autodéfense juive que de l’émigration clandestine entre le début 1957 jusqu’en novembre 1961. Enfin, l’Opération Yakhin, qui se réfère au nom de l’une des deux colonnes à l’entrée du temple de Jérusalem, est le nom de code d’une véritable évacuation qui s’est déroulée du 28 novembre 1961 à fin 1966, avec l’accord tacite des autorités marocaines.
Comment est-on passé d’une émigration clandestine à une évacuation « officielle » ?
Dés la veille de l’indépendance, le Congrès juif mondial (CJM) demandait la liberté de circulation et l’octroi de passeports aux membres de la communauté juive, mais les autorités marocaines s’y opposèrent voulant à tout prix maintenir la communauté sur place pour des raisons économiques, sociales et politiques et aussi pour afficher un aspect libéral et progressiste au nouvel état indépendant. Parallèlement, en Israël, persistait une véritable hantise démographique ; il fallait à tout prix construire le pays, le peupler et forger une nouvelle nation avec des réfugiés venus de toute part et de cultures diverses.
On s’est vite rendu compte que l’émigration clandestine au compte goûte, ne réglait pas le problème. Le rythme des départs était trop lent, trop dangereux et trop risqué. L’alternative était de tenter de convaincre les autorités marocaines de laisser les Juifs partir, grâce à un accord avec le roi en personne.
En ce sens, des émissaires comme Jo Golan et Alexandre Easterman, du Congrès Juif Mondial, ainsi qu’André Chouraqui et Marcel Franco rencontrèrent à plusieurs reprises, chaque deux à trois mois, des représentants du Palais ainsi que des partis de l’Istiqlal et du PDI (Parti Démocratique pour l’indépendance), pour traiter avec eux l’égalité des droits pour la communauté juive et surtout le droit à la libre circulation. Ils rencontrèrent ainsi de nombreux amis personnels qu’il avait connus durant leurs études à Paris, parce que le CJM les avait soutenus dans leur lutte pour l’indépendance, entre autres, Mohamed Laghzaoui, chef des services de sécurité, le Président de l’Assemblée consultative Mehdi Ben Barka, les ministres Abderahim Bouabid, Driss Mhamdi et Mahjoubi Aherdan et les Premiers ministres Mbark Bekkay, Ahmed Balafrej et Abdallah Ibrahim.
C’est ainsi que Easterman rencontra Moulay Hassan après que le Prince héritier délégua en avril 1960 le diplomate Bensalem Guessous au ministre israélien Golda Meir pour tâter le terrain concernant l’avenir de la communauté juive au Maroc et les problèmes de l’émigration. Easterman se présenta au prince Moulay Hassan comme membre de la direction du CJM, mais en fait le Prince savait qu’il était aussi un délégué non-officiel du Ministère des Affaires étrangères israélien.
Quand cette rencontre a-t-elle eu lieu ?
C’est le 1er août 1960 que la rencontre entre Easterman et Moulay Hassan s ‘est effectuée à Rabat. Elle a lieu tard dans la nuit, chez un ami de Moulay Hassan. Le prince héritier avait posé comme condition préalable la discrétion absolue sur la rencontre. La conversation s’est déroulée de manière conviviale et a duré une heure environ, pendant laquelle le prince héritier a fait remarquer, entre autres, que « si ça ne tenait qu’à lui, Israël ferait son entrée dans la Ligue Arabe ». Easterman et le prince abordèrent trois sujets : les méfiances de Moulay Hassan envers certains dirigeants de la communauté juive en rapport avec l’opposition, car il n’acceptait pas que ces derniers entretiennent des liens avec le communisme et la gauche ; les problèmes économiques et politiques du Maroc, du conflit des pays arabes avec Israël et enfin le droit des Juifs à la libre circulation.
Quelles étaient les positions de Moulay Hassan par rapport à l’émigration ?
Le prince héritier confia à Easterman les craintes qu’il avait quant au départ des Juifs. Selon lui cette vague d’émigration risquait de se transformer en une « force grégaire » qui risquait d’entraîner toute la communauté. Par ailleurs, Moulay Hassan, déjà en 1960, affirmait qu’on ne pouvait se permettre de nier l’existence de l’Etat d’Israël mais aussi qu’il fallait ménager ses « frères arabes » en lutte contre l’état juif. Il se devait aussi de jouer apparemment la carte du panarabisme et ne pas permettre officiellement aux Juifs de quitter le Maroc. Fournir de la main d’œuvre à Israël alors que les Etats arabes étaient en conflit avec lui aurait fourni à son opposition et à la Ligue Arabe un excellent argument contre son pouvoir menacé conjointement par le nassérisme et par la gauche « progressiste » pressés de renverser les régimes monarchiques et féodaux. Il a même évoqué un argument surprenant et tout à fait inédit : « Soyons réalistes », a-t-il dit à Easterman, « l’expérience nous a appris que dans le processus de développement de pays venant d’accéder à leur indépendance, la classe défavorisée de la population, désenchantée par les difficultés engendrés par l’indépendance, s’attaque d’abord aux étrangers, ensuite elle s’en prend aux minorités religieuses ». Ainsi, Hassan II avoua pour la première fois qu’il ne croyait plus à la possibilité d’intégrer la communauté juive à la société marocaine nouvelle et ne pensait pas avoir la possibilité de la défendre en cas de problème. Cet aveu princier mettait en dérision tous les fervents militants juifs partisans d’une assimilation totale des Marocains juifs dans la nouvelle société délivrée du colonialisme français et qui rêvaient d’un état laïque et progressiste où la religion ne serait qu’un problème individuel et non une religion d’état imposée par une constitution.
Qu’avait à gagner le futur Hassan II en traitant ainsi avec Israël ?
Hassan II était très lucide et s’inquiétait beaucoup de l’image de marque de son pays dans l’opinion publique mondiale. Il voulait ainsi présenter l’image d’un Maroc évolué, moderne et ouvert au progrès. Il savait aussi que par le biais de la communauté juive, d’Israël et des organismes juifs mondiaux, c’était les investissements américains et européens qu’il courtisait. À cette époque, courait un mythe sur l’influence légendaire qu’avait Israël sur l’administration américaine et sur les bienfaits des investissements qui afflueraient au Maroc grâce à eux. Bien que ce mythe soit très exagéré, Israël n’a rien fait pour le nier, bien au contraire. C’est pourquoi le prince héritier pensait agir au mieux pour le développement économique du Maroc en collaborant avec Israël. À cette époque l’état hébreu représentait pour nombre de politiciens, de manière exagérée, un miracle social, culturel et militaire qu’il était de bon ton d’admirer, tout comme aujourd’hui il est politiquement correcte d’accabler de tous les crimes.
Un accord a-t-il été finalement trouvé ?
C’est un an après cette rencontre que ce que l’on appelle « l’accord de compromis » a été conclu. L’année 1961 est une année charnière dans l’histoire du Maroc et de sa communauté. En janvier, la conférence de Casablanca réunit les chefs d’Etats africains. C’est à cette occasion que Nasser visite le Maroc et que les rares exactions à l’encontre des Juifs sont commises. Il semble que les gardes du corps du raïs égyptien, indignés de voir une communauté juive aussi florissante aient incité les policiers marocains, à procéder à des arrestations aléatoires au cours desquelles des Juifs ont été malmenés à Casablanca.
Deux autres évènements bouleversèrent l’histoire de la communauté juive et déterminèrent son avenir dans ce pays. La nuit du 8 au 9 janvier, un vieux rafiot destiné à faire sortir des Juifs de la côte d’Alhucema, le Pisces (en hébreu baptisé Egoz), fit naufrage avec à son bord 44 immigrants, ce qui a remis en cause les opérations clandestines qui mettaient en danger des vies humaines. Un mois plus tard, pour commémorer l’événement, Alex Gatmon, le chef du Mossad au Maroc, fait distribuer des tracts qui entraînèrent une série d’arrestations à Fès et à Meknès. Les tracts accusaient les autorités marocaines, tout en disculpant le Palais, d’avoir causé, au moins indirectement, le naufrage d’émigrants juifs en route vers Israël. Gatmon voulait faire croire que ces tracts étaient une émanation spontanée de la communauté juive, indignée par les évènements. Après ces deux échecs de la part du Mossad, car c’était effectivement sa responsabilité qui était en cause, le réseau clandestin fut démantelé par la police marocaine en très peu de temps, les volontaires juifs locaux arrêtés et le reste du prendre la fuite précipitamment.
Comment les Israéliens ont-ils cherché à sauver la situation ?
De mai à août 1961, le gouvernement israélien poursuit les tentatives de pourparlers, car il était enfin arrivé à la conclusion que seuls des accords diplomatiques permettraient une évacuation de la communauté et surtout celle des petits villages de l’Atlas et du Tafilalt.
On établit alors un inventaire de personnalités juives pouvant servir d’intermédiaires dans une mission très délicate puisqu’il s’agissait de proposer une indemnisation financière. Après avoir rejeter les services précédents de Jo Golan et d’André Chouraqui, on s’adressa à de nouveaux intermédiaires : Isaac Cohen Olivar (communément nommé Zazac) et à Sam Bénazeraf qui acceptèrent de négocier le sujet respectivement avec le prince et cousin du roi Moulay Ali Alaoui et avec le ministre du PDI Abdelqader Ben Jelloun. Sachant le roi très friand d’argent, les Israéliens proposèrent d’indemniser le Maroc et de le dédommager de l’atteinte à son économie que causerait le départ des Juifs. Les négociateurs marocains proposèrent comme première étape le départ de 50 000 Juifs contre 250 dollars par personne pour « frais de sortie » et une avance de 500 000 dollars. Quand la demande arriva au gouvernement israélien, elle rencontra beaucoup de méfiance. Les Israéliens craignaient qu’on leur tendait un piège. Ils exigèrent de rencontrer Hassan II pour se persuader qu’il était bien au courant de l’affaire et que l’argent irait bien là où il devait aller. Ils demandèrent à Raphaël Spanien de l’organisation humanitaire HIAS de s’entretenir avec Hassan II et de s’assurer de son implication. Une fois les vérifications faites, le Mossad réussi à convaincre le gouvernement israélien, l’Agence Juive et le Bonds de fournir l’argent nécessaire à la réalisation du projet.
Les Israéliens attendaient le jour J comme la naissance d’un enfant. C’est ainsi que le premier passeport collectif, accordé à une famille de pâtissiers de Casablanca, a vu le jour le 28 novembre 1961, juste après l’accord de compromis, accord jamais signé, mais auquel il est fait allusion dans bon nombre de documents.
Comment êtes-vous donc arrivé à reconstituer les faits ?
Par les archives de l’HIAS, par des rapports et de nombreuses correspondances non classifiés du Mossad que j’ai trouvés aux Archives Nationales en Israël et aussi par des témoignages de personnes ayant pris une part active à ces évènements. Tout ce qui touche les détails de l’élaboration de l’accord par l’entremise de Cohen Olivar et Benazeraf et de la « commission » touchée par les autorités marocaine est encore placé sous scellés en Israël.
Comment s’est déroulée l’émigration après l’accord ?
Plusieurs conditions préalables ont été exigées par les Marocains : d’abord que les départs ne soient pas effectués par un organisme israélien ; c’est donc l’HIAS qui a été désignée. Ensuite que les départs soient discrets. Ils se sont donc effectués lorsque le Maroc dormait. La nuit, l’aéroport et le port de Casablanca étaient pratiquement sous contrôle israélien… De nombreux rapports du Mossad relatent des relations harmonieuses entre les fonctionnaires marocains et les Israéliens camouflés, relations d’amitié et de compréhension, devenues parfois très affectives. Autre condition : qu’il n’y ait pas de sélection parmi ceux qui voulaient partir. Il était hors de question que seuls les hommes en état de travailler partent avec leur famille, parce que telle était la politique d’Israël auparavant. Il faut se souvenir de ce qu’était la situation d’Israël à cette époque : la récession économique sévissait dans le pays, le taux de mortalité était très élevé dans les camps de transit, les maabarot, et la nourriture était rationnée. C’était la politique de la sélection souvent vécue de manière traumatisante. C’est pourquoi les Marocains ont insisté que des familles entières partent sans distinction, et ne pas laisser aux Maroc les cas sociaux qui ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins.
Qu’est-il advenu de l’argent touché par les autorités marocaines ?
Je n’en sais rien. Beaucoup de rumeurs courent à ce sujet, mais je préfère m’abstenir et ne pas faire de suppositions.