Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

Le lendemain, après la mise des Tephillin, tout le monde se dirigea vers la synagogue où la prière fut clôturée par le discours d’Issachar. Il fit des vœux et s’engagea, entre autres, à être docile à l’égard de ses parents et de ses maîtres, à rester un juif fidèle à son peuple, à sa religion et à l’alliance. Les femmes et les musiciens étaient restés à l’extérieur. A la fin de la cérémonie, tout le monde regagna la maison dans une joyeuse sarabande.

Auparavant, quelques mois avant la bar-mitsva, Haïm avait entrepris d’initier Issachar à son futur métier. Il avait commencé à lui déléguer quelques responsabilités. « La vente initie à l’achat et l’achat initie à la vente » pensait-il. Il demanda à Simha de lui préparer un plateau de pâtis­series variées qu’Issachar devrait vendre. Puis, il aurait à acheter les produits nécessaires pour la suite, tout en surveillant les comptes, les prêts, les crédits, le talq, avance sans intérêt et les dépenses à venir.

Simha prépara les pâtisseries et Haïm fit fabriquer une table rectangulaire chez Mimoun le menuisier.

Au bout de la rue, Issachar s’installa, devant la table recou­verte de gâteaux: cornes de gazelles, croquants au fenouil et sésame, briouates farcies d’amandes, sablés, mantecados… sur un qazdabou, minuscule tabouret en bois.

Avec le temps, Issachar montra des qualités non négli­geables dans ses relations avec les clients, comme si son prénom, qui veut dire prix, avait une influence sur son tempérament. Il commença à distinguer le client sérieux du vulgaire curieux : l’avare qui n’achète que lorsqu’il est convaincu de faire une affaire de l’acheteur qui ne discute pas le prix… Il apprit à ne pas donner en contrepartie d’une promesse de paiement. Il apprit aussi à faire les comptes journaliers et hebdomadaires.

Après cela, Sol se chargea de la préparation des gâteaux. Sa joie était grande quand son frère comptait les sous, même si au début, il ne distinguait pas les fausses pièces des vraies et que certains enfants se servaient et fuyaient sans payer. Sol eut des disputes avec Issachar à propos de l’argent. À chaque fois, il finissait par céder… Mais il était gagnant au bout du compte.

Plus les jours passaient, plus il avait l’impression de maîtriser de nouvelles armes utiles pour son activité. Il avait compris qu’il fallait laisser de côté l’orgueil, être attentif aux motivations profondes des clients. Il comprit qu’un instant d’inadvertance était nécessaire entre le vendeur et l’acheteur. Il trouva dans sa maîtrise de la rela­tion commerciale, une juste compensation à l’humiliation quotidienne et au mépris habituel.

Ce que Sol craignait arriva. La maison se retrouva sans homme, et surtout sans l’intime et douce présence d’Issachar. Petit à petit, ses relations avec Simha se détériorè­rent. Tout était devenu prétexte à dispute.

  • Sol, tu as oublié le sel !
  • Sol, où est la grosse aiguille ?
  • Sol, passe le fil dans le chai !
  • Sol, tu te moques de moi, fille de juifs, juive délavée !

Sol se taisait, au début, ou se contentait de répliques naïves et parfois ironiques. Mais, petit à petit, les remarques acerbes de sa mère suscitaient des réponses de plus en plus rudes, avec une voix de plus en plus forte. Les querelles ne duraient pas. L’atmosphère s’adoucissait avec le retour des hommes, bien que l’éclat de la colère demeurât visible sur les visages. Ce qui n’échappait pas au regard expert de Haïm.

Heureusement pour Sol, la nouvelle situation d’Issachar était comme une fenêtre qui ouvrait son imagination sur l’extérieur.

Chaque fois qu’il revenait du travail, il apportait des nouvelles du monde, des juifs, du commerce et des chré­tiens. Des nouvelles qui suscitaient l’étonnement, la peur et l’intérêt…

Parmi les récits étranges qu’Issachar amena dans son couffin, il y eut celui de sa rencontre avec un juif noir qui s’appelait Abraham et que ses amis dénommaient Bihi. Il l’avait vu à la synagogue. Il lisait l’hébreu comme le rabbin. Sa voix douce et forte suscitait l’admiration, l’émotion et la confiance. En plus, il semblait connaître les prières, les psaumes et les commandements. Il les appliquait tous, respectait les règles de la casherout, le Shabbat et les fêtes. Il n’était pas né juif. Personne ne l’avait obligé à devenir juif. C’est lui qui avait demandé au rabbin Sarfati de Fès de l’instruire. Après plusieurs années d’études, d’applica­tion et de questionnements, il avait demandé au rabbin de l’éprouver. Un juif noir? Mais comment?

Le sultan l’avait offert à Makhlouf Gdalia, un des marchands chargés de la sacoche du roi, célèbre pour ses qualités particulières de négociateur, son intelligence, et son tempérament gai, surtout quand il avait bu. Il fut élevé avec toute la famille, vécut la même vie jusqu’au jour où il annonça son désir de participer à toutes les célébrations religieuses.

Makhlouf eut peur. Les juifs sont des Dhimmis, sont trai­tés comme des esclaves et les esclaves, seuls les musulmans pouvaient en posséder. Alors, un juif noir ? On pourrait le tuer. Makhlouf, lui-même pourrait être sanctionné. Il pourrait perdre sa situation, ses propriétés et sa famille pourraient être dispersées et…

Bihi n’avait aucun souvenir des conditions de son arrivée au pays. Peut-être des marchands d’esclaves qui sillon­naient le désert et s’enfonçaient dans les profondeurs sahariennes l’avaient-ils amené et traîné avec les caravanes de femmes, d’enfants et d’hommes aux muscles fortement tressés ?

Peut-être des chasseurs d’hommes l’avaient-ils échangé contre une plaque de sel ou une pièce de tissu de soie ? Ou alors, avait-il été vendu sur la place du souk Benkirane, le marché aux esclaves ou dans un marché de beftiaux comme cela se faisait dans les campagnes ? Un marchand ou un chef de tribu l’avait-il offert au sultan ?

Ce qui demeurait marqué dans son corps et les profon­deurs de son être, c’était l’émotion qu’il ressentait à l’écoute des rythmes Gnaoua. Il ne comprenait rien aux paroles africaines mêlées aux invocations marocaines, mais il distinguait, au-delà de l’expression trépidante en apparence, la grande souffrance et la douleur intime des chanteurs. Il partageait leur douleur et la trouvait proche de celle des juifs.

 

Saïd Sayagh L'autre Juive Roman

הירשם לבלוג באמצעות המייל

הזן את כתובת המייל שלך כדי להירשם לאתר ולקבל הודעות על פוסטים חדשים במייל.

הצטרפו ל 229 מנויים נוספים
מאי 2022
א ב ג ד ה ו ש
1234567
891011121314
15161718192021
22232425262728
293031  
רשימת הנושאים באתר