Memoires Marranes-Nathan Watchel- Resurgences marranes au Portugal
De fait, Mario Saa s'etait informe aupres du pere Francisco Manuel Alves, abbe de Baqal, auteur des Memorias Arqueologico-historicas do Distrito de Braganga, oeuvre monumentale comptant onze volumes, dont le cinquieme, precisement consacre aux Juifs de Bragance, est publie au cours de la meme annee 1925. Or Francisco Manuel Alves, homme d'Eglise, se situe en quelque sorte aux antipodes de l'« integraliste» Mario Saa: car il est aussi un authentique savant, directeur du musee de Bragance, un chercheur qui pendant des decennies mena enquete sur le terrain, collectant une somme encyclopedique de materiaux archeologiques, historiques et ethnographiques, faisant preuve en outre d'un rare esprit d'ouverture et de tolerance. C'est ainsi que le volume V des Memorias comporte, entre autres, la liste des mille sept cent cinq personnes, hommes et femmes, originaires de la région de Bragance, qui furent condamnées par l’Inquisition pour délit de judaïsme. Francisco Manuel Alves dédie le volume à l’un de ses amis, José Furtado Montanha, dont de toute évidence il savait le crypto-judaïsme. Dans une lettre adressée à son ami au cours de sa recherche, en 1921, il lui faisait part de ses craintes quant aux réactions que le contenu de son ouvrage pourrait provoquer auprès de « certains fanatiques actuels », et il ajoutait même : « O José, l’étude de cette question m’a mis dans une disposition telle que je regrette presque de ne pas être juif. »
Les publications que l’on vient de rappeler prenaient place dans une conjoncture particulière : depuis quelques années le capitaine Artur Carlos de Barros Basto avait entrepris 1’« Œuvre de Rédemption », afin de développer parmi les marranes portugais un mouvement de retour au judaïsme. Il était né en 1887, près de Porto, de père crypto-juif et de mère chrétienne. Dans son propre itinéraire religieux, il s’était tout d’abord heurté au refus de la communauté de Lisbonne, de sorte qu’il avait dû s’adresser, en 1921, au rabbin de Tanger, qui accepta sa conversion. Peu après, en 1923, réunissant quelques immigrés ashkénazes et des crypto-juifs venus de l’intérieur, il fonda la communauté juive de Porto, Mekor H’aim («Source de vie»). Les appels de Barros Basto, bientôt soutenu par Samuel Schwarz, en vue d’une aide des communautés juives du monde occidental, obtinrent dès 1926, de l'Alliance israélite universelle et de l’Anglo-Jewish Association, envoi d’une mission d’étude confiée à Lucien Wolf, journaliste et diplomate auprès de la Société des Nations. Celui-ci se rendit à Belmonte, Guarda, Covilhâ et Porto, puis rédigea a son retour un rapport extrêmement favorable à 1’« Œuvre de Rédemption » : l’aide aux marranes du Portugal, plaidait-il avec émotion, s’imposait aux communautés juives d’Europe et d’Amérique comme un devoir sacré :
De temps en temps nous avons été pris d’enthousiasme à propos d’autres ramifications plus ou moins douteuses du judaïsme, comme les Chinois juifs de Kai-feng-fu, les Falashas d’Abyssinie, les Juifs noirs de Cochin et les Dagatou de Tombouctou. Mais ces marranes sont bien plus proches de nous. Ils sont partie intégrante de l’histoire juive européenne, proches parents des congrégations séfarades d’Europe et d’Amérique, et descendants d’hommes et de femmes qui ont mené un combat héroïque pour la défense du judaïsme, ce pour quoi leurs coreligionnaires ne leur témoigneront jamais suffisamment leur admiration et leur gratitude. Nous avons une dette à leur égard, que nous ne pouvons écarter n.
Le rapport de Lucien Wolf aboutit à la création du Portuguese Marrano Commitee, à Londres, pour rassembler l’aide morale et économique au prosélytisme juif parmi les marranes portugais. La nouvelle de leur découverte suscita un véritable intérêt international, comme l’attestent les visites au Portugal de personnalités telles que Paul Goodman, de Londres, auteur d’une History ofthe Jews (1911) ; Lily Jean-Javal, journaliste et poétesse, qui rendit compte de son voyage dans Sous le charme du Portugal (1931) ; Cecil Roth, qui achevait son Histoire des marranes (1932), ajoutant un épilogue sur «Les marranes d’aujourd’hui»; ou encore, en 1931, le rabbin de Salonique, Baruch Ben-Jacob, qui devant tous ses auditoires prononça ses sermons en ladino ; il rencontra Francisco Manuel Alves à Bragance, Samuel Schwarz à Covilhâ et conclut son périple en comparant Artur Carlos de Barros Basto à Judas Maccabée.
De fait, celui-ci déployait une énergie impressionnante afin de mener à bien « l’Œuvre de Rédemption », d’où résultaient de premiers succès. C’est ainsi qu’en 1927, à l’instar de celle de Porto, fut fondée la communauté juive de Bragance, où nous retrouvons José Furtado Montanha, qui en fut le premier président. Barros Basto effectua ensuite une tournée apostolique dans la région du Nordeste, passant par Macedo de Cavaleiros, Mogadouro, Vilarinho, Lagoaça, Moncorvo, s’efforçant d’instaurer dans chacune de ces localités les linéaments d’une organisation juive. Deux ans plus tard, en 1929, vint le tour de la communauté de Covilhâ, dont l’assemblée générale était présidée par Samuel Schwarz. Une autre communauté fut également constituée en 1931 à Pinhel, près de Guarda. – A Porto même, suivant les recommandations du rapport de Lucien Wolf, avait été ouverte une école destinée à l’instruction religieuse de jeunes gens qui, de retour dans leurs localités d’origine, auraient eu pour mission de diffuser 1’«Œuvre de Rédemption» auprès des populations cryptojuives. Devenue en 1929 la Yeshiva Rosh Pinah, elle accueillit jusqu’en 1938 plus de quatre-vingts élèves, en régime d’internat gratuit, pour une scolarité de trois ans ; la liste de ces étudiants indique qu’ils venaient le plus fréquemment de Bragance, de Belmonte, de Pinhel, d’Argozelo, de Lagoaça, de Vilarinho ou de Covilhâ. – Ce n’est pas tout. Afin d’entretenir un lien régulier avec les crypto-juifs dispersés dans le pays, Barros Basto assura également, à partir de 1927, la publication d’un périodique, Ha Lapid («Le Flambeau»), dont le projet était annoncé dans le premier numéro :
Si Dieu béni approuve notre œuvre, nos efforts assureront, dans un bref délai, le rachat rédempteur de milliers de Portugais qui, au nord du Tage, vivent spirituellement avec de vagues réminiscences de la religion de leurs ancêtres.
Enfin, grâce aux contributions financières recueillies, Barros Basto entreprit la construction à Porto d’une synagogue aux plans grandioses, afin d’en faire comme la « cathédrale» des marranes du nord du Portugal. La première pierre en fut déposée, en juin 1929, par le représentant de la communauté juive de Lisbonne, Moses Bensabat Amzalak, qui prononça lors de la cérémonie un discours à la mémoire des martyrs crypto-juifs condamnés par l’Inquisition. Les moyens réunis étant intermittents, la synagogue ne fut inaugurée qu’en janvier 1938. Or ce qui paraissait le couronnement de l’œuvre d’Artur Carlos de Barros Basto advint à un moment où celui-ci, depuis plusieurs années, se heurtait à de graves difficultés, tandis que s’annonçait l’échec de son action.
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