Memoires Marranes-Nathan Watchel-Un autre bout du monde
Memoires Marranes
Nathan Watchel
Un autre bout du monde
Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu.
Baruch Spinoza, Ethique, V, 24.
Une mémoire marrane encore vivante se perpétue obstinément au Brésil, plus de cinq cents ans après la conversion forcée, jusque dans les terres arides du Nordeste, dans le lointain et mythique sertâo. Pourquoi partir à la recherche de traces des judaïsants d’autrefois, de vestiges d’un passé si ancien, si occulté, en cet autre bout du monde, en ces immenses déserts de broussailles et d’épines, prédestinés en quelque sorte à tous les exils ?
Entre mémoire et oubli, la condition marrane s’accompagne au fil du temps de représentations et réactions ambivalentes, tant positives que négatives, à l’égard de l’héritage juif: soit la foi du souvenir et la vénération des martyrs, soit le déni des ancêtres qui ont transmis à leurs descendants le stigmate de leur sang impur. – D’une part, en effet, nous savons que la mémoire marrane ne naît pas seulement du drame de la conversion forcée, mais quelle est en quelque sorte entretenue, pendant plusieurs siècles, par la répression implacable des judaïsants (arrestations, prisons, autodafés), c’est-à-dire par le fonctionnement même de la machine inquisitoriale fondée sur la logique des bûchers. D’autre part, l’appauvrissement inéluctable de cette mémoire, au long des générations, ne résulte pas seulement d’un manque de contact régulier avec les communautés juives, ni de l’œuvre d’érosion progressive du temps; il s’agit aussi, le plus souvent, d’une volonté délibérée d’effacement parmi les nouveaux-chrétiens eux-mêmes, lesquels aspirent nombreux à s’intégrer pleinement dans la société globale et s’efforcent en conséquence de faire oublier leur origine. Mais ces tentatives de dénégation, de refoulement, de falsification, n’en sont pas moins des procédures mémorielles, elles aussi, quoique en négatif : spectre qui hante tant de familles obsédées par l’impérieuse nécessité de cacher des secrets estimés honteux. Cette hantise apparaît en définitive comme une autre manière de se souvenir, qui tout en s’occultant elle-même contribue paradoxalement à faire subsister une certaine mémoire marrane, s’estompant dès lors dans le flou et la confusion pour devenir vague réminiscence, dissimulée à la claire conscience, telle une lueur évanescente.
C’est donc d’un double processus que se compose la mémoire marrane, de deux mouvements antithétiques (mais non exclusifs car ils peuvent fort bien coexister parmi les membres d’une même famille, voire chez le même individu) : d’un côté, fidélité persévérante malgré les bûchers, de l’autre, volonté de fusion et recherche de l’oubli (ce qui ne signifie pas disparition totale du champ de la mémoire). Or le Brésil, au cours de son histoire, a offert et offre des conditions particulièrement favorables à l’un comme à l’autre phénomène.
Rappelons tout d’abord quelques données démographiques fondamentales : sur le continent américain, c’est au Brésil que les nouveaux-chrétiens portugais émigrèrent en plus grand nombre et y constituèrent, très probablement, par rapport à la métropole et aux autres territoires coloniaux, la population la plus dense. Il est vrai que divers édits royaux interdirent ou tentèrent de limiter, à plusieurs reprises, l’émigration des nouveaux-chrétiens vers les Amériques, mais il existait bien des moyens de les contourner ou de les enfreindre, alors même que paradoxalement, au cours des xvie et xviie siècles, de nombreux judaïsants étaient condamnés par les tribunaux de l’Inquisition à être déportés au Brésil ! Nous ne disposons certes pas de statistiques précises, mais, selon l’estimation des historiens faisant autorité sur la question du peuplement de la colonie portugaise, les nouveaux-chrétiens y « ont longtemps formé la majorité de la population blanche»; vers la mi-xviie siècle, ils en représenteraient globalement au moins le tiers, et dans certaines zones plus de la moitié. — L’afflux de ces migrants débordait même, pour ainsi dire, vers les territoires espagnols du Rio de La Plata, pour lesquels des recensements de résidents « étrangers » fournissent quelques données quantitatives : c’est ainsi qu’à Buenos Aires, vers 1620, le groupe des «Portugais» atteignait quelque 25 % de la population européenne. Relevons encore en ce point l’avertissement adressé au gouvernement de Madrid, en 1602, par l’Audience de Charcas : « De nombreux Portugais sont entrés par le Rio de La Plata; ce sont des gens peu sûrs en la matière de notre Sainte Foi catholique, et dans la plupart des ports dans les Indes, il y en a de cette espèce […] .» Un peu plus tard, en 1619, les informations mettant en garde contre ces immigrés indésirables sont encore plus explicites :
Nous tenons pour certain que doivent arriver de nombreux fuyards, des Juifs d’Espagne et du Brésil […]; il faut remédier à la facilité avec laquelle les Juifs entrent dans ce port et en sortent ; mais on n’y peut rien, car comme ils sont tous portugais, ils s’aident et se cachent les uns les autres.
José Toribio Medina, El Tribunal del Santo Oficio en las provincias de la Plata [1899], Buenos Aires, 1945, p. 158, lettre du commissaire de l’Inquisition à Buenos Aires, Francisco de Tajo, au tribunal de Lima (du 26 avril 1619) : « Tenemos cierto que ha de venir mucha gente huida, judíos de España y del Brazil […] que cierto pide remedio la facilidad con que entran y salen judíos en este puerto, sin que se pueda remediar, que como son todos portugueses, se encubren unos a otros. »
Si ces avis de vigilance s’avéraient inopérants dans les territoires hispaniques, on comprend à plus forte raison que les flux de nouveaux-chrétiens portugais ne rencontraient guère d’obstacles dans une colonie de l’Empire lusitanien telle que le Brésil.
L’intégration des nouveaux-chrétiens dans la société coloniale brésilienne s’opérait d’autant plus facilement qu’ils venaient renforcer, en l’occurrence, sa composante européenne, blanche, dont les membres ressentaient vivement le besoin de faire nombre face aux Indiens autochtones souvent hostiles, à la population croissante des esclaves africains, puis à la multiplication des diverses catégories métisses : dans ce contexte, le stigmate de l’impureté de sang, à la différence de la métropole, pouvait se trouver relativement atténué. Bien plus : à la présence massive des nouveaux-chrétiens s’ajoute leur rôle éminent à l’origine même de la colonie, de sa mise en valeur et de son peuplement.
Il suffit de rappeler ici quelques faits bien connus, et plus que symboliques. C’est ainsi que, dès 1502, la Couronne accorda au nouveau-chrétien Fernâo de Noronha (associé à un groupe d’autres marchands nouveaux-chrétiens de Lisbonne) un contrat de monopole, renouvelable après trois ans, pour l’exploration de la côte récemment découverte et l'exploitation du bois-brésil, dont l’écorce fournissait un précieux ingrédient de teinture. La première ressource de la colonie, pendant une vingtaine d’années, était procurée de la sorte par la forêt côtière. Autre cas suggestif, celui de l’un des plus anciens colons de la région de Bahia, Diogo Alvares, surnommé le Caramuru, probablement venu au Brésil dans le cadre du contrat de Fernâo de Noronha; sa figure est devenue quasi légendaire : après le naufrage de son navire, vers 1510, il vécut près de trois décennies parmi les Indiens Tupinambas, adopté par eux et menant le même mode de vie. Puis, grâce à ses liens d’alliance avec les autochtones, il devint un collaborateur efficace du premier gouverneur général du Brésil, Tomé de Sousa (1549-1553), fondant ainsi un noyau initial associant pouvoir politique et vastes domaines. Or ce n’est sans doute pas un hasard si une tradition recueillie entre autres par Simâo de Vasconcellos, dans sa Chronique de la Compagnie de Jésus, l’identifie comme nouveau-chrétien.
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L’on sait que, par la suite, le « cycle» économique auquel le Brésil dut son essor et sa prospérité, à partir des années 1540, fut celui du sucre de canne. Par rapport aux activités traditionnelles en Occident, c’était un article inédit qui exigeait la maîtrise d’une technologie complexe, des capitaux abondants et des réseaux commerciaux étendus : or à toutes les étapes successives de l’itinéraire lusitanien de la canne à sucre, de Madeire à Sâo Tomé, puis au Brésil, les nouveaux-chrétiens apportent une contribution prépondérante (avec des maîtres de moulin tels que Felipe de Nis, venu de Sâo Tomé, ou Diogo Fernandes, originaire sans doute de Madeire, lequel forme avec son épouse Branca Dias, dans l’histoire du marranisme brésilien, un couple devenu lui aussi légendaire). Le développement de l’industrie sucrière entraîna l’introduction de nouvelles activités avec l’extension de zones d’élevage à l’intérieur des terres, tant pour l’alimentation d’une population croissante que pour la traction animale nécessaire aux moulins. Et ce sont encore des nouveaux-chrétiens que l’on retrouve lors des premières explorations des sertôes, qu’il s’agisse de la région du Nordeste ou du Sud pauliste. Parmi d’innombrables expéditions (entradas), relevons pour mémoire celles, pionnières, de Francisco Bruza Espinoza qui, parti de Porto Seguro en 1553, parcourut près de cent cinquante lieues dans le sertâo de Bahia en direction du rio Sâo Francisco, ou de Bras de Cubas qui, parti de Sâo Vicente en 1560, découvrit les sources du même rio Sâo Francisco10. Ainsi s’instaurait la tradition des aventureux sertanistas, des bandeirantes chasseurs d’indiens (et destructeurs des missions jésuites), dont les vastes entreprises permirent l’extension de la colonie portugaise au-delà des limites fixées par le traité de Tordesillas, d’où devait résulter la formation même de l’immense territoire brésilien
Les nouveaux-chrétiens se situaient bien évidemment, au Brésil comme en métropole, à tous les niveaux de l’échelle sociale, mais bon nombre firent d’emblée partie de l’élite coloniale, d’abord économique, bientôt sociale et politique, surtout grâce au jeu des mariages « mixtes », généralement entre nouvelles-chrétiennes richement dotées et membres de familles nobiliaires (ou considérées comme aristocratiques dans le contexte d’outre-mer). Evoquons encore quelques exemples suggestifs. – La nombreuse progéniture des emblématiques Diogo Fernandes et Branca Dias témoigne elle-même du processus de fusion entre les deux «castes», puisqu’une seule de leurs filles épousa un nouveau-chrétien et cinq autres des vieux-chrétiens (ce qui n’empêcha pas plusieurs descendants de ces dernières d’être accusés et condamnés pour pratiques judaïsantes). – Autre cas célèbre: la prestigieuse famille des Correia de Sa (qui fournit plusieurs gouverneurs de la capitainerie de Rio de Janeiro et un gouverneur général du Brésil) fut contaminée de sang impur à plusieurs reprises : avec l’union notamment de Salvador de Sa (l’Ancien) et de la nouvelle- chrétienne Vitoria da Costa; l’un de leurs fils, Gonçalo Correia de Sa, épousa à son tour la nouvelle-chrétienne Esperança da Costa; quant à la fille de ces derniers, Vitoria (prénommée comme sa grand-mère et au moins pour les trois quarts nouvelle-chrétienne), elle se maria avec rien moins que le gouverneur du Paraguay, Luis de Cespedes y Xeria, d’authentique haute noblesse. La famille Correia de Sa était suffisamment puissante pour que ses membres pussent bénéficier de « toutes les dispenses » nécessaires, de sorte que nombre d’entre eux obtinrent aisément les distinctions réservées par définition aux purs vieux-chrétiens, à savoir le titre de Chevalier de la Maison royale ou l’habit de l’Ordre du Christ.
En revanche, tel ne fut pas le cas, entre autres, de Felipe Pais de Barreto quand, en septembre 1707, il reçut la terrible nouvelle, infamante pour toute sa famille, du rejet de sa candidature à l’ordre du Christ, parce qu’« il relevait de la caste des nouveaux-chrétiens par sa mère, Dona Maria de Albuquerque, et par sa grand-mère maternelle, Dona Brites de Albuquerque, fille de Antonio de Sà Maia, arrière-grand-père maternel du sollicitant» ; le trisaïeul du candidat, Duarte de Sà, venu du Portugal au Pernambuco au milieu du xvie siècle, était lui- même descendant du Juif Santo Fidalgo converti en 1497. Ainsi le spectre de la souillure, plus de deux cents ans plus tard, resurgissait : dans O Nome e o Sangue, Evaldo Cabral de Melo développe une remarquable analyse des diverses opérations de falsification que s’efforcèrent d’effectuer (non pas toujours en vain) les descendants du patriarche fondateur, Joâo Pais de Barreto, qui, arrivé au Pernambuco en 1557, devint l’un des plus riches maîtres de moulin de la capitainerie. Ce sont de toute évidence ces familles mêlées, exogames, qui aspirent le plus fortement à faire oublier la souillure dont elles sont entachées.
Aussi bien est-il significatif que les généalogistes du xviiie siècle qui font autorité, tels Antonio da Santa Maria Jaboatao pour Bahia et Antonio José Victoriano Borges da Fonseca pour le Pernambuco, s’attachent consciemment ou non à effacer autant que possible toute trace nouvelle-chrétienne de bien des lignages nobiliaires. Curieusement, relève José Antonio Gonsalves de Mello, alors que Borges Fonseca est « toujours si fiable », il commet plusieurs erreurs à propos de Diogo Fernandes et Branca Dias, au point « d’affirmer que [celle-ci] ne laissa pas de descendance dans le Pernambuco, alors que non seulement elle en eut, mais encore nombreuse». Ces généalogistes ne font cependant que refléter, à leur manière savante», les processus d’occultation largement répandus parmi les innombrables familles brésiliennes qui comptent des aïeux nouveaux-chrétiens (et même, sans doute, parmi les familles marranes qui auraient pratiqué préférentiellement des alliances endogames).
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Que les phénomènes de refoulement des origines juives, sous ses formes diverses, soient largement dominants rend d’autant plus remarquable la survie, même minoritaire, même fragmentée, d’une mémoire marrane. Le Brésil, tout en étant la terre des multiples métissages, réunit en effet certaines particularités qui se sont avérées favorables à la persistance de la foi du souvenir et à sa transmission jusqu’à nos jours.
On sait les caractères originaux du marranisme portugais et, au sein de ce dernier, ceux du marranisme brésilien. Les Juifs qui, en 1492, avaient fui l’Espagne pour chercher refuge au Portugal figuraient parmi les plus ardents dans leur foi. Lorsqu’un peu plus tard, en 1497, le roi Manuel décida à son tour de leur imposer le baptême, le contexte et l’enchaînement des circonstances différaient considérablement du cas espagnol. En effet les vagues de conversion forcée avaient commencé en Espagne des la fin du XIV siecle, puis elles avaient continue au long du XV en laissant subsister une communaute juive peu a peu diminuee, jusqu’a l’expulsion finale. Au contraire, au Portugal, c’est la communaute juive tout entiere qui, dans le meme temps, subit la conversion forcee, de sorte que ses reseaux de solidarite et de sociabilite ne furent pas soudainement demanteles: ils devinrent simplement clandestins. A quoi s’ajoutent d’importantes differences entre les conjonctures respectives concernant la repression de l’heresie judaisante. En Espagne, l’lnquisition fut introduite des 1480 et exerca contre les croyances et pratiques crypto-juives, pendant les premieres decennies de son fonctionnement, des poursuites d’une intensite et d’une severite telles que, des la mi-XVIe siecle, le marranisme espagnol, sauf en quelques cas residuels, se voyait pratiquement extirpe. En revanche, au Portugal, dans les annees qui suivirent la conversion forcee, les autorites firent preuve d’une relative tolerance quant a la perpetuation discrete de pratiques juives, jusqu’au moment ou l’lnquisition, en 1536-1540, y fut egalement introduite. Cette phase d’une quarantaine d’annees (1497-1540־) permit ainsi la formation d’un marranisme portugais specifique, solidement constitue.
Curieusement, des phenomenes semblables de decalages conjoncturels se repetent sur le continent americain: combines a un ensemble d’autres facteurs (tels que la plus forte densite de la population nouvelle-chretienne dans la colonie portugaise), ils rendent compte egalement de la specificite du marranisme bresilien. De fait, dans 1’Amerique hispanique, principalement au Mexique, en Nouvelle-Grenade et au Perou, les grandes vagues de repression se situent pendant le dernier quart du XVIe siecle, puis le deuxieme quart du xvne, frappant severement les reseaux de nouveaux-chretiens, dont les traces s’estompent ensuite rapidement. En contraste, au Bresil, l’activite inquisitoriale reste tres moderee (relativement) pendant quelque cent cinquante ans, puisque c’est a l’extreme fin du XVIIe siecle (avec le debut du « cycle » de l'or dans les Minas Gerais) que se declenchent les poursuites intenses contre les judaisants, qui se prolongent jusque dans la seconde moitie au XVIIIe siecle.
Autrement dit, la longue duree d’un siecle et demi pendant laquelle le Bresil ofFrait aux judaisants un refuge exceptionnellement sur repete et renforce en quelque sorte le phenomene de cristallisation crypto-juive qui s’etait produit au Portugal, au cours du siecle precedent, pendant les quatre decennies consecutives a la conversion forcee: soit une nouvelle phase de consolidation et une particularite supplementaire a l'interieur du marranisme portugais.
Ce n’est pas tout. Une autre particularite de l’histoire bresilienne n’a pu manquer d’imprimer sa marque sur la memoire marrane: il s’agit de l’episode d’occupation hollandaise qui, quoique bref, eut un fort impact sur le devenir de la colonie. On sait que le Bresil hollandais s’etendait largement sur la frange cotiere de la region du Nordeste, du Pernambuco au Maranhao, et que la premiere synagogue creee au grand jour sur le continent americain, en 1636, n’est autre que celle de Recife. Un certain nombre de nouveaux-chretiens (non pas tous, certes) declarerent alors ouvertement leur judaisme, et l’existence de la synagogue Zur Israel, meme de courte duree, eut certainement une influence determinante sur les milieux marranes du Nordeste bresilien.
La vie communautaire, la celebration des fetes, l’enseignement des rabbins Isaac Aboab da Fonseca et Moises Rafael de Aguilar revitaliserent les connaissances en matiere de religion juive chez les nouveaux-chretiens deja etablis dans la colonie. Une oeuvre de proselytisme fut egalement deployee, qui deborda meme jusqu’au Bresil reste sous controle portugais, comme en temoigne la tentative malheureuse d’Isaac de Castro a Bahia. –
Apres la defaite des Hollandais, en 1654, les Juifs venus d’Amsterdam purent reembarquer pour les Pays-Bas (ou a destination des Caraibes, voire de la Nouvelle-Amsterdam, la future New York). Mais les nouveaux-chretiens deja etablis au Bresil ne purent, selon.une tradition orale transmise jusqu’a nos jours, que se refugier a l'interieur des terres, dans les vastes etendues du sertao. Le Bresil peuple par les Europeens, Portugais ou Hollandais, se limitait au milieu du XVIIe siecle a une etroite frange cohere, et c’est surtout a partir des annees 1650-1660 que, de fait, les entreprises de colonisation des aires plus lointaines et plus inhospitalieres paraissent se multiplier dans le Pernambuco, la Paraiba ou le Rio Grande do Norte. Or les nouveaux- chretiens jouent encore un role eminent dans ce vaste mouvement d’expansion, comme en temoigne aussi la formation d’une culture populaire sertaneja comportant bien des traits herites d’influences judaisantes.
Le foyer de rayonnement que representait la synagogue de Recife avait certes disparu apres le depart des Hollandais, mais les sources d’informations provenant des communautes juives des «terres de tolerance », bien que desormais episodiques, ne tarirent pas completement. Les migrants nouveaux-chretiens continuerent a affluer au Bresil au long des XVIIe et XVIIIe siecles et certains d’entre eux avaient suivi des itineraires passant par l'Italie, la France du Sud-Ouest ou les Pays-Bas. Rappelons que tel etait le cas, par exemple, de Miguel de Mendonca Valladolid, ne en Espagne vers 1692, qui a l’age de sept ans fut emmene par sa mere a Amsterdam, ou il recut une education juive.
Ses peregrinations le conduisirent ensuite en Flandres a Bruxelles, en France a Bayonne, au Portugal a Lisbonne, et enfin au Bresil, d’abord a Bahia, puis a Rio de Janeiro et Sao Paulo, d’ou ses activites commerciales le mettaient en relation avec les Minas Gerais. Or son education dans la communaute d’Amsterdam permettait aussi a Miguel de Mendonca Valladolid de faire beneficier les milieux marranes bresiliens de ses connaissances concernant les celebrations et pratiques rituelles juives: aussi bien le retrouvons-nous dans le cercle de Manoel Mendes Monforte, medecin et maitre de moulin, repute pour sa bibliotheque de plus de deux cents volumes, et lui-meme situe au centre d’un important reseau de nouveaux- chretiens judaisants a Bahia. L’on signale egalement la circulation de cahiers manuscrits contenant des prieres ou indiquant le calendrier des fetes juives. Ainsi des informations, meme episodiques, liees a la perpetuation de pratiques judaisantes pouvaient-elles continuer a parvenir jusqu’au Bresil. Elles restaient neanmoins extremement rares dans les lointains sertoes, ou la memoire marrane se fondait essentiellement sur la transmission orale et la fidelite a un ensemble de coutumes «familiales».
Lorsque le marquis de Pombal abolit, en 1773, la distinction entre vieux et nouveaux-chretiens, la persecution inquisitoriale de l’heresie judaisante cessa brusquement, tant au Portugal qu’au Bresil, a la suite de cette decision politique. Or il ne semble pas que, malgre les coups portes, les reseaux marranes avaient alors totalement disparu: des survivances persistaient, surtout au Bresil, qui permettent de comprendre les resurgences du xxe siecle.
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Memoires Marranes-Nathan Watchel-Un autre bout du monde
Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu.
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Le present ouvrage, troisieme volet du « cycle » que je consacre aux etudes marranes, offre la suite que j’avais imprudemment annoncee dans l’« Epilogue » de La Foi du souvenir: il tente de joindre le passe au present, le present au passe, a la recherche puis a l’ecoute des descendants actuels des nouveaux-chretiens d’autrefois. Mais il ne s’agit pas vraiment ici, comme j’avais pu le faire dans le cycle de mes travaux consacres aux etudes andines, de combiner systematiquement les methodes et les techniques des deux disciplines complementaires, histoire et anthropologie. Pour une enquete ethnographique approfondie, tout terrain — a plus forte raison un terrain aussi difficile que le sertao — exige non seulement resistance physique, mais surtout longueur de temps. Nous avons parcouru, mon epouse Jacqueline et moi-meme, des milliers de kilometres dans les immenses espaces interieurs du Pernambuco, de la Paraiba, du Rio Grande do Norte et du Ceara, pendant de nombreux voyages au cours de plus d'une decennie (1998- 2008), mais nous n'avions pas la disponibilite de rester sur place pour les longs sejours qui auraient ete necessaires. L'on n'a donc pu qu'amorcer l'enquete sur les coutumes sertanejas, afin de concentrer l'investigation (puisque la question porte toujours sur memoire et identite) sur la collecte de plusieurs dizaines de recits de vie. C'est le materiel ainsi reuni que l'on presente dans ce finale: s'il est necessaire de qualifier ce travail, Ton peut dire qu'il releve en somme d'un genre qui reste honorable, celui de l'histoire orale.
Il convient cependant, avant d'entendre la voix des «Juifs marranes » contemporains, de les situer tout d'abord dans leurs divers contextes. Les recits recueillis sont ceux de temoins dont la quete fut facilitee (relativement) par un phenomene spectaculaire qui se developpe au Bresil depuis la fin du xxe siecle, notamment dans la region du Nordeste: celui du retour au judaisme de nombreuses personnes qui s'identifient elles-memes comme descendants des nouveaux-chretiens de l'epoque coloniale. Ce sont ces processus de resurgences observes au Portugal au debut du siecle dernier, puis recemment au Bresil, dont on rappelle quelques aspects dans le cadre d'un premier contexte. Notre echelle se reduit ensuite pour la mise en place du deuxieme contexte, a savoir le cadre geographique et histo-rique des sertoes du Nordeste bresilien (et plus particulierement de la region du Serido, au coeur des sertoes de la Paraiba et du Rio Grande do Norte). Entrent enfin en scene les temoins contemporains eux-memes, leurs recits etant proposes selon un ordre dont j'assume la part de subjectivite: ils se succedent en fonction de la musique qu'ils me semblent faire entendre, du systeme d'echos que l'on perqoit entre les themes recurrents d'une experience singuliere a l'autre- en quoi ces recits expriment bien une memoire veritablement collective
Et si l'ensemble se termine par le temoignage de Socorro Torquato, ce n'est pas seulement parce que les reproductions de ses belles ceramiques illustrent le present ouvrage (et furent au centre de l,exposition presentee en 2003, a la Maison de l'Amerique latine, a Paris, sur «l'Art marrane du sertao »), mais aussi, et surtout, parce que son recit (comme celui de son mari Virgilio Maia) exprime remarquablement les complexites de la memoire marrane, souvent reminiscence semi-consciente, savoir longtemps ignore qui, lorsqu;il affleure a la conscience, revet aussitot l,evidence du toujours su.
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Memoires Marranes-Nathan Watchel- Resurgences marranes au Portugal
Resurgences
Un bien singulier pelerin
Que cet homme aux yeux traverses
D'une tristesse millenaire;
II soupirait: *Jerusalem!»
Heinrich Heine, Melodies hebraiques, Yehuda ben Halevy.
L'on admettait generalement, au debut du xxe siecle, que toute trace de crypto-judai'sme avait depuis longtemps disparu dans le monde iberique: il etait acquis que la persecution inquisitoriale, le temps et, pour la partie lusitanienne, l'abolition de la distinction entre vieux et nouveaux-chretiens avaient fait leur oeuvre, de sorte que toutes les formes d'heresie judai'sante etaient desormais extirpees, et les descendants des conversos en quelque sorte dissous dans fensemble de la population. Or, si la grande majorite de ces derniers s'est effectivement assimilee a la societe globale, quelques indices, certes rares, attestent au long du xixe siecle la persistance d'une presence marrane; ce que confirment au xxe siecle d'etonnants mouvements de retour au judai'sme, d'abord au Portugal, puis au Bresil, dont les acteurs se considerent comme descendants des nouveaux- chretiens d'autrefois. Ces reapparitions au grand jour de ce qui etait reste clandestin pendant tant de siecles se signalent comme autant de resurgences, dans le monde lusitanien, des longues continuites d'un marranisme souterrain.
En revanche, la continuite documentaire est pratiquement rompue en raison du tarissement, dans la deuxieme moitie du xviiie siecle, de notre principale source d'information, a savoir les dossiers inquisitoriaux concernant l'heresie judaisante. Quelle est donc la preuve d'un lien entre les resurgences du present et les conversos du passe ? De fait, en l'absence de traces ecrites, se pose inevitablement le probleme de l'authenticite de l'ascendance nouvelle-chretienne des «Juifs marranes» d'aujourd’hui. D'autant plus que le succes des multiples eglises evangelistes, surtout au Bresil, au cours du meme xxe siecle, rend le tableau encore plus complexe: certaines de ces congregations (telle l'Eglise adventiste du septieme jour) adoptent en effet des symboles et des rites d'inspiration juda'ique (etoile de David, menorah, observation du shabbat, etc.), si bien qu'elles peuvent assurer une transition vers l'adhesion au judaisme normatif de personnes issues de milieux tres differents. Complexite supplementaire: il n'est pas rare, comme nous le verrons, que d'authentiques descendants de nouveaux-chretiens, dans leur itineraire religieux, passent par une phase evangeliste avant leur retour final au judaisme. Des lors, ce qui fonde sinon une preuve toujours certaine, du moins une forte presomption de veracite, c'est une conjonction de divers indices (donnees genealogiques, contexte social et historique, coherence de la tradition orale, recurrence de coutumes specifiques, etc). Dans le cas des phenomenes portugais et bresiliens, tous ces indices convainquent que nous sommes bien en presence d'authentiques resurgences marranes.
Resurgences marranes au Portugal
Rappelons l'ouverture de l'ouvrage Os Cristaos-Novos em Portugal no seculo xx, que Samuel Schwarz publie en 1925 :
L'existence de Juifs clandestins, en plein xxe siecle, dans un pays democratique et republicain d'Europe parait, a premiere vue, invraisemblable […]. Pourtant, ils existent encore, au Portugal!
L'on ne reviendra pas ici sur les circonstances extraordinaires de la decouverte, en effet sensationnelle, des crypto-juifs de Belmonte par Samuel Schwarz, dont le livre fait certainement date. Mais il convient de le situer lui-meme dans son propre contexte, celui d'une maniere d'effervescence, en ce temps au Portugal, autour de la question marrane.
Au cours de la meme annee 1925 paraissent effectivement deux autres livres, de caracteres respectivement tres differents, mais qui eux aussi confirment la presence persistante de groupes crypto-juifs au Portugal: il s'agit de A Invasao dos Judeus de Mario Saa, d'une part, et du tome V de Memorias Arqueologico-Historicas do Distrito de Braganga. Os Judeus no Distrito de Braganga de Francisco Manuel Alves, d'autre part.
Comme son titre l'indique, le livre de Mario Saa est un violent pamphlet antisemite: l'auteur, chantre de l'ideologie «integraliste », accuse les Juifs, corrupteurs de fame nationale, d'etre la cause de tous les maux du Portugal, a commencer par l'assassinat du roi Carlos, le renversement de la monarchie et la proclamation de la republique: « En octobre 1910, l'oeuvre glorieuse des Freres se vit vengee […]. La multitude des heretiques nouveaux-chretiens, si souvent reprimee, se rassasiait maintenant dans une orgie de revanche a 1'encontre du clerge […].» Ce genre de propagande reprenant les cliches les plus banals, mais virulents (complot judeo-maqonnique, esprit juif de subversion, etc.), n'etait alors pas isole: peu auparavant, en 1923, avaient ete traduits en portugais les Protocoles des Sages de Sion. – Pourtant, paradoxalement, au milieu de ses vituperations et imputations delirantes, Mario Saa procure des informations d'un reel interet sur certains aspects de la persistance, a son epoque, de pratiques crypto-juives:
[…] du metissage religieux que les nouveaux-chretiens professaient en secret, il reste encore aujourd'hui des vestiges en des lieux oublies de nos provinces, principalement pres des frontieres, dans la Beira et le Tras-os-Montes […]. Dans la Beira, il y a des localites entierement peuplees de Juifs, comme le bourg de Belmonte […], ou l'on va a la synagogue, pratique la circoncision, labattage du betail selon les regies judai'ques, etc. En ce lieu, comme en d'autres dans le Tras- os-Montes […], toute la population est juive, vivant selon les coutumes de la synagogue, mais toujours prudemment, sans meme en soupconner 1'origine juive! […]. Il s'agit dans les deux cas de populations qui ont perdu leur tradition genealogique, mais sans avoir perdu leur tradition religieuse. En d'autres lieux, cependant, comme a Bragance, survit toute la tradition de l'origine, de meme que la tradition de croyance: la tradition y est complete.
Ces considerations tres fines, veritablement pertinentes, a propos de coutumes pratiquees selon des modalites differentes (tantot dans l'ignorance de leur origine, tantot en toute conscience), venant d'un auteur si violemment hostile a l'objet dont il traite, montrent qu'il a egalement effectue une enquete serieuse sur les lieux memes qu'il evoque dans ses diatribes.
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De fait, Mario Saa s'etait informe aupres du pere Francisco Manuel Alves, abbe de Baqal, auteur des Memorias Arqueologico-historicas do Distrito de Braganga, oeuvre monumentale comptant onze volumes, dont le cinquieme, precisement consacre aux Juifs de Bragance, est publie au cours de la meme annee 1925. Or Francisco Manuel Alves, homme d'Eglise, se situe en quelque sorte aux antipodes de l'« integraliste» Mario Saa: car il est aussi un authentique savant, directeur du musee de Bragance, un chercheur qui pendant des decennies mena enquete sur le terrain, collectant une somme encyclopedique de materiaux archeologiques, historiques et ethnographiques, faisant preuve en outre d'un rare esprit d'ouverture et de tolerance. C'est ainsi que le volume V des Memorias comporte, entre autres, la liste des mille sept cent cinq personnes, hommes et femmes, originaires de la région de Bragance, qui furent condamnées par l’Inquisition pour délit de judaïsme. Francisco Manuel Alves dédie le volume à l’un de ses amis, José Furtado Montanha, dont de toute évidence il savait le crypto-judaïsme. Dans une lettre adressée à son ami au cours de sa recherche, en 1921, il lui faisait part de ses craintes quant aux réactions que le contenu de son ouvrage pourrait provoquer auprès de « certains fanatiques actuels », et il ajoutait même : « O José, l’étude de cette question m’a mis dans une disposition telle que je regrette presque de ne pas être juif. »
Les publications que l’on vient de rappeler prenaient place dans une conjoncture particulière : depuis quelques années le capitaine Artur Carlos de Barros Basto avait entrepris 1’« Œuvre de Rédemption », afin de développer parmi les marranes portugais un mouvement de retour au judaïsme. Il était né en 1887, près de Porto, de père crypto-juif et de mère chrétienne. Dans son propre itinéraire religieux, il s’était tout d’abord heurté au refus de la communauté de Lisbonne, de sorte qu’il avait dû s’adresser, en 1921, au rabbin de Tanger, qui accepta sa conversion. Peu après, en 1923, réunissant quelques immigrés ashkénazes et des crypto-juifs venus de l’intérieur, il fonda la communauté juive de Porto, Mekor H’aim («Source de vie»). Les appels de Barros Basto, bientôt soutenu par Samuel Schwarz, en vue d’une aide des communautés juives du monde occidental, obtinrent dès 1926, de l'Alliance israélite universelle et de l’Anglo-Jewish Association, envoi d’une mission d’étude confiée à Lucien Wolf, journaliste et diplomate auprès de la Société des Nations. Celui-ci se rendit à Belmonte, Guarda, Covilhâ et Porto, puis rédigea a son retour un rapport extrêmement favorable à 1’« Œuvre de Rédemption » : l’aide aux marranes du Portugal, plaidait-il avec émotion, s’imposait aux communautés juives d’Europe et d’Amérique comme un devoir sacré :
De temps en temps nous avons été pris d’enthousiasme à propos d’autres ramifications plus ou moins douteuses du judaïsme, comme les Chinois juifs de Kai-feng-fu, les Falashas d’Abyssinie, les Juifs noirs de Cochin et les Dagatou de Tombouctou. Mais ces marranes sont bien plus proches de nous. Ils sont partie intégrante de l’histoire juive européenne, proches parents des congrégations séfarades d’Europe et d’Amérique, et descendants d’hommes et de femmes qui ont mené un combat héroïque pour la défense du judaïsme, ce pour quoi leurs coreligionnaires ne leur témoigneront jamais suffisamment leur admiration et leur gratitude. Nous avons une dette à leur égard, que nous ne pouvons écarter n.
Le rapport de Lucien Wolf aboutit à la création du Portuguese Marrano Commitee, à Londres, pour rassembler l’aide morale et économique au prosélytisme juif parmi les marranes portugais. La nouvelle de leur découverte suscita un véritable intérêt international, comme l’attestent les visites au Portugal de personnalités telles que Paul Goodman, de Londres, auteur d’une History ofthe Jews (1911) ; Lily Jean-Javal, journaliste et poétesse, qui rendit compte de son voyage dans Sous le charme du Portugal (1931) ; Cecil Roth, qui achevait son Histoire des marranes (1932), ajoutant un épilogue sur «Les marranes d’aujourd’hui»; ou encore, en 1931, le rabbin de Salonique, Baruch Ben-Jacob, qui devant tous ses auditoires prononça ses sermons en ladino ; il rencontra Francisco Manuel Alves à Bragance, Samuel Schwarz à Covilhâ et conclut son périple en comparant Artur Carlos de Barros Basto à Judas Maccabée.
De fait, celui-ci déployait une énergie impressionnante afin de mener à bien « l’Œuvre de Rédemption », d’où résultaient de premiers succès. C’est ainsi qu’en 1927, à l’instar de celle de Porto, fut fondée la communauté juive de Bragance, où nous retrouvons José Furtado Montanha, qui en fut le premier président. Barros Basto effectua ensuite une tournée apostolique dans la région du Nordeste, passant par Macedo de Cavaleiros, Mogadouro, Vilarinho, Lagoaça, Moncorvo, s’efforçant d’instaurer dans chacune de ces localités les linéaments d’une organisation juive. Deux ans plus tard, en 1929, vint le tour de la communauté de Covilhâ, dont l’assemblée générale était présidée par Samuel Schwarz. Une autre communauté fut également constituée en 1931 à Pinhel, près de Guarda. – A Porto même, suivant les recommandations du rapport de Lucien Wolf, avait été ouverte une école destinée à l’instruction religieuse de jeunes gens qui, de retour dans leurs localités d’origine, auraient eu pour mission de diffuser 1’«Œuvre de Rédemption» auprès des populations cryptojuives. Devenue en 1929 la Yeshiva Rosh Pinah, elle accueillit jusqu’en 1938 plus de quatre-vingts élèves, en régime d’internat gratuit, pour une scolarité de trois ans ; la liste de ces étudiants indique qu’ils venaient le plus fréquemment de Bragance, de Belmonte, de Pinhel, d’Argozelo, de Lagoaça, de Vilarinho ou de Covilhâ. – Ce n’est pas tout. Afin d’entretenir un lien régulier avec les crypto-juifs dispersés dans le pays, Barros Basto assura également, à partir de 1927, la publication d’un périodique, Ha Lapid («Le Flambeau»), dont le projet était annoncé dans le premier numéro :
Si Dieu béni approuve notre œuvre, nos efforts assureront, dans un bref délai, le rachat rédempteur de milliers de Portugais qui, au nord du Tage, vivent spirituellement avec de vagues réminiscences de la religion de leurs ancêtres.
Enfin, grâce aux contributions financières recueillies, Barros Basto entreprit la construction à Porto d’une synagogue aux plans grandioses, afin d’en faire comme la « cathédrale» des marranes du nord du Portugal. La première pierre en fut déposée, en juin 1929, par le représentant de la communauté juive de Lisbonne, Moses Bensabat Amzalak, qui prononça lors de la cérémonie un discours à la mémoire des martyrs crypto-juifs condamnés par l’Inquisition. Les moyens réunis étant intermittents, la synagogue ne fut inaugurée qu’en janvier 1938. Or ce qui paraissait le couronnement de l’œuvre d’Artur Carlos de Barros Basto advint à un moment où celui-ci, depuis plusieurs années, se heurtait à de graves difficultés, tandis que s’annonçait l’échec de son action.
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Depuis 1932, le contexte politique s’est considérablement modifié avec l’accession à la présidence du Conseil du Dr. Antonio Oliveira Salazar, qui bientôt instaure l’«Etat nouveau», corporatif et autoritaire. La campagne antisémite, dont on a vu plus haut un exemple avec Mario Saa, trouve un regain de virulence et se voit relayée par les organes de presse, comme le journal conservateur et fasciste A Voz, qui dénonce explicitement l’œuvre d’Artur Carlos de Barros Basto :
À l’aide de l’argent étranger, on érige des synagogues, des établissements d’enseignement appelés «séminaires», on développe cette propagande judaïque dans les centres où se trouve une descendance des anciens nouveaux-chrétiens, au détriment de l’unité morale et de la paix religieuse de la Nation portugaise.
Or la dénonciation ne porte pas seulement, venant des milieux catholiques et conservateurs, sur le travail de prosélytisme effectué par Barros Basto : elle vise aussi, venant peut-être de milieux proches, sa personne même. En décembre 1934, une plainte anonyme est déposée, en effet, accusant Barros Basto d’atteinte aux bonnes mœurs (explicitement, de harcèlement homosexuel auprès de certains étudiants de la Yeshiva). Scandale évidemment, les autorités de la communauté juive de Lisbonne prennent leurs distances, les dissensions internes à celle de Porto s’avivent. Quand l’affaire est jugée au tribunal militaire le 29 juillet 1937, les preuves ne paraissent pas suffisantes et Barros Basto est acquitté. Mais le Conseil supérieur de Discipline n’a pas attendu jusque-là: dès le 12 juin, il a décidé d’exclure le capitaine de l’armée, sentence aussitôt confirmée par le ministre. Malgré le jugement du tribunal, Artur Carlos de Barros Basto reste exclu de l’armée, et la presse antisémite trouve ample matière à de basses campagnes de dénigrement.
Il fait front cependant et persiste, mais la conjoncture s’avère désormais défavorable. Le mouvement des conversions ralentit nettement, aucune autre communauté juive n’est créée. Mais il est remarquable que Barros Basto continue à faire paraître Ha-Lapid, à un rythme à peu près régulier : on compte cent cinquante-six numéros de la revue jusqu’à son extinction en 1958. L’on relève aussi un net changement de son orientation editoriale à partir de 1933 : si le périodique continue à diffuser les informations requises par 1’«Œuvre de Rédemption», il affirme en même temps un vigoureux engagement militant, à la!fois sioniste et antifasciste. C’est ainsi que, dès août 1933,le numéro 58 comporte un article véritablement prémonitoire de Raymond-Raoul Lambert : « Le judaïsme se trouve à la veille ces heures les plus tragiques qu’il a connues depuis les persécutions du Moyen Age. La dictature hitlérienne, avec une obstination sans pitié, poursuit sa politique d’anéantissement des forces juives d’Allemagne. […] Il y a tous les jours des exécutions sommaires dans les camps de concentration et, quand les familles peuvent recevoir les corps des victimes, ce sont les prières des martyrs que, comme au temps de l’Inquisition, les rabbins d’Allemagne prononcent dans les cimetières que rien ne peut plus défendre contre les profanations.» – (On sait que le même Raymond-Raoul Lambert, pendant les années d’Occupation en France, deviendra directeur de l’UGIF-Sud et sera déporté avec sa famille, en 1943, dans les camps de concentration qu’il dénonçait ainsi dix ans auparavant.)
Quand Artur Carlos de Barros Basto meurt, en 1961, abandonné de tous, les résultats de 1’« Œuvre de Rédemption » apparaissent bien loin des rêves qu’il avait si longtemps entretenus. Mais son insuccès ne doit pas être attribué seulement à des dissensions internes, ni à sa personnalité controversée. Les campagnes antisémites, de leur côté, puis les années de guerre ne pouvaient qu’aviver les sentiments, profondément ancrés dans les milieux marranes, de méfiance et de crainte à l’égard du monde extérieur. En fait, c’est l’entreprise même de prosélytisme qui non seulement ne correspondait pas à la doctrine généralement admise par le judaïsme officiel, mais encore se heurtait à la réalité même de la religiosité marrane, enracinée dans la clandestinité depuis des siècles. Samuel Schwarz n’avait pas manqué d’insister sur ce facteur essentiel : « Ce qui frappe le plus, quand on veut étudier la vie des Juifs, c’est le grand secret qui continue à entourer, aujourd’hui encore, leurs cérémonies et pratiques de la religion juive, comme aux anciens temps de l’Inquisition. » Dans ces conditions, l’adhésion à un judaïsme ouvert impliquait des bouleversements spectaculaires, auxquels les intéressés ne pouvaient aisément consentir. La perpétuation d’un crypto-judaïsme se voyait elle- même remise en cause à la suite des transformations entraînées par la Seconde Guerre mondiale, dont les effets parvenaient jusque dans les régions les plus isolées. Il semble bien que la plupart des groupes marranes recensés dans les années 1920- 1930 aient de nos jours pratiquement disparu.
Si l’estimation d’une population de quinze mille à vingt mille crypto-juifs, avancée à l’époque de Samuel Schwarz et de Francisco Manuel Alves, paraît quelque peu exagérée, du moins peut-on retenir leur inventaire de près d’une trentaine de localités où, de leur temps, subsistaient des groupes marranes. On pouvait en trouver encore certaines traces dans les années 1950-1960, comme le fit Amilcar Paulo, un ancien étudiant de la Yeshiva Rosh Pinah de Porto, au cours du périple qu’il accomplit de Bragance à Belmonte en passant par Caçarelhos, Argolezo, Macedo de Cavaleiros, Mogadouro, Vilarinho dos Galegos. Mais partout, sauf à Belmonte, Amilcar Paulo ne rencontra que déclin et désaffection : ses interlocuteurs attribuaient cet abandon des traditions, principalement, à la multiplication des mariages mixtes et à l’émigration qui dépeuplait .es régions de la Beira et de Trás-os-Montes. — Ecoutons par exemple le cordonnier Joáo Baptista dos Santos, de Bragance, qui « ne cache son ascendance devant personne » et « revendique même des ancêtres qui ont été martyrs de l’Inquisition ». Après avoir évoqué les fêtes juives célébrées autrefois, il commente :
C’était le bon temps ! Maintenant, tout est fini. Les quelques Juifs qui restent (parce que la majorité a émigré au Brésil, en France, et même en Allemagne) prient chez eux et maintenant ils ne se réunissent plus […].
Comment expliquez-vous que tout disparaît? demandai- je.
Ecoutez… c’est à cause des mariages! On a commencé à épouser des vieilles-chrétiennes, voilà. On a abandonné notre Loi. Les enfants sont éduqués par les femmes, et maintenant tout le monde va à l’église. Moi aussi, j’ai épousé une vieille- chrétienne, mais je n’ai pas changé. Mes enfants suivent ma religion. J’ai même donné des noms bibliques à mes filles, l’une s’appelle Rachel et l’autre Léa. Mais maintenant il n’y a presque plus de Juifs.
Ou encore cette vieille dame de Vilarinho dos Galegos :
– Oui, il y avait encore beaucoup de Juifs dans le village. Les purs, pendant toute l’année, ne mettaient jamais les pieds à l’église. Mais les familles mêlées avec les « chuços », elles si, elles la fréquentent maintenant. [Le terme « chuços » désigne péjorativement les vieux-chrétiens.] […] Comme vous le voyez, maintenant nous ne nous réunissons plus. Tout est embrouillé. Mais moi je continue à avoir foi en le Grand Dieu d’Israël.
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La communauté marrane de Belmonte se signale comme l’exception, à plusieurs titres. Ses membres présentent la particularité, tout d’abord, d’avoir résisté dans les années 1920- 1930 aux diverses tentatives de prosélytisme dont ils avaient été l’objet. La présence et la recherche de Samuel Schwarz n’eurent aucun effet sur leurs pratiques ; celui-ci échoua même à établir un lien entre eux et la synagogue de Covilhâ. L’« Œuvre de Rédemption» d’Artur Carlos de Barros Basto ne réussit pas davantage : les cinq étudiants de la Yeshiva Rosh Pinah originaires de Belmonte, formés en principe pour dispenser un enseignement religieux à leurs concitoyens, se consacrèrent finalement à d’autres tâches ; et il ne semble pas que Barros Basto lui-même, lors de ses visites au bourg, y ait suscité grand enthousiasme pour un retour formel au judaïsme.
Or Belmonte présente une particularité supplémentaire dans les années I960 : Amilcar Paulo y rencontra encore une communauté marrane bien constituée, dont les membres continuaient à se réunir pour célébrer en commun les fêtes juives et gardaient conscience également de l’origine de leurs coutumes. Comme Samuel Schwarz une cinquantaine d’années auparavant, Amilcar Paulo put observer que c’étaient surtout les femmes qui connaissaient rites et prières, transmettaient les traditions et jouaient le rôle d’officiantes lors des cérémonies religieuses. C’est ainsi qu’il assiste à la célébration d’un shabbat :
La maîtresse de maison vient nous accueillir. Les premières étoiles sont sur le point d’apparaître, la maison s’emplit de gens. L’officiante se couvre la tête d’un voile de lin blanc à la manière d’un taleth, le châle rituel. Puis elle regarde en direction de l’Orient et, se masquant les yeux avec la paume de ses mains, elle prononce à haute voix une prière que l’assemblée répète en sourdine. Après qu’elle a prononcé un grand nombre de prières, que tous répètent à voix basse, tous entonnent en chœur une série de bénédictions. La cérémonie s'achève par le cantique de Moïse.
Amilcar Paulo observe cependant qu’un clivage s’est produit cepuis quelque temps à l’intérieur de la communauté marrane ce Belmonte, dont la plupart des membres étaient des marchands ambulants, allant de foire en foire, vendant tissus de coton, chiffons et autres camelotes. Certains d’entre eux parvinrent à s’enrichir et ouvrirent dans le bourg des magasins aux «rayons chargés de marchandises». Ces commerçants fournissent à crédit « une grande partie de cette marchandise à leurs coreligionnaires plus pauvres, qui la vendent dans les foires et la paient quand ils peuvent». Et Amilcar Paulo ajoute:
Mais ces nouveaux-chrétiens maintenant aisés, qui sont propriétaires d’une maison et d’une automobile, vivent éloignés de leurs anciens compagnons de foi. Grâce à des mariages avec des vieilles-chrétiennes, ils se sont élevés à une classe sociale supérieure. Ils ne pratiquent plus aucune tradition judaïque, et bien que certains aident leurs parents pauvres et partagent parfois leurs problèmes, ils se maintiennent éloignés d’eux. Ceux-ci, de leur côté, les considèrent comme perdus poulie judaïsme et ne les estiment plus comme faisant partie des leurs.
Une partie de la population crypto-juive de Belmonte, la plus fortunée, avait ainsi commencé à suivre le processus de fusion dans la société globale, comme l’avaient fait précédemment celles des autres localités du Trâs-os-Montes ou de la Beira. Mais, tandis que le marranisme ne subsistait dans ces dernières que fragmenté, chez quelques individus isolés, il formait encore la base, à Belmonte, d’une communauté toujours vivante.
- Ibid, 140-141 : «Alguns cristâos-novos, antiguos feirantes, che- garam a enriquecer. Abriram na vila lojas cujas prateleiras encontramos carregadas de mercadorias. Fornecem muita dessa mercatoria, a credito, aos seus correligionàrios mais pobres, que a vendem nas feiras e lha pagam quando podem. »
- , p. 141 : «Mas esses cristâos-novos jâ abastados, que têm casa propria e automovel, vivem afastados dos seus antigos companheiros de fé, tendo ascendido, através dos seus casamentos com cristâs-velhas, a uma classe social mais elevada. Ja nâo praticam nenhuma tradiçâo judaica, e apesar de alguns ajudarem os seus parentes pobres, compartilhando por vezes dos seus problemas, mantêm-se deles afastados. Estes, por sua vez, consideram-nos perdidos para o judaismo e nâo os encaram mais como “uns dos seus”. »
Vingt ans après les visites d’Amilcar Paulo, les informations les plus récentes sur cette communauté nous sont fournies, à partir des années 1980, par David Augusto Canelo, lui-même originaire de Belmonte, dont la longue familiarité avec ses concitoyens crypto-juifs éveilla une vocation pour l’étude du marranisme. À la fin de la décennie, sur une brève période, se sont concentrés divers événements marquant un tournant historique pour la communauté de Belmonte, qui témoignent aussi d’influences croissantes du monde extérieur. C’est ainsi qu’en novembre 1987 le rabbin Joshuà Stampfer, de Portland (Etats-Unis), célébra publiquement, pour la première fois, un shabbat dans le salon d’honneur de la municipalité, avec la participation d’une cinquantaine de crypto-juifs. En 1988 fut créée l’Association judaïque de Belmonte, en vue d’un retour au judaïsme officiel. En mai 1988, celle-ci reçut la visite d’une délégation de la communauté de Lisbonne pour la célébration d’un autre shabbat. Pendant ce temps, entre 1988 et 1990, Frédéric Brenner préparait de son côté et tournait son film sur Les Derniers Marranes. En janvier 1989, l’Association judaïque devenait la Communauté juive de Belmonte, pourvue en 1990 d’un rabbin venu d’Israël. Enfin, le 4 décembre 1996, cinq cents ans après la conversion forcée, était inaugurée la synagogue de Belmonte. C’était comme une victoire posthume, tardive et indirecte, de « l’Œuvre de Rédemption » d’Artur Carlos de Barros Basto.
Cependant, tous les crypto-juifs de Belmonte n’adhéraient pas à ce mouvement de retour au judaïsme officiel. Celui- ci, pour beaucoup d’entre eux, représentait une nouveauté incompatible avec la tradition qu’ils avaient toujours connue, transmise clandestinement par leurs ancêtres, de génération en génération, au prix de tant de martyrs. De fait, alors même que la mémoire se veut la plus fidèle, elle trahit néanmoins quelque chose d essentiel, car a travers la reconversion se perd, précisément, cette composante fondamentale de la religiosité marrane qu'est le secret, le secret en quelque sorte ritualisé. C’est ce qu’explique le regret nostalgique de Dona Emilia, la « sacerdote » de Belmonte dans le film de Frédéric Brenner :
Je nabandonnerai ma religion pour rien au monde […], pour moi ces nouvelles prières ne sont pas comme les nôtres […], la [religion] moderne, je n’y vais pas. Je pratique celle de mes parents […], la mienne est la bonne, c’est celle que m'ont transmise mes parents […]. Nous, on a toujours prié à la maison, alors qu’eux [les jeunes], ils vont prier là-bas, à la synagogue […]. Nous avons nos prières et ils ont les leurs.
La victoire posthume de « 1'Œuvre de Rédemption » reste donc finalement limitée. De nombreux membres du groupe marrane, surtout les plus âgés, restent ainsi fidèles aux pratiques crypto-juives, alors même que s’est constituée une communauté juive officiellement reconnue. Autrement dit, les clivages internes s'accentuent puisque, par rapport à ceux qui ont accompli leur retour explicite au judaïsme, se distinguent désormais, d’une part, ceux qui se sont élevés dans l’échelle sociale, ont épousé des vieilles-chretiennes, et abandonnent les coutumes crypto-juives pour s’intégrer dans la société globale; et, d autre part, ceux qui restent obstinément fidèles aux traditions transmises par leurs ancêtres, lesquelles exigent avant tout le secret : soit le paradoxe en quelque sorte d’un crypto- marranisme à l’intérieur d’un environnement désormais juif.
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Résurgences marranes au Brésil
Des résurgences marranes apparaissent également au Brésil dans le courant du xxe siècle, mais plus tardivement qu’au Portugal. Elles se manifestent aussi bien à Sâo Paulo et Rio de Janeiro qu’à Recife, Natal ou Fortaleza, foyers entre lesquels certains individus, dans leurs parcours, assurent d’ailleurs un lien. Cependant, c’est surtout dans le Nordeste, plus précisément dans le polygone formé par le Pernambuco, la Paraiba, le Rio Grande do Norte et le Cearâ, que le mouvement de retour au judaïsme atteint l’ampleur d’un phénomène collectif.
En fait, qu’il s’agisse du Sud-Est ou du Nord-Est, les récits de ces marranes contemporains présentent bien des analogies. Chaque itinéraire est évidemment singulier, unique, et néanmoins, à travers la diversité des cas, des thèmes récurrents se font écho d’un témoignage à l’autre. Leurs auteurs sont généralement originaires d’un milieu rural, nés dans des familles organisées selon un modèle patriarcal et pratiquant un système d’alliances endogame. Or ces familles se signalent par l’observation de coutumes distinctes (telles que la prohibition du porc, la bougie du vendredi soir, des rites funéraires particuliers, etc.), dont elles ne savent pas toujours clairement l’origine. C’est souvent au contact du monde extérieur, lorsque pour des raisons diverses certains de leurs membres arrivent dans la grande ville, qu’ils sont amenés à s’interroger: ils découvrent alors, avec stupeur, que les traditions familiales transmises de génération en génération, qu’ils croyaient pleinement chrétiennes, en réalité ne le sont pas. Ils prennent dès lors conscience que ces coutumes ne peuvent s’expliquer que comme un héritage juif, ou plutôt judaïsant. Au terme d’une quête qui peut être longue et difficile, ces personnes décident finalement (ou non, selon leur foi) de mettre leur identité religieuse en accord avec leurs racines.
Considérons tout d’abord quelques cas qui se situent dans la région du Sud-Est, à Rio de Janeiro ou Sao Paulo : il s’agit généralement d’individus isolés pendant la plus grande partie de leur parcours. Certains d’entre eux s’efforcent cependant, au tournant des années 1980-1990, d’établir les premières bases d’un réseau d’échanges et d’informations, avec pour ambition d’embrasser l’immense territoire brésilien.
Francisco Correa Neto, professeur à l’université de Niteroi, est né en 1932 à Itaperuna, à l’intérieur de l’Etat de Rio de Janeiro. Il raconte que son père, lecteur assidu de la Bible, consommait du pain azyme au moment de la Pâque et pratiquait en septembre un jeûne complet de vingt-quatre heures (qu’il désignait comme le «jeûne de l’octave»). Francisco Correa Neto confie aussi que, adolescent, il « ressentait un vide religieux qui exigeait d’être comblé, mais ni l’Église catholique ni les Églises protestantes ne pouvaient le faire». A l’âge de vingt ans, en 1952, il trouva à la bibliothèque publique de Niteroi un livre sur l’histoire du peuple juif, du rabbin Isaias Rafalovitch: «Ce fut mon initiation. En 1956, j’étais déjà décidé à redevenir juif, sans aucun contact avec quiconque, et en sachant encore moins comment4. » Quelques années plus tard, il rencontra le rabbin Henrique (Heinrich) Lemle, établi au Brésil après avoir fui le nazisme ; celui-ci avait organisé à Rio de Janeiro une communauté composée de Juifs européens, principalement allemands, et animait à la radio une émission religieuse très écoutée (nous le retrouverons aussi plus loin). Francisco Corrêa Neto put ainsi s’intégrer pleinement dans les milieux juifs de Rio de Janeiro ; sa conversion en bonne et due forme fut prononcée, en 1976, par le rabbin orthodoxe Abraham Anidjar, de l’Union Israélite Shel Gemilut Hassadim. Par la suite, il publia en 1987 un livre, Os Judeus. Povo ou religiâo ?, et, outre ses activités professionnelles, se consacra à entretenir une abondante correspondance avec des descendants de nouveaux-chrétiens disposés à effectuer, eux aussi, leur retour au judaïsme.
Cette première mise en relations fut relayée par la fondation à Sâo Paulo, à l’initiative du journaliste Helio Daniel Cordeiro, de la Société hébraïque pour l’étude du marranisme (SHEMA), une association culturelle qui se proposait de « sauver les valeurs historiques et religieuses des descendants de nouveaux-chrétiens qui, avec l’Inquisition, perdirent le contact avec leurs origines48». Cette société prenait elle- même la suite d’un petit groupe d’études religieuses qui se réunissait autour de Francisco Assis de Oliveira, connu comme Yacov, un jeune homme originaire du lointain Mato Grosso, qui passait tout son temps à prier avec ferveur à la synagogue du Beit Chabad de Sâo Paulo, et dont émanait un vrai charisme ; mais il ne tarda pas à effectuer son alyah pour Israël. –
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