Le rocher d'origine-Haim Shiran (Shkerane)&Fabienne Bergman-Le Juif Arabe

Le Juif Arabe
J' AVAIS DIX-SEPT ANS et nous habitions encore dans l’ancien mellah. Je venais de quitter mon emploi de tailleur chez Elie Messas. J’étais pourtant doué pour le métier, m’avait dit ce dernier avec regret. Mais si j’ai abandonné cette carrière sûre, je n’ai pas pour autant rejeté ce que j’avais appris et ma vie durant, j’ai usé de mes compétences en la matière. J’ai ainsi cousu la robe de mariée de ma défunte femme, Vicki, et aujourd’hui encore, il m’arrive de faire des retouches pour moi ou mes proches. J’ai donc changé de métier et de vie en entrant à Minerva, entreprise de peinture et de construction. Hadj Brahim, le propriétaire, m’avait engagé pour tenir son office. Il s’agissait d’un magasin de deux pièces. La première était un bureau avec table, téléphone, machine à écrire et aussi une armoire pour les dossiers. La seconde servait à entreposer le matériel de peinture et les colorants. Il y avait aussi une immense cave où étaient rangées les grandes boîtes de peinture et les échelles. J’avais été engagé pour recevoir les coups de téléphone, fixer les rendez-vous avec les architectes et marquer les heures de travail des ouvriers. A mon arrivée, ceux-ci n’étaient pas très nombreux, une vingtaine tout au plus. Ils seront une centaine quand je quitterai l’entreprise pour aller à Paris, six ans plus tard. Je devenais donc un peu téléphoniste et un peu scribouillard. C’était bizarre de passer de l’aiguille au stylo. Je n’avais aucune préparation pour ce métier, en dehors des quelques mois où j’avais travaillé aux halles de la médina de Meknès, après mon certificat d’études, vers quatorze ans. Je consignais alors les mouvements des marchandises et enregistrais les ventes de caisses de légumes et de fruits. Je devais me lever aux aurores pour arriver au travail à cinq heures du matin. Les halles n’étaient pas loin de l’ancien mellah et j’y arrivais tous les matins en courant. Ma pauvre maman se levait avant moi pour me préparer à manger et j’avalais tantôt ce migaz, sorte de brouet que le paprika généreusement versé rendait rouge, dans lequel on trempait du pain sec car on ne pouvait se permettre de jeter la moindre miche tantôt du smid, bouillie de semoule toujours très chaude, à l’huile et au safran. Ce smid se vendait d’ailleurs à chaque coin de rue du mellah et de la médina. Certains matins, je m’arrêtais dans ma course pour acheter quelques sfenz, ces beignets arabes troués, frits dans d’immenses poêles, que le marchand enfilait avec du raphia et dont je n’ai nulle part retrouvé le goût.
Les premiers mois chez Hadj Brahim, je n’avais pas grand-chose à faire. Je me rappelle avoir passé des heures entières devant des pages blanches que je remplissais fébrilement, puis jetais avec dépit avant d’essayer ma main sur d’autres feuillets vierges, tentant en vain de trouver une signature. Quand le panier à papier regorgeait de papiers froissés, je le vidais, prenais un autre bloc et continuais mes gribouillis pour trouver la griffe idéale qui serait digne d’être mienne. Ces exercices fébriles de pleins et de déliés furent finalement un investissement à long terme, puisque j’ai conservé la même signature jusqu’à ce jour.
En l’apposant, il m’arrive encore aujourd’hui de me remémorer ce bureau où je fis mes débuts dans la gestion. Outre mes exercices calligraphiques, la marche des affaires me permit aussi de préparer mon baccalauréat par correspondance et de potasser des cours de métreur et de comptable.
Hadj Brahim était noir de peau, grand et bien baraqué; il devait mesurer près de deux mètres. Il était très aimable avec tout le monde et c’était un bon vivant. Il savait raconter des blagues dont il riait lui-même le premier, à gorge déployée. Plus que tout, il aimait les réunions mondaines et il se targuait toujours de ses rencontres avec des ministres, des chefs de cabinets ou autres personnalités. Comme il est de coutume au Maroc, il distribuait beaucoup de cadeaux avec une largesse qu’il ne manifestait pas toujours envers ses subordonnés. Il avait deux femmes et plusieurs enfants que j’apprendrais à connaître petit à petit. L’un d’eux, jeune blond de mon âge, venait parfois m’aider au bureau. Un autre fils, aussi basané que son père, était aviateur.
Hadj Brahim était à la tête de Minerva, petite société qui devait prospérer à mesure que je m’y investissais. J’apprenais la gestion et la comptabilité et à l’occasion, je m’essayais au métier de peintre. Je mettais aussi de temps en temps la main à la pâte sur le terrain et visitais les chantiers sur lesquels nous travaillions. Nous peignions nombre d’écoles et d’administrations J’ai dormi bien des lois à la belle étoile avec les ouvriers, surtout dans le Sud, dans ces régions où le climat s’y prêtait. Nous prenions nos repas tous ensemble autour d’une grande marmite et l'ai alors habitué mon palais aux saveurs des plats arabes. ( le travail m’a permis de connaître le Maroc, de Tanger au nord à Rissani au sud, en passant par Fez, Rabat, Casablanca et Marrakech. Je circulais partout avec une camionnette, dans laquelle étaient toujours entreposés quantité de pots de peinture et d’échelles. Les travailleurs me considéraient comme un des leurs et il n’y avait aucune distance entre nous. J’étais toujours le bienvenu. De temps en temps, j’apportais des cadeaux et souvent, de la viande ou des légumes pour les repas. Pour les ouvriers, je représentais tout de même le patron. J’avais en effet pouvoir de décision sur nombre de choses. Mais je pense qu’ils m’aimaient bien et qu’ils avaient confiance en moi. Non seulement j’étais des leurs, mais je luttais aussi pour leurs intérêts. Ils le savaient et l’appréciaient, surtout les chefs d’équipes et les contremaîtres comme Mehdi et Saïd.
Hadj Brahim était membre du Conseil municipal de Meknès et de ce fait, il avait ses entrées dans les administrations et les bureaux ministériels. Il m’emmenait partout et me présentait comme le gérant de son entreprise. J’ai ainsi rencontré toutes sortes de personnalités. Hadj Brahim était un homme nerveux, mais fort heureusement, il savait aussi se montrer aimable. Il était cependant toujours difficile de lui soutirer une augmentation de quelques sous. Le vendredi, qui était jour férié et jour du paiement des salaires hebdomadaires, tous les employés de l’entreprise, vêtus de leurs plus beaux atours, venaient spécialement au bureau pour recevoir leur paie. S’ensuivaient toujours d’interminables disputes à propos des heures supplémentaires et des travaux non finis. Étant responsable des comptes, j’étais réellement déchiré entre les salariés et le patron. Je luttais toujours pour que ceux-ci touchent un peu plus d’argent, les sommes qu’ils recevaient n’étant jamais très grandes. A cette époque, il n’y avait pas de SMIG et nombre d’entre eux avaient des réclamations. Le patron, lui, me rétorquait toujours : « Hiyim, tu es pour la direction ou pour le personnel? » L’intonation arabe de mon nom dans sa bouche me faisait toujours sourire. Je n’oublierai jamais ces vendredis, les files d’attente nerveuse de ces artisans mécontents, frustrés d’avoir trimé toute la semaine pour si peu de francs. Combien de fois ces jours-là, Hadj Brahim n’a-t-il pas renvoyé le contremaître Mehdi, pour le rappeler le dimanche. Très souvent, il allait même jusque chez lui pour se réconcilier. En fait, ces luttes hebdomadaires étaient comme un rituel familial et elles finissaient toujours par des accolades.
Le fait que j’étais juif n’avait aucune incidence négative, ni pour Hadj Brahim, ni pour les ouvriers. Au contraire, mon appartenance au judaïsme m’auréolait à leurs yeux et m’assurait de leur considération, puisque les Juifs, c’est bien connu, excellent dans les affaires, sont intelligents et travaillent dur pour réussir. C’est sans aucin doute ce que j’ai fait durant mes six années chez Hadj Brahim, avec droiture et dévouement. Je pouvais trimer de six heures du matin jusqu’à sept ou huit heures du soir sans jamais demander à être rémunéré pour ces heures supplémentaires. Combien je gagnais? Je ne me le rappelle pas. Ce que je sais, c’est que ce poste de directeur comptable m’a permis de faire passer ma famille de l’ancien au nouveau mellah et d’y louer une très grande maison, cette belle et grande demeure des Benabou dont le fils Marcel était mon ami. Bien des années plus tard, quand lui sera professeur à la Sorbonne et moi directeur du théâtre Inbal à Tel Aviv, je lui organiserai une soirée littéraire, lors de la sortie de son livre Jacob, Menahem et Mimoun, une épopée familiale. La maison des Benabou comprenait sept ou huit pièces et possédait un beau jardin intérieur. C’était un modèle de l’habitat arabo-musulman traditionnel, au patio arboré et doté d’une fontaine. Nous habitions donc une des plus belles maisons du nouveau mellah de Meknès. Le changement de notre statut familial était considérable. Quant à moi, outre le prestige, j’y avais gagné une chambre pour moi tout seul.
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