Charles de Foucauld Reconnaissance au Maroc, Paris, -1888 7°Excursion a Sfrou
Charles de Foucauld Reconnaissance au Maroc, Paris, 1888 7°. —
EXCURSION A SFROU
La route de Fàs à Sfrou est sûre dans ce moment: il n’en est pas toujours ainsi. Les tribus des environs de Fàs sont tantôt obéissantes, tantôt en révolte: suivant ces deux états, les chemins de Sfrou et de Meknâs sont tantôt sans danger, tantôt périlleux. A l’heure qu’il est, on circule sans le moindre risque sur l’un et l’autre.
20 août.
Départ de Fàs à 5 heures du matin. Pendant la première portion du trajet, je traverse la partie orientale du Sais: plaine unie, sans ondulations; sol dur, assez pierreux, couvert de palmiers nains. Vers 8 heures, le pays change: fin du Sais; j’éntre dans une région légèrement accidentée; collines très basses, à pentes douces séparées par des vallées peu profondes; sol
souvent pierreux, parfois rocheux; terre rougeatre; a partir d’ici, on voit une foule de sources, de ruisseaux, dont les eaux, courantes et limpides, sont bordees de lauriers-roses. A 9 heures, je passe a hauteur d’un tres grand village, El Behalil il porte, dit-on, ce nom parce que ses habitants pretendent descendre des Chretiens. Quelle que soit son origine, son etat actuel est prospere; les maisons y sont bient construites et blanchies: autour s’etendent au loin de beaux et vastes vergers qui, avec ceux de Sfrou et du Zerhoun, forment cette riche ceinture qui entoure et nourrit Fas.
D’ici on voit les jardins de Sfrou, qui s’allongent a nos pieds en masse sombre; une pente douce y conduit: la ville est au milieu; mais, cachee dans la profondeur des grands arbres, nous ne l’apercevrons qu,arrives a ses portes. A 9 heures et demie, j’entre dans les jardins, jardins immenses et merveilleux, comme je n’en ai vu qu’au Maroc: grands bois touffus dont le feuillage epais repand sur la terre une ombre impenetrable et une fraicheur delicieuse, ou toutes les branches sont chargees de fruits, ou le sol toujours vert ruisselle et murmure de sources innombrables. Chechaouen, Taza, Sfrou, Fichtala, Beni Mellal, Demnat, autant de noms qui me rappellent ces lieux charmants: tous sont egalement beaux, mais le plus celebre est Sfrou. A 10 heures, j’arrive a la ville: de grands murs blancs l’entourent, elle a l’aspect propre et gai.
C’est surtout en la parcourant qu’on est frappe de l’air de prosperite qui y regne: on ne le retrouve en aucune autre ville du Maroc. Partout ailleurs on ne voit que traces de decadence: ici tout est florissant, et annonce le progres. Point de ruines. point de terrains vagues, point le constructions abandonnees: tout est habite, tout est couvert le belles maisons de plusieurs etages, a exterieur neuf et propre; la plupart sont baties en briques et blanchies. Sur les terrasses qui les surmontent, des vignes, plantees dans les cours, grimpent et viennent former des tonnelles. Une petite riviere de 2 a 3 metres de large et de 20 a 30 centimetres de profondeur, aux eaux claires, au courant tres rapide, traverse la ville par le milieu: trois ou quatre ponts permettent de la franchir. Sfrou a environ 3000 habitants, dont 1000 Israelites. II y a deux mosquees et une zaoui'a; celle-ci renferme de nombreux religieux appartenant aux descendants de Sidi El Hasen el Ioussi. On remarque aussi beaucoup de turbans verts, insigne des Derkaoua.
Sidi El Hasen el Ioussi est un celebre marabout marocain qui napuit dans la premiere moitie du XIe siecle de l’hegire (entre 1592 et 1640, environ). Voici quelques notes concernant sa personne: elles sont extraites d’un ouvrage ecrit par lui-meme, Mohadarat Chikh El Hasen el Ioussi; elles m’ont ete communiquees par M. Pilard, ancien interprete militaire: “Je suis El Hasen ben Mesaoud ben Mohammed ben Ali ben Iousef ben Ahmed ben Ibrahim ben Mohammed ben Ahmed ben Ali ben Amar ben Iahia ben Iousef (et celui־ci est l'ancetre de la tribu) ben Daoud ben Idracen ben Ietatten. Voila quelle etait la genealogie (de Iousef) lorsqu’il vint se fixer a Hara Aqlal, bourgade du Ferkla encore bien connue aujord’hui.. . Quant au qualificatif de Ioussi, on disait originairement el Iousfi, et ce nom rappelait l’ancetre de notre tribu. Mais, dans leur idiome, les gens de notre pays supriment l’F. . . Mon maitre fut le Chikh el Islam Abou Abd Allah Sidi Mohammed En Nacer ed Drai”.
Sfrou tire sa richesse de plusieurs sources: ce sont: 1° le commerce qu’elle fait avec les tribus des environs, Ait Ioussi. Beni Ouarain, etc.: elle leur vend les produits europeens et prend en echange des peaux, et surtout de grandes quantites de laines: ces dernieres, parmi lesquelles celles des Beni Ourain sont les plus estimees, sont lavees et nettoyees a Sfrou, ou ce travail occupe une grande partie de la population: puis on les vend a Fas. parfois meme directement a Marseille: 2° le passage des caravanes du Tafilelt et le commerce qu’elle fait avec Qgabi ch Cheurfa et le sud: 3° ses jardins: elle exporte a Fas une multitude enorme de fruits: olives, citrons, raisins, cerises, etc.: le raisin est si abondant qu’on en fait d’excellent vin a 10 trances l’hectolitre; 4° les poutres et les planches qu’elle recoit du Djebel Ait Ioussi et qu’elle expedie dans les villes du nord: elles sont toutes de bois de cedre; chaque tronc donne, en poutres, 4 ou 5 charges de mulet; ces cedres poussent sur le territoire des Ait Ioussi. D’autres tribus voisines, telles que les Beni Mgild en possedent aussi de grandes forets, mais les exploitent peu.
Sur le territoire des Beni Mgild se trouve, au milieu des forets, une source celebre, A'in el Louh: elle est, dit-on, a deux journees de marche de Sfrou, dans la direction du sud-ouest.
La ville n’est sur le territoire d’aucune tribu; elle a un qaid special et depend de la province de Fas: c’est ici que finit cette derniere; an point ou s’arretent, vers le sud, les jardins de Sfrou, commence le territoire des Ait Ioussi.
21 Aout
Je reviens a Fas en passant, au retour, par le meme chemin qu’a l’aller. Aujourd’hui comme hier, je rencontre beaucoup de passants sur la route: aniers et chameliers conduisant des convois dc fruits et de planches, voyageurs isoles allant a Sfrou, caravanes partant pour le Sahara. Personne n’est arme: les femmes ne se voilent pas.
Charles de Foucauld Reconnaissance au Maroc, Paris, 1888 7°. —
EXCURSION A SFROU