Joseph Dadia


Joseph Dadia-Regards sur l'Atlas-Agadir

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Nombreux sont les livres ecrits sur le Maroc. J'en signale deux : – Jean Celerier: Le Maroc, publie en 1939, contenant une Bibliographic importante. – Victor Piquet: Le Maroc, publie en 1917, distinguant deux periodes : la periode d’avant le Protectorat, pages 213- 256, et le Protectorat, pages 259-312.

Jamais je n’ai reussi a combler en moi le vide historique, en raison de mon absence du Maroc entre octobre 1956 et decembre 1959. L’Alliance Israelite Universelle s’appelle desormais Ittihad Maroc. La langue arabe est devenue obligatoire dans l’Enseignement et dans la Fonction Publique.

Le terme Wifaq date de fevrier 1956. Je suis encore a Marrakech et je crois dire aujourd’hui que je n’en avais pas entendu parler. Je frequentais a cette epoque un Club de Boxe situe du cote du cinema Eden. J’ai ete le seul juif et tous mes compatriotes marocains me traitaient avec amitie et gentillesse. Tous les soirs au cours de l’entrainement, je les entendais dire qu’ils ont assassine telle collaboratrice de la France. Bien des annees apres, j’ai eu l’occasion de rencontrer a Marrakech le fondateur de ce Club, dont le nom est Abd Eltif Boularbah’ Jazouli. II m’a offert un livre de poesie ecrit en arabe qu’il venait d’editer.

En 5ime du Cours Complementaire, nos professeurs de Francais ne nous ont jamais parle de Colette ni de sa mort a Paris en 1954. Pourtant cette romanciere parle de son voyage au Maroc dans son livre Prisons et Paradis, publie en 1932. Encore moins de Frangoise Sagan, une jeune romanciere, qui offre a la France «Bonjour tristesse» a la rentree scolaire 1954. Le succes de ce roman a ete fulgurant, un peu partout dans le monde. La France retrouve ainsi un peu de bonheur, alors ebranlee militairement au-dela de ses frontieres.

Je retiens de l’enseignement de nos professeurs de Francais deux poetes que j’aime beaucoup : Emile Verhaeren et Albert Samain.

La jeunesse doree de Marrakech, loin des soubresauts et des soulevements, envahissait les (terrasses des cafes, sirotant Judor, se regalant sans moderation de boules de glace multicolores et parfumees et de sandwiches achetes dans les epiceries du Gueliz. Le cinema hyper moderne et luxueux La Renaissance venait d’ouvrir, de meme la brasserie/cafe eponyme.

J’ai cherche la signification du mot Wifaq dans un ouvrage. Cf. Robert Assaraf: Une certaine Histoire des fuifs du Maroc, 1860-1999, Editeur Jean-Claude Gawsewitch, janvier 2005, pages 497, 647, 648, 660, 661, et passim:

« Pour les nationalistes, au contraire, le Maroc devait trouver au plus vite son independance pour participer efficacement et pleinement a l’effort de guerre allie. Aussi fut-ce une revendication d’independance qui donna son nom au nouveau parti, Hijb el-lstiqlal, le Parti de l’independance, fonde en decembrel943 a l’invitation pressante du sultan. Celui- ci, en tant que monarque de l’ensemble de la population, ne pouvait s’identifier a un seul parti, quels que soient ses incontestables merites. II devait d’etre le rassembleur, au-dessus des divisions et des partis. II incita done certains de ses partisans a elargir leur base et a s’ouvrir a d’autres tendances politiques meme minoritaires, sans negliger les israelites. […]

«Des son premier pas sur la terre marocaine, les apprehensions du sultan s’envolerent pour laisser place a la joie. Une joie debordante, celle de tout un peuple en communion totale avec son souverain legitime retrouve. De tout le Maroc, des dizaines de milliers de citadins et de campagnards s’etaient donne rendez-vous sur le parcours menant de l’aeroport au palais. Une foule compacte, enthousiaste, encadree avec efficacite par les militants de l’lstiqlal et du P.D.I. Rare moment de totale unanimite nationale, refoulant au second plan les souvenirs amers du passe, les differences ethniques et sociales. Meme la communaute juive, allergique par prudence aux rassemblements des foules, avait surmonte ses apprehensions pour etre largement representee, avec ses rabbins et ses notables, a ce memorable moment d’elevation spirituelle. Cette atmosphere presque mystique d’union et d’elevation trouva sa meilleure expression dans le discours du Trone, le dernier avant le recouvrement de l’independance, prononce par le sultan le 18 novembre 1955. […] L’lstiqlal, fidele au message de Sa Majeste, s’en tint aux resolutions integrationnistes adoptees au Congres extraordinaire du parti, en decembre 1995 : « Considerant que les israelites marocains sont des nationaux du pays dans toute !’acceptation historique et juridique du terme, il importe qu’ils aient la jouissance et l’exercice des droits et des libertes reconnus a leurs concitoyens musulmans, dans l’egalite la plus complete. Considerant que cette integration ne doit nullement porter atteinte a l’exercice de leur culte, ni a leur statut personnel. Demande que l’egalite de tous les citoyens marocains, sans distinction de classe ou de religion, soit hautement proclamee et consacree dans les textes de lois. Suggere au comite executif du parti d’encourager les contacts entre musulmans et israelites, d’organiser et de promouvoir des activites communes dans differents domaines afin de vaincre les prejuges absurdes et de favoriser au maximum un rapprochement reel et fraternel».

«Joignant les actes a la parole, l’lstiqlal crea, en fevrier 1956, une organisation pour le rapprochement judeo-musulman, le Wifaq (L’Entente), destinee a «encourager l’esprit de cooperation dans l’interet national ». Un tract en arabe, en judeo-arabe en lettres hebralques, et en francais, fut largement diffuse et proclamait: « Notre voeu le plus cher est de batir dans la joie et la concorde un Maroc nouveau, uni, libre et independant. Ensemble, unis de cceur et d’esprit, musulmans et israelites, nous menerons notre pays vers le progres, la prosperite et le bonheur. » […]

Temoin privilegie, le journaliste Victor Malka decrit cette «lune de miel» dans son livre «La memoire brisee des Juifs du Maroc», publie Aux Editions Entente a Paris en 1978, pages 22esq.

Jacques Dahan a preside a Rabat le Conseil des Communautes Israelites du Maroc de mai 1947 au 2 mars 1956, date de l’independance du Maroc. Dans son livre « Regard dun Juif Marocain », publie a Paris en 1995 aux Editions l’Harmattan, pour apprendre l’Histoire des Juifs du Maroc (1927-1972), il ne dit rien du Wifaq. Pourquoi ? Je laisse le soin aux historiens de nous l’expliquer.

 

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En octobre 1956, apres la Colonie de Vacances a Mogador avec David Dayan comme directeur, j'allais quitter Marrakech pour Ramsgate dans le Kent, au Sud de Londres, pour y poursuivre mes etudes secondaires jusqu’au baccalaureat au College Montefiore.

Au cours de ma scolarite au College Montefiore, j’ai passe avec succes, en tant que candidat exteme, le BEPC au lycee francais de Londres.

Peu de jours apres mon arrivee a Ramsgate avec mes cinq amis de Marrakech, la guerre de Sinai eclata en Israel. Le directeur et les professeurs ont demande a un etudiant et a moi de faire un discours en hebreu sur cet evenement. Le samedi qui suit cet evenement, a l’heure de ‘Oneg Shabbat, sous la presidence du Rabbin Shlesinger, professeur de Talmud au College Montefiore et Professeur de Physique a l’Universite de Londres, j’ai ete designe pour improviser en hebreu un discours de mon choix. J’ignore pourquoi moi, alors qu’il y avait d’autres eleves, legerement plus ages que moi, qui maitrisaient aussi l’hebreu. Je ne citerai qu’un nom : mon tres regrette ami David Revah Zal de Rabat.

Pour les scenes de theatre que nous jouions, le premier role m’etait toujours attribue. Nous avions mis sur pied une petite troupe avec distribution des roles a chacun des comediens. Les costumes et tous les accessoires necessaires etaient loues par Mister Abrahams, ancien avocat, administrates au College Montefiore. Ainsi la mise en scene et le scenario etaient dignes d’une piece de theatre tiree de l’oeuvre d’un dramaturge.

Nous avions joue un soir de Hanouka sous la direction de Zahava Malkiel le drame « Hanna et ses sept fils ». Le nom de la mere est Myriam fille de (Menahem) Tanhum, une veuve agee. Mais selon Yossifon c’est Hanna. Et c’est sous ce prenom de Hanna qu’elle est connue dans l’Histoire juive. Nous n’avons aucun renseignement sur les enfants : leur prenom ou leur age. D’apres une source, le septieme enfant, le plus jeune, avait deux ans, six mois et deux heures et demies. D’apres une autre source, cet enfant tetait encore le sein de sa mere.

J’ai joue le role du mechant roi seleucide, Antiochus IV Epiphane (175-164), entoure de ses gardes de corps. J’ai ete puni par le Ciel et je suis tombe raide mort de mon siege. La piece se terminait ainsi sous les applaudissements repetes des spectateurs : les eleves, le corps professoral et des membres du personnel.

Ce fut une soiree memorable.

J’ai ete choisi une nouvelle fois, car des le premier jour de mon arrivee au College Montefiore, tout le monde avait remarque que je parlais en hebreu. Je precise que dans ce college l’hebreu etait de rigueur. Tout le monde ou presque parlait l’hebreu plus ou moins. Certains, venus de Tunisie, le parlaient avec une prononciation et un accent particuliers.

A cette epoque, le style et la langue d’Ahad Ha’am  me servaient de modele. Ma premiere dissertation en hebreu a ete appreciee par Harav Kook, mon premier Directeur au College Montefiore. II etait Professeur de Talmud dans la classe des futurs rabbanim, et Professeur de Torah dans ma classe, ou les eleves allaient devenir des maitres d’hebreu.

Le titre de cette dissertation portait sur la lutte de Moche Rabbenou contre l’egyptien qui frappait un hebreu, cf. Exode 2: 11-12. Harav Kook avait pris le soin de lire ma dissertation devant tous les eleves du College Montefiore. II a ete impressionne par mon vocabulaire et mon style.

J’ai decouvert a Marrakech Ahad Ha’am grace a un Marrakchi qui est revenu d’Israel. Je connaissais ce Monsieur, beaucoup plus age que moi, parce qu’il venait voir son grand-pere, l’un de nos voisins a Dar Ben-Sassi.

Le titre de la deuxieme dissertation portait sur cette scene ou deux hebreux se disputaient entre eux, et le mechant s’achamait sur l’innocent (Exode 2 : 13- 15). II y a eu d’autres dissertations dont je ne me souviens plus du sujet, mais dont l’une portait sur une attaque des Juifs par des non-Juifs. J’ai ecrit qu’a Marrakech des non-Juifs projetaient d’attaquer le quartier juif et ses habitants. Ils n’ont pas reussi a penetrer dans le mellah, car ils n’ont pas pu passer sous le porche du Saint Rabbi Mordekhai Ben Attar, constructeur et edificateur du mellah avec 1’argent mis a sa disposition par le Sultan Moulay Abdallah Al- Ghalib Billah (1557-1574).

Le Sultan avait deloge les Juifs de leur quartier Mouassine, parce qu’il voulait y construire une mosquee. II les dedommagea. Hypothese avancee par Mohamed El-Ifrani es־Saghir (Marrakech 1670-1738), principal historien de la dynastie sa’dienne, auteur de « Nozhat el-hadi bi-akhbar molouk el-qarn el hadi». Cette chronique a ete publiee par O. Houdas, Paris, 1888. Cf. Evariste Levi-Provencal: Extraits des Historiens Arabes du Maroc, Editions Larose, Paris, 1948, page 7.

Les freres Tharaud traduisent cette chronique ainsi: « Le repos du chamelier ».

Certains jours, dans mon lit, dans le silence de la nuit, je pensais a mon oncle Meyer, a ma tante Freha, a mes cousines Ninette, Esther, Marie, a mes cousins Maurice et Judah, a la petite Yaffa et au benjamin Khlifa.

Je pensais leur ecrire. Mais je me sentais intimide pour le faire. Je me disais qu’a mon retour a Marrakech j’irai les voir a Agadir et leur raconter ce que j’ai etudie en Angleterre et comment j’y ai vecu ma vie de collegien.

En fait, je ne les ai revus que les 6 et 7 fevrier 1960 pour un shabbat. Arrive chez mon oncle un vendredi avant shabbat, j’ai ete impressionne par le nouvel appartement qu’ils habitaient et par les cousins et cousines, qui ont grandi, assis tous autour d’une grande table. Je leur ai donne une belle photo de moi, avec une petite barbiche, dans un magnifique cadre. Cette photo a ete prise dans l’atelier d’un photographe professionnel a Ramsgate. C’etait la periode de l’Omer ou l’on s’abstenait de couper les cheveux et la barbe. Je ne me souviens pas du tout comment j’ai passe ce shabbat chez mon oncle, ni ou j’ai dormi et ce que j’ai mange et de quoi j’ai discute avec tout le monde. Cela m’attriste de l’ecrire aujourd’hui. Une telle amnesie ! C’est incroyable ! Je devais partir tot dimanche a Akka et Rene Camhy allait venir me chercher pour m’y conduire dans sa voiture. Mon oncle Meyer m’a dit qu’il connaissait beaucoup de coreligionnaires d’Akka. A Akka, on appelait mon oncle devant moi « Cheikh Meyer ». Mon oncle m’a dit qu’il viendrait me voir a Akka avec toute la famille. II m’a remis un oreiller avec de la belle et douce laine et une pochette en tissus bleu ou mettre mon talith et mes tefillin. J’ai toujours cette pochette et cet oreiller.

J’ignorais en disant au revoir a tous que je n’aurais plus l’occasion de les revoir. Un seul rescape, Maurice.

Mon oncle Mardochee, de passage pour la nuit chez son frere Meyer, a peri aussi, laissant une veuve, des orphelins et des orphelines, et un enfant a naitre.

J’ai souhaite dans ce recit evoquer la personnalite de maman. Son visage beau et noble surgit sous chaque mot, a chaque phrase, au fil des pages. Ecrire releve toujours de l’improvisation, de l’inspiration. Les notes de differents carnets que je suis en train de saisir n’ont pas ete etablies a partir d’un plan et sans avoir suivi une chronologie des faits. J’ai ecrit tout cela au fur et a mesure en differents moments. C’est ma plume qui m’entraine dans les meandres de la memoire, au detour de chaque souvenir qui se presente spontanement. II y a plusieurs annees quand j’ai commence d’ecrire, j’avais l’impression que j’escaladais une pente et, a un moment ou un autre, de cette pente, je voyais les tournants de mon chemin intellectuel. Cette image me plaisait. Aujourd’hui j’ecris de la facon la plus simple et la plus instantanee.

Maman aimait profondement tous les membres de la famille du fond de son coeur et de toutes ses fibres. D. ieu lui a confie une ame pure. Elle se souciait de tout le monde et voulait toujours savoir si nous nous portions tous bien et que nous ne manquions de rien. C’est ainsi que pour son devouement, sa loyaute et sa probite, tout le monde l’aimaient, voire meme la veneraient. Son mot avait du poids et de la valeur. Elle aurait pu etre un bon avocat, plaidant la cause de la veuve et de l’orphelin, des demunis et des faibles. Jai essaye dans ma carriere d’avocat de Droit prive, civiliste et penaliste, de plus de trente ans, interrompue brutalement pour des raisons graves de sante, d’appliquer son savoir-faire, ses principes d’ouverture d’esprit, de tolerance et d’abnegation. Je tachais toujours de comprendre la cause des delinquants qui me choisissaient comme conseil ou des victimes qui me demandaient d’assurer leur defense. Ce que je detestais le plus, c’est le mensonge et la mauvaise foi, les malins, les ruses, les intrigants, les retors, les combinards et les trompeurs de tout poil.

Maman n’a jamais dit du mal de personne. Ses paroles toujours mesurees. C’est pour cela que nous l’aimions tous. Elle m’a appris les bonnes manieres, surtout d’avoir la « hchouma » envers tout le monde. Elle s’en remettait toujours a D. ieu pour punir la personne qui l’a insultee ou qui a tente de faire du mal a l’un de ses enfants et de ses proches.

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Joseph DADIA-Saints juifs du Maroc- Souvenirs personnels

Saints juifs du Maroc

Souvenirs personnels

קברי צדיקים בארץ מרוקו

Avant qu’ils m’appellent, Moi je répondrai, ils parleront encore que déjà Je les aurai exaucés (Isaïe 65, 24).

Dieu est prêt à exaucer nos prières car il est sensible à nos plaintes, et même c’est dans sa nature que de nous répondre avant même que nous l’invoquons. Selon le Yalqut Shim’oni (§ 509), certaines demandes sont exaucées dans les quarante jours qui suivent la prière, d’autres dans les dix jours, dans les trois jours, dans la journée ou encore immédiatement (cf. Rabbin Claude Brahami in Les Jeûnes, p.102).

 Nous trouvons pour trois personnes dans l’Ecriture le mot téfillah, prière : – Prière de Moïse (Psaumes 90, 1) ; – Prière de David (Psaumes 17, 1 ; 86,1) ; – Prière du pauvre (Psaumes 102, 1). Nous trouvons aussi : Prière de Habacuc le prophète (Habacuc 3, 1). Ici le mot prière, téfillah, a le sens de grâce, car Habacuc rendait grâces au ciel du miracle qui avait été fait en sa faveur, car il était le fils de la Sunamite. Des trois prières mentionnées, c’est celle du pauvre qui est la plus précieuse. Dieu l’exauce avant celles de tous les autres hommes, parce que le pauvre a le cœur brisé (Zohar, III, 195a).

Une prière doit répondre à quatre combinaisons pour être agréée : – Tout d’abord, on doit la prononcer, le cœur brisé comme un pauvre qui vient mendier son pain aux portes. – En deuxième lieu, il faut supplier Yahvé d’accueillir notre prière dans sa miséricorde. – Ensuite, le moment où on la récite doit être un moment de grâce, un moment favorable. – Enfin, la prière doit être exprimée d’une façon précise et claire, et sans équivoque (cf. commentaire Or Hahayim sur Deutéronome 3, 23). Partant de ce même verset du Deutéronome, Rashi, dans son interprétation, nous enseigne que même si les justes peuvent, dans leurs prières, s’appuyer sur leurs mérites et leurs bonnes actions, il vaut mieux qu’un juste, tsadiq,  sollicite une faveur de Yahvé comme un don gratuit. Le Talmud de préciser : Exaucer une requête à titre de don et non comme récompense (Babli Sota 14a).

Pour affiner les idées qui viennent d’être développées, je cite le Zohar qui nous apprend que la prière de tous les pauvres apparaît la première près du Saint Béni soit-Il ; elle enfonce toutes les portes qui se  trouvent sur son chemin pour arriver au Seigneur, ainsi qu’il est écrit (Exode, 12, 26) : « S’il crie vers moi, je l’exaucerai parce que je suis compatissant. »

Dans ce même ordre d’idées, le Zohar, de son côté, nous explique que l’homme doit exposer dans sa prière tous ses vœux et toutes ses peines, de façon assez claire pour qu’il n’y ait aucun mot d’équivoque. Il y a deux genres de prières : celle que l’homme peut exprimer en paroles, et celle qu’il ne peut que méditer dans son cœur. La prière que l’homme peut exprimer monte au deuxième degré de l’essence de Dieu, et celle qu’il ne peut que méditer en son cœur monte au premier degré de l’essence divine. David (Psaumes, 19, 15) parle de ces deux genres de prières. Heureux le sort des justes qui savent exposer d’une manière convenable la gloire de leur Maître et formuler leurs vœux. C’est à eux que s’applique le verset du prophète Isaïe (Isaïe, 49, 3) : « Et il m’a dit : Israël, tu es mon serviteur, et Je me glorifierai en toi. » (Zohar, I, 168b-169b).

L’homme qui veut s’attirer l’amour divin doit se lever à minuit pour étudier jusqu’au matin, afin de faire descendre sur lui « un fil de grâce ». Heureux le sort des hommes que Dieu aime. Ils dominent la terre ici-bas, et tout ce qu’ils ordonnent se réalise. Quand le monde a besoin de miséricorde, et quand les vivants sont dans la peine, le juste prie pour les hommes et va faire connaître les peines aux patriarches qui sommeillent à Hébron, lesquels montent au paradis terrestre où les esprits des justes sont vêtus de lumière. Ceux-ci ordonnent que les peines des hommes cessent, et le Saint béni soit-Il accède à leur volonté et a pitié du monde (Zohar, III, 68a, 70b).

Les bénédictions n’ont d’effet pour s’étendre en haut et en bas que lorsqu’elles émanent des serviteurs du Seigneur. Et qui sont les serviteurs du Seigneur ? Ceux qui se lèvent à minuit et se consacrent à l’étude de la Loi. Ce sont ceux-là qui se trouvent dans la maison du Seigneur durant la nuit, attendu que le Saint béni soit-Il, vient se délecter, durant cette heure, avec les justes dans le Jardin de l’Eden.

Isaac habita vingt ans avec sa femme Rivqa sans avoir d’enfants. Et il a fallu qu’il priât avant d’en avoir. Pourquoi ? Parce que le Saint béni soit-Il veut que les justes prient lorsqu’ils ont besoin de Son secours. Dieu a-t-il besoin qu’on Le prie ? Non. Mais comme la prière sanctifie l’homme, Dieu n’accorde aux justes ce dont ils ont besoin qu’après qu’ils Lui ont adressé des prières (Zohar, I, 136a-137b ; cf. Babli Yebamot 64a ; Babli Hulin 60b ; Midrash Tanhuma – Toldot § 9) : « La prière des justes a devant Yahvé plus de poids que leurs mérites. Car l’homme a des enfants non par le bénéfice de ses mérites mais par sa prière ou par le mazal. Car, dans ce domaine, la prière a plus de valeur que les bonnes actions accomplies par l’homme. Et Dieu aime entendre la prière de ceux qui s’adressent à Lui. C’est pour cette raison qu’Isaac pria pour avoir des enfants (Genèse 25, 21).

Les citations tirées du Zohar ont été adaptées du Sepher Hazohar – Le Livre de la Splendeur – traduit par Jean de Pauly, Editions Maisonneuve & Larose, 1985, six tomes.

Joseph DADIA-Saints juifs du Maroc- Souvenirs personnels

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L’hébreu dispose d’un vocabulaire riche et varié pour exprimer la notion de prière, téfillah. Selon un midrash, il y a dix termes pour le dire : zé’aqa, shav’a, naâqa, tsara, rinna oufgui’a, nafol oufillul, ‘atira, ‘amida, hillul, hannoun (Sifré § 26). D’une façon générale, le français emploiera : s’adresser à, s’agenouiller, crier vers, invoquer, se recueillir, appeler, demander grâce, implorer, insister, requérir, solliciter, supplier.

Voici ces termes de prière en hébreu :

זעקה, שועה, נאקה, צרה, רנה ופגיעה

נפול ופלול, עתירה,עמידה, חילול, חנון.

L’écrivain juif d’origine allemande, Thomas Mann (1875-1955), écrit dès les premières lignes de son roman épique, une fresque en quatre volumes, Les histoires de Jacob, cette réflexion :

« Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable. »

Aussitôt il ajoute que cette réflexion s’impose peut-être même tout particulièrement à nous « quand c’est le passé de l’homme  qui est en jeu, l’essence mystérieuse qui recèle notre propre existence, faite de jouissances naturelles et de misère surnaturelle : son secret est à l’origine et à l’aboutissement de nos pensées et interrogations […] ».

Qui peut donc dire et nous faire comprendre le mystère de nos secrets, ce monde souterrain de notre passé, de notre histoire. C’est un gouffre sans fond. Un sod, crie le mystique à notre face, l’anagogique des textes anciens. Le savant Eben Ezra1093-1167), définit le vocable sod, l’anagogique, comme étant la ligne de démarcation entre le visible et l’invisible. C’est ce qui se trouve derrière le rideau, en hébreu méahoré hapargod. C’est ce que le Tout-Puissant n’a pas voulu nous faire connaître. Ben Sira nous conseille : « Dans ce qui te dépasse ne va pas chercher, et dans ce qui est caché de toi ne va pas fouiller. A ce qui t’est permis applique ton intelligence. Tu n’as rien à faire avec les choses cachées. »  

Ma jeune sœur Esther me demanda un jour de lui raconter les pèlerinages aux saints, que  notre famille vénérait, suivant en cela d’anciennes traditions ancestrales. Elle n’était pas encore née, lorsque dans mon enfance, étant l’aîné d’une fratrie de sept enfants, six garçons et une fille, elle, ma sœur, l’avant-dernière de la famille. Je crains,  dis-je à moi-même, que beaucoup de mes souvenirs soient tombés dans les implacables rets de l’oubli. Ces inévitables trous de mémoire, qui deviennent encore plus béants, quand approche le soir de notre vie sur terre. Il n’y a pas de remède à cela, disent les Sages.

Je lui ai envoyée une documentation détaillée, en hébreu, pour lui parmettre de rédiger un mémoire, dont le texte se trouve après mon récit.

Il n’y a pas si longtemps, j’interrogeais mon père sur telle ou telle de nos coutumes Aujourd’hui, qu’il n’est plus là, qui puis-je interroger ? Et si on me demandait, à mon tour, de raconter, en tant que témoin,  telle ou telle chronique familiale, alors je me sens complètement perdu. Comment est-ce possible, en effet, de bondir, comme par un enchantement, des jours lointains de mon enfance vers ceux  de ma vieillesse, qui s’installent inexorablement, et de raconter ? Et, au fait, raconter quoi ?

J’ai déjà écrit dans certains de mes textes que depuis la disparition de ma grand-mère Esther, mama Sti, et de son fils, mon père Yaaqob – qu’ils reposent en paix – la tradition du conte, dans la famille, est tombée dans le pays  de l’oubli, et elle  gît dans les profondeurs de l’abîme, dans l’espoir  de voir un jour l’un de leurs descendants reprendre le flambeau. Cependant, il nous incombe de penser à notre passé et d’essayer, tout de même, de puiser nos souvenirs dans les sources vives de la mémoire ancestrale. Souvenirs de la splendeur de notre enfance, de sa candeur, souvenirs de la fraîcheur de l’adolescence, de sa pudeur. Ces jours-là étaient des jours de bonheur, des jours de lumière, des jours de gaieté, des jours de divertissement, des jours de rêvasserie, sans soucis et sans chagrins. Le mellah était rempli de garçons et de filles jouant en ses rues, et les vieux et les vieilles assis sur les places.

Chaque souvenir est en soi une épopée merveilleuse, un rêve de légende. Je me souviens bien d’un grand écrivain, Prix Nobel de littérature, Samuel Joseph Agnon (17 juillet 1888-17 février 1970),  que je lisais beaucoup au collège de Ramsgate, dans le Kent en Angleterre, et dont j’ai lu pratiquement toute l’œuvre. Il commençait ses romans par cette phrase magique : « Et voici comment cela s’est passé ». Je traduis pour ceux qui ne l’ont pas lu : « Et l’histoire que je vais vous raconter se déroula exactement comme je vais l’écrire. » Cela paraît simple et nette. Mais quel art !

Nos grand’mères commençaient leurs récits par une déclaration de foi : « Kan Allah fkel mkane hatta kan [] Dieu était en tout lieu lorsqu’il eut lieu […] ».

 Difficile d’écrire après de tels écrivains. Et si nous souhaitons tout de même écrire, alors écrivons avec nos mots, guidés par notre intuition, notre cœur et nos sentiments.  Il n’est pas toujours aisé de reconstituer le passé. Notre mémoire, sélectrice par nature, ne retient que ce qui a été bon. Le ciel était toujours sans nuages, d’un bleu immarcescible. Nous vivions les uns près des autres, dans l’amitié et la compréhension mutuelle, à la limite de l’irénisme. En judéo-arabe el mhebba ouzouria. Cela adoucissait l’âpreté du quotidien et le rendait doux et vivable Les membres de la même famille étaient unis, le cœur sur la main. En enfants gâtés, nous nous laissions choyés. Tout nous souriait Tout était à notre disposition

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AGADIR- IV

C’est dans la piece que j’occupais que je lisais a l’heure de la sieste le Petit Marocain.

A cette epoque, dans la region de Kasba-Tadla, un marocain donnait du fil a retordre a l’armee francaise. Le Maroc luttait pour son independance. Pour la France, il n’etait qu’un terroriste et on le presentait comme le «tueur de Tadla». II semait la terreur partout. Mais dans la region ou il sevissait, ses compatriotes avaient une immense admiration pour lui. Il arrivait a chaque fois a echapper a ses poursuivants et a semer des soldats aguerris, puissamment armes. Dans l’une de ses cachettes, les militaires ont decouvert des cordes qui servaient au resistant pour fuir a la maniere de Tarzan, se balancant d’un arbre a l’autre grace a ces lianes. En sourdine, j’ecoutais a la radio de la musique andalouse qui s’echappait d’une autre piece, une chambre de l’appartement avec de beaux meubles et une imposante TSF. Cette piece nous accueillait autour d’une grande table pour les repas, le shabbat, les fetes et les reunions de famille.

Je garde le souvenir des matins ou tout le monde se retrouvait au petit dejeuner autour d’un grand plateau empli de theieres de the a la menthe chaud et sucre, et de toutes sortes de gateaux succulents, nombreux et varies. Il y avait la Ninette-Hnina, l’ainee, avec ses cheveux frises. Elle etait le symbole de la candeur et de la purete. La sagesse emanait de ses paroles quand elle parlait, bien que diminuée intellectuellement en raison d’une maladie qui remonte à son enfance. Esther, la puinée, avec ses cheveux châtains, et son beau visage moucheté des traces d’une variole. Sa beauté tenait à la fois de son père et de sa mère.

Ma tante Fréha, belle et douce, irradiait de bonheur, de gentillesse et d’indulgence. Elle a été l’amie d’enfance de ma mère Fréha. C’est par l’intermédiaire de maman que son frère Meyer a connu son épouse. Ma tante Fréha venait voir maman chez ses parents. Et c’est ainsi que mon oncle Meyer a été épris d’elle et la demanda en mariage. C’était une demoiselle Elghrabli, fille d’une bonne et réputée famille de Marrakech. La maison de ses parents se nichait dans une impasse entre Derb Tabac et A’fir. Maman habitait chez ses parents dans une maison sise dans une traboule entre A’fir et Derb Ben Za’a.

Hnina-Ninette, prénom établi dans la famille de ma grand-mère maternelle Messaouda, laquelle a été élevée, alors orpheline de mère, par sa tante Hnina.

Hninia, le prénom du père de ma mère, est porté par plusieurs de mes cousins. Mon puîné Gabriel avait porté le prénom Hninia le jour de sa circoncision. Il était souvent malade. Dans ce cas, la coutume est de donner à l’enfant un autre prénom pour remplacer le premier prénom qui disparaît. Mes parents ont choisi pour lui le prénom de l’ange Gabriel qui protège de tous les maux.

La famille de maman du nom de Tuizer est originaire de Demnate, cité verdoyante et rebelle, enchâssée dans le dir, aux premières marches de l’escalier qui monte par étages successifs vers les hauts contreforts atlassiens. Tuizer/Et־Tuizer/Aït Tuizer serait à l’origine le nom d’une tribu berbère convertie au Judaïsme. Cela remonterait à une période ancienne, probablement au 15eme siècle, voire même avant. Le prénom de Hninia/Hanania qui semble bien établie dans la famille Tuizer attesterait de l’établissement ancien de cette lignée à Marrakech. Dans la famille Tuizer, personne ne parlait berbère ou espagnol. Ce qui accréditerait une origine autochtone.

La famille Tuizer est une véritable famille des Juifs de Marrakech. Pour maman, sa famille était de souche marrakchie. Personnellement, j’ai rencontré des amis dont la famille avait habité dans le voisinage des Tuizer et, pour eux, ce sont d’authentiques marrakchis.

La position professionnelle de mon grand-père Hanania attesterait du rang social aisé, honoré à l’intérieur de la Communauté. Mon grand-père avait pignon sur rue en tant que propriétaire d’une boutique sur la Place Centrale du mellah, la fameuse Rahba Des-Souq. Cette Place avait envoûté le grand écrivain sépharade Elias Canetti, Prix Nobel de Littérature. Cette boutique, telle que je l’ai connue, était une épicerie que tenait un préposé, ami de la famille, pour lui assurer quelque revenu pour vivre.

Je n’ai pas connu mon grand-père décédé alors que je n’avais pas encore deux ans. Lui, il m’a connu et il aimait me tenir dans ses bras comme il aimait (enir dans ses bras mon cousin Nessim Tuizer. Nessim et moi étions pratiquement du même âge. Mon grand-père était célèbre dans la Communauté en tant qu,amine, syndic de la Corporation des pêcheurs et des poissonniers du mellah. Il avait des équipes de pêcheurs salariés qui se rendaient au Tensift ou à l’oued Issil pour pêcher dans ces deux rivières, qui bordaient Marrakech au Nord et à l’Est. Ce qu’ils pêchaient c’étaient des truites de petite taille, une espèce rare. Les pêcheurs partaient avec leurs ânes un mardi ou un mercredi et ils ne revenaient que le jeudi en fin de journée, les bâts des bêtes bien remplis de poissons frais. Ces poissons arrivaient au marché chez les poissonniers pour le shabbat, jour où il est de tradition de manger du poisson. La chair de ces poissons était délicieuse, d’une haute sapidité culinaire. Le mellah en avalait bien des marmites bien remplies en ce jour de repos saint. Ce poisson était frit à l’huile d’olive et servi avec sauce ou sans sauce. Il était aussi rôti. Ce poisson nous rassasiait et faisait notre bonheur. Je ne sais pas comment exactement mon grand-père exerçait son métier. Ses cinq garçons ont embrassé l’art de la poissonnerie, et ils exerçaient librement leur métier de poissonniers. Mon oncle Meyer est devenu mareyeur et il formait équipe avec ses frères Mardochée et Shim’on, poissonniers au centre du marché des Juifs, à un jet de pierres de la Place des Ferblantiers, laquelle est contigüe au mellah. Ce marché a été construit et aménagé par étapes entre les années 1920 et 1930. Mon oncle David a choisi d’aller vivre à Casablanca où il s’installa comme poissonnier à son compte, sans relations d’affaires avec ses frères de Marrakech. Mon oncle Shlomo, l’aîné de la famille, a disparu tragiquement alors que je n’avais pas deux ans, laissant une veuve et deux orphelins. Mon oncle Meyer était très cultivé et il aimait écouter la musique andalouse. Mon oncle Mardochée, homme ouvert et intelligent, fréquentaient les érudits comme son ami Rabbi Nissim Bénisty. Il avait un profond respect pour ceux qui étudiaient. La famille de ma mère était pieuse et

profondément enracinée dans la tradition juive. Les grands-parents ont refusé d’envoyer leurs enfants, garçons et filles, à l’école de l’Alliance, ouverte à Marrakech depuis décembre 1900, pensant comme d’autres familles que dans cette nouvelle école l’on enseignait des matières contraires à la Loi de notre maître Moïse et aux traditions hébraïques. David, à peine sorti de l’adolescence, s’habillait encore à l’ancienne, portant une belle farajia blanche qui lui donnait l’allure d’un prince. Il sortait avec des copains de sa génération et il aimait la vie. Il revenait tard à la maison à une époque où il vivait encore chez sa mère.

Ma grand-mère restait réveillée dans son lit, attendant le retour du fils prodigue. A chacun de ses retours, ma grand-mère lui demandait l’heure qu’il était. Lorsqu’il lui disait qu’il était deux heures du matin, elle le félicitait d’être rentré tôt. Naïvement elle pensait que l’heure de minuit était plus tardive que deux heures du matin. Pour maman, l’important était que le fils et la mère vivaient heureux, ayant ce qu’il fallait pour bien manger et bien s’habiller. Ils pouvaient manger sans restriction aucune, ayant toujours à leur table en abondance du pain, de la viande et des fruits. L’argent était là. Dans l’ambiance environnante de l’époque, et comme l’ont écrit des voyageurs européens, il y avait au mellah de Marrakech beaucoup d’indigents qui passaient dans les rues demandant à chaque porte du pain.

Joseph Dadia-Regards sur l'Atlas-Agadir

Joseph Dadia-Regards sur l'Atlas-Agadir-Qaddich

Agadir-Joseph-Dadia

Des membres de la famille, aisés et nantis, s’occupaient de ma mère pour lui apprendre les bonnes manières, comment être une épouse exemplaire et une mère adorable pour ses enfants.

Elle s’est mariée venant à peine d’avoir seize ans. Elle était une femme moderne qui aimait la musique et allait voir des films au cinéma. Ce sont ses frères qui ont souhaité son mariage, le futur époux étant bien connu de tous et gagnant bien sa vie en tant que fournier, patron de trois fours à pain. Je me souviens des vêtements de luxe qu’elle portait. A chaque mariage, on venait lui demander de prêter sa robe de mariage à la future mariée. De même pour la circoncision de prêter un beau trousseau pour la cérémonie du prophète Elie.

Mes tantes paternelles Zhor et Hbiba ont appris à maman comment coudre et confectionner des vêtements. Mes tantes avaient chacune une machine à coudre. Elles fabriquaient des vêtements pour les berbères qui venaient les voir sur la Place des Ferblantiers, sous des parasols de fortune. Ces berbères venaient de leurs montagnes s’approvisionner à Marrakech. Je me suis toujours demandé que, sans ces montagnards, la Ville Rouge serait probablement restée une petite bourgade au pied des monts enneigés du Haut Atlas de Marrakech.

Il y a eu des moments difficiles où mon père gagnait moins bien sa vie dans son four à pain, à la suite des nombreux départs en Israël. Le mellah se vidait petit à petit et beaucoup de ses clients émigrèrent vers la Terre promise tant espérée et attendue.

Maman en tant qu’une sainte dévouée et courageuse, celle dont parlent le Livre des Proverbes, Michlé, prit sa machine à coudre et, comme une élève appliquée, elle fabriqua des vêtements à vendre. Elle confectionnait de simples vêtements amples à l’intention des montagnards.

Maman avait des amies d’enfance, titulaires du Certificat d’Etudes Primaires. En maintes occasions, j’ai eu à l’accompagner chez elles. J’ai été toujours frappé par l’accueil chaleureux, affectueux et respectueux qu’elle recevait. Et avec beaucoup d’égards. Cela me surprenait à chaque fois, d’autant qui lui est arrivé de ne pas avoir vu ses amies depuis de longues années. Cela ne peut s’expliquer que par les liens solides que mes grands-parents maternels avaient avec d’autres familles du mellah de Marrakech. Famille respectée et respectable de mes grands-parents, elle a été en relation avec des familles distinguées et de renom, oulad el hsseb et oulad l’ârad. Les familles de qualité reconnaissent leurs pairs. J’ai eu à rencontrer à Paris ces dames de bonne famille qui avaient connu maman. L’une d’ellles m’a raconté que ma mère me portait dans mon berceau chez elle. Cette honorable dame me berçait en attendant le retour de ma mère partie faire des courses en dehors du mellah. Nos anciens voisins de la Rue Corcos sont restés nos amis pour toujours, el mhebba ouzouria.

Il n’est pas toujours facile de raconter des souvenirs, enfouis en nous depuis tant d’années. Mais je ne me décourage pas à le faire ni de renoncer à l’écrire. J’essaie à ma façon de témoigner et de transcrire ce que j’ai vécu ou entendu. Ce n’est pas simple. Les souvenirs jaillissent tout d’un coup. J’ai oublié beaucoup de choses. D’autres membres de la famille me rappelleront des souvenirs vécus, aujourd’hui oubliés. Je creuse avec abnégation, sillon par sillon, le terreau de ma mémoire. Je ne fais qu’écrire ce qui se présente à moi, sans chronologie, voire même dans un ordre dispersé. Je tente d’apprivoiser mes souvenirs ou de les domestiquer, ce qui me permettra de les ordonner comme un récit ou une narration. Il n’est nullement question de les classer ou de les cataloguer. La source des souvenirs jaillit et il faut boire de son eau pour retrouver un bonheur oublié, faisant partie de nous-mêmes, intégralement. C’est cela qui nous a permis de vivre et de voir clair dans nos chemins tortueux, semés d’embûches.

Dans ce récit, tout se mêle, tout s’emboîte, s’entrecroise, s’interpénétre, et le fil des années n’est pas un chemin droit. Certains souvenirs que je garde de mama Messaouda remontent à l’arrivée des troupes américaines à Fédala le 8 novembre 1942. Un soir, chez elle, sous un grand éclairage de lampes, je voyais là de jeunes soldats juifs américains. D’autres souvenirs restent vagues, depuis la date de ma scolarisation courant 1948 à l’Ecole Primaire Yéchoua Corcos, dirigée par Alfred Goldenberg. Et tous les souvenirs prendront fin le soir de son enterrement à la sortie de Yom Kippour, jour où elle est décédée tôt le matin, de surcroît un shabbat cette année-là.

Le roi David est né un jour de shabbat et il est mort un jour de shabbat. C’est dire l’importance de l’évènement.

On est venu réveiller maman aux aurores. Elle est partie en larmes, le cœur serré. A moitié réveillé, j’ai entendu le triste message que maman venait de recevoir. Commençait alors pour nous tous une longue journée de jeûne et de prières, dans la peine et le désarroi.

L’oncle Meyer a attendu la fin de Kippour pour venir d’Agadir à Marrakech en taxi avec sa famille. Il arriva après l’enterrement. Dans notre tradition, nous enterrons nos morts le jour même de leur disparition.

Je me souviens que beaucoup de personnes sont venues assister aux cérémonies rituelles de l’enterrement. Le cimetière a été envahi par l’ombre des personnes qui suivaient le cortège funèbre en s’éclairant de lanternes. Dans la grande salle tout au fond du cimetière, Rabbi David Qadoch, Hanaguid ««-Marrakech, prononça une homélie. Assis recueilli au milieu des fidèles, j’ai été surpris d’entendre qu’il connaissait ma grand-mère, rappelant ses mérites. Les paroles du Rabbin m’ont ému vivement, et j’étouffais mes larmes tant il ne tarissait pas d’éloges sur ma grand-mère, de mémoire bénie. Je me disais dans mon for intérieur que le Rabbin savait bien qui était ma grand-mère. Il disait des choses qui correspondaient exactement aux nombreuses qualités de ma grand- mère.

A une période donnée, j’allais chaque soir dormir chez ma grand-mère car elle avait peur de se retrouver seule la nuit dans sa chambre. C’était le vœu de ma mère. L’oncle Mardochée habitait avec sa petite famille dans une grande chambre près de celle de ma grand-mère. Une fois scolarisé, c’est mon frère Gabriel qui a pris la relève.

Courant mai 2005, j’ai esquissé un poème à la mémoire des membres de la famille décédés. J’ai intitulé ce poème Qaddich.

 

Le qaddich est une prière que l’on récite habituellement en pieux souvenir de nos morts.

Qaddich : « Il n’existe pas plusieurs sortes de qaddish comme on le croit. Notre tradition liturgique connaît un qaddish de base, le qaddish qui clôture la prière du chemonéésré, le qaddich titqabal, auquel on a ajouté ou retranché certaines phrases. Le qaddich yatom = « des orphelins » a été tronqué de la phrase titqabal ; au qaddich dé rabbanan, récité après une étude de la Tora orale, on a ajouté la phrase al Israël véal rabbanan = « en faveur d’Israël et de nos sages » ; le demi- qaddish introduit une prière ou clôture une partie d’un office. Enfin le qaddich de tich’a be av ou qui suit une inhumation est qaddich dé ithadta = « du renouvellement », comporte une phrase dans laquelle on mentionne la résurrection des morts, la reconstruction du Temple et l’abolition de l’idolâtrie. Nous avons donc en dehors du qaddich titqabal, quatre autres qaddish : – 1) qaddich yatom – 2) qaddich dé Rabbanan -3) Hatsi qaddich – 4) Qaddich dé ithadta. Quelle qu’en soit la variante, le qaddish se veut une louange dithyrambique de D.ieu – dix synonymes de glorification sont utilisés en écho aux dix paroles avec lesquelles Dieu créa le monde et aux dix commandements – l’expression de l’espérance messianique et de l’avènement du royaume de D.ieu sur terre, garant de la paix et de la rédemption universelle. Rédigé en araméen afin d’être compris par la majorité du peuple qui ignorait l’hébreu, il a été conservé dans cette langue certes par conservatisme, mais aussi parce que l’on considère l’araméen comme la deuxième langue sacrée après l’hébreu. La phrase d’ouverture s’inspire d’Ezéchiel, chapitre 38, vision terrifiante de la guerre de Gog et Magog, qui se termine par le verset 23 : véhitgadalti, véhitqadachti, = « je me grandirai, je me sanctifierai ; je me ferai connaître aux yeux de nombreuses nations ; ils sauront que c’est moi l’Eternel ! » C’est cette phrase qui constitue la tonalité principale du qaddich. Dans le paragraphe de tête, le nombre de mots, très précis, est en rapport avec le nom de D.ieu : les quatre premiers mots correspondent aux quatre lettres du tétragramme ; les dix suivants correspondent aux lettres du tétragramme développé, soit vingt-huit mots (depuis yéhé cheméh rabba jusqu’à da amiran be aima). C’est, au pied de la lettre, l’agrandissement du nom de D.ieu, le sens littéral de la phrase d’Ezéchiel : véhitgadalti = « je me grandirai ». Cf. Rabbin Claude Brahami, Chavouot, page 19 et page 20, Editions SINE-CHINE 16, Avenue des Violettes 93220 Gagny, Troisième édition – Octobre 2000. A ces développements hautement judicieux, j’ajouterai : le qaddish a été composé en Eretz-Israël et de là il a été utilisé dans tous les pays de la Diaspora. Dans Seder Rab Amram Gaon (mort à Hébron en 792) se trouve le qaddich que nous récitons dans les cimetières ou après la lecture finale d’un Traité du Talmud.

La période gaonique recouvre 450 années environ, de 589 à 1038 de l’ère usuelle. Le 1er gaon (nom du chef de la yesibah)) est Rab Hanan ; et le dernier, Rab Hay gaon, chef de la yesubah de Pumbedita. Cf. Haim Zafrani : Pédagogie juive en terre d’Islam, ouvrage publié à Paris en 1969 par la Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, page 15.

En hébreu, nous trouvons l’équivalent du qaddish dans Psaumes 113 :2 ; Psaumes 72 :12 ; le terme qadichin se trouve dans Daniel 4 :5,

6 et 15 ; Daniel 5 : 11 ; expressions se rapprochant : Ezéchiel 16 :12 ; Josué 24 :19 ; I Samuel 6 :20 ; Isaïe 5 : 16 ; Qaddachin, Qaddichaya, cf. Onqélos et Jonathan Ben Ouziel sur Nombres 31 :50 ; Sofrim 10 :7 : Le qaddish se dit toujours en présence de dix personnes et jamais s’il y a moins de dix personnes. A Kippour 2018, là où j’ai prié à Lorient, le soir nous n’avons pas dit qaddish car il n’y avait pas le quorum de dix personnes. J’ai noté dans l’un de mes carnets qu’il y a cinq catégories de qaddishim que la Rabbin Claude Brahami a bien expliqué. J’ajouterai que le qaddish dans sa formule complète se dit à la fin de l’office de prières ; que le qaddish hagadol se dit après tsidouq haddin.

D’autres références à consulter pour qaddish : Babli Bérakhot 57a ; Babli Pessahim 117a ; Babli Sota 49a ; Yéroushalmi Méguila chapitre 1 halakha 11 in fine ; Zohar Téhillim 32, 1 ; Rachi sur Psaumes 1:1. Le nombre 10 renvoie aux 10 sefirot. Selon une autre opinion, le nombre 10 renvoie à 10 personnages : 1- Adam ; 2- Malki Tsédeq ; 3- Abraham ; 4- Moché ; 5- David ; 6- Salomon ; 7- Asaf ; 8- Trois fils de Qorah.

 

Joseph Dadia-Regards sur l'Atlas-Agadir-Qaddich

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Joseph DADIA-La beaute des femmes juives -1/3

 

LA BEAUTE DES FEMMES JUIVES

 

ורחל היתה יפת תאר ויפת מראה.

(בראשית כט,  21)

 

Rachel était belle de taille et belle de visage.

 

אביגיל : טובת-שכל  ויפת-תאר.

            (שמואל א, כה, 3)

Abigail était une femme pleine de bon sens et belle de tournure.

 

En souvenir de maman Fréha ז"ל

              Accorte et distinguée.

                                                          

Aux 18è et 19è siècles, des chroniqueurs et des voyageurs européens mettent  en lumière la beauté des femmes juives.

 Fred Hoefer note que le quartier des Juifs de Marrakech est occupé par environ deux mille personnes, qui ne peuvent entrer dans la ville que pieds nus. Les femmes juives sont la plupart blondes et d’une rare beauté.

 Le 14 septembre 1789, William Lemprière, médecin et voyageur britannique, débarqua sur la terre du Maroc pour prodiguer des soins au fils de l’Empereur, Meley Absulem (Moulay Abdeslam).  Il arriva à Maroc le 8 décembre 1789 et s’établit dans le quartier des Juifs, où il trouva un assez bon logement. Il était logé, écrit-il, chez des gens honnêtes, dans une maison spacieuse, bien éclairée dans un endroit retiré. Il nous a laissé dans son livre une description des femmes juives de Marrakech, dont l’habillement consiste dans une chemise de belle toile, avec un peu plus de recherche dans leur toilette que celle des autres villes. Elles font broder le bord de leur cafetan en or. Sous cette robe est le geraldittor (ou jupe) d’un beau drap vert qu’on brode souvent par le bas. Les jeunes filles tressent leurs cheveux ou les laissent pendre négligemment sur leurs épaules. Elles placent avec assez de goût et d’élégance des guirlandes de fleurs dans leurs cheveux. Leur cou est paré de colliers de grains, et elles ont à leurs doigts des anneaux d’or ou d’argent. Elles portent des bracelets aux bras et au bas de la jambe. Les plus opulentes ont des chaînes d’or ou d’argent pour leur servir de ceinture. Les femmes juives de Maroc sont communément blondes et fort belles, et se marient très jeunes.

Ali Bey Al Abbassi a écrit un livre qui relate avec force détails sa visite au Maroc.  Il parle de la beauté des femmes juives de Tanger  et de la beauté des femmes de la juiverie de Maroc (Marrakech). A noter qu’il n’emploie pas le mot mellah.

« Les Juifs du Royaume de Maroc vivent dans l’esclavage le plus affreux. C’est une circonstance particulière à Tanger, que les Juifs habitent conjointement avec les Maures, sans avoir un quartier séparé, comme cela se pratique dans les autres villes où domine l’islamisme ; mais cette distinction même est la cause de mille désagréments pour ces malheureux : elle excite plus fréquemment des motifs de disputes, dans lesquelles, si le Juif a tort, le Maure se rend justice lui-même ; et si le Juif a raison, s’il va se plaindre au juge, celui-ci penche toujours du côté du musulman… Malgré cela, les Juifs font un commerce considérable au Maroc ; et à plusieurs reprises, ils ont pris les douanes à ferme. Mais il arrive presque toujours qu’ils finissent par être pillés, soit par les Maures, soit par le gouvernement …  Les Juifs sont à Tanger les principaux artisans ; ils travaillent cependant beaucoup plus mal que le plus mauvais ouvrier européen. On peut de là se faire une idée de la grossièreté des artisans maures. … La beauté est assez commune parmi les femmes juives ; il y en a même de très belles : ce sont elles  qui ordinairement deviennent les maîtresses des Maures ; ce qui contribue quelquefois à la réunion des deux sectes  ennemies. Leurs couleurs  sont extrêmement belles ».

Voilà pour Tanger, ses juifs et ses femmes.

Qu’écrit-il sur les juifs et les femmes de Marrakech ?

« La Juiverie, écrit-il, ou le quartier des Juifs, qui a aussi son enceinte particulière de près d’une demi lieue de tour, est placée entre l’enceinte du palais et la ville. Ce quartier est à demi ruiné, comme les autres ; on y trouve seulement un marché bien approvisionné. La porte en est fermée pendant la nuit et les samedis, et gardée par un kaïd. On compte deux mille Juifs logés dans ce quartier ; quel que soit leur âge ou leur sexe, ils ne peuvent entrer dans la ville que nu-pieds. Ils sont traités avec le plus grand mépris ; leur costume, qui est de couleur noire et de l’apparence la plus misérable, est le même que celui qu’ils portent à Tanger. Leur chef, qui paraît être un bon homme ; et qui est venu chez moi plusieurs fois, est habillé aussi pauvrement que les autres. Les femmes de cette secte vont dans les rues à visage découvert ; j’en ai vu de très belles, et même d’une beauté éblouissante : elles sont ordinairement blondes. Leurs figures, nuancées de rose et de jasmin, charmeraient les Européens. On ne peut rien comparer à la délicatesse de leurs traits, à l’expression de leur figure, à la beauté de leurs yeux, aux charmes et aux grâces qui sont répandus sur toute leur personne ; et cependant ces modèles de beauté qui présentent la réunion de tout le beau idéal des statuaires grecs, ces femmes sont l’objet du mépris le plus avilissant ; elles marchent aussi nu-pieds,  et sont obligées de se prosterner aux pieds richement décorés d’horribles négresses qui jouissent de l’amour brutal ou de la confiance des musulmans leurs maîtres. Les enfants mâles des Juifs sont beaux quand ils sont jeunes, mais ils s’enlaidissent avec l’âge ; en sorte qu’on ne voit presque pas un Juif de bonne mine. Serait-ce un effet des souffrances de l’horrible esclavage dans lequel ils vivent ? Les Juifs exercent seuls plusieurs arts ou métiers ; ils sont les uniques orfèvres, les seuls ferblantiers et les seuls tailleurs qu’il y ait à Maroc. Les Maures sont seulement cordonniers, charpentiers, maçons, serruriers et tisserands de hhaïks ».

Dans sa relation de voyage dans l’Empire de Maroc, Charles Didier rapporte que, dans cet Empire, malgré le mépris et les vexations qu’ils subissent, les Juifs sont nombreux. Ils y sont plutôt tolérés qu’acceptés, et on leur vend cher cette tolérance. Je le cite : « Parqués dans leur quartier, j’ai presque dit leur ménagerie, et enfermés la nuit comme des bêtes fauves, ils vivent là sous la discipline d’un kaïd hébreu, élu par eux, mais soumis à un cheik ou ancien, nommé par le sultan. Ils ont le libre exercice de leur culte, auquel ils sont fort attachés, et se gouvernent d’après leur loi … Par un phénomène qui ne s’explique que par la différence des occupations, les femmes juives ont échappé à la dégénération physique dont les hommes sont frappés : elles sont aussi belles qu’ils sont laids. On ne saurait voir nulle part des têtes plus parfaites, plus idéales, et l’on se demande avec surprise comment de tels pères engendrent de telles filles. Pourquoi faut-il que de si charmantes fleurs soient jetées en pâture à de pareils êtres ? La beauté des Juives, comme la laideur des hommes, a un cachet original qui ne se retrouve en aucun lieu. C’est l’éclat oriental uni à la finesse européenne, le point où les deux types se rencontrent et se confondent. La délicatesse des traits est surtout remarquable, et la coupe du visage, sans être la coupe grecque ni la coupe romaine, participe de l’une et de l’autre ; elle est moins pure que la première, elle est plus gracieuse que la seconde. Toutes les Juives ont de beaux yeux noirs pleins de flamme, et la peau très blanche ; elles sont de moyenne taille, mais sveltes et bien faites. N’étant pas soumises, comme les hommes, à une livrée uniforme, elles ont pu conserver le costume de leurs mères. Cet habit, riche et brillant, leur sied à ravir ; il prend bien les formes et rehausse singulièrement leur beauté. Leur jupe, faldeta, de couleur voyante, est ouverte par le bas et ornée de deux larges revers brochés en or qui se renversent sur le genou ; leur corset, punta, de drap ou de velours, également brodé en fil d’or, se lace sur la poitrine, et elles passent par-dessus le caso, espèce de gilet, vert, rouge ou bleu, qui n’a pas de boutons, et flotte librement des deux côtés. Le caso est brodé comme le reste. Les Juives n’ont d’autres manches que celles de la chemise, lesquelles sont larges et pendantes, de manière à laisser voir le bras jusqu’au coude. Leurs petits pieds nus se cèlent dans des pantoufles rouges. La siffa est un diadème de perles, d’émeraudes et d’autres pierres précieuses, qui s’attache sur le haut du front et couronne dignement ces gracieuses têtes. Les jeunes filles portent leurs cheveux à longues tresses, comme les Bernoises. Les femmes mariées les coupent ou les cachent. Cet ensemble est pittoresque ; cet éclat, cet or contrastent avec les couleurs sombres auxquelles les hommes sont condamnés ».

Le voyageur français, F. Schickler, n’a visité que la ville de Tanger. Il est frappé par le fait que les Arabes montrent le poing aux Juifs et les rançonnent quand ils le peuvent : c’est l’éternel dissentiment entre Isaac et Ismaël. Durant son séjour, il est invité à un mariage que célèbre une des plus opulentes familles juives. Grâce à l’hospitalité orientale, il est parfaitement reçu au milieu des invités. Il raconte : « Déjà à la porte extérieure se tiennent quatre belles jeunes filles couvertes de pierreries et des plus éclatants costumes ; mais dès le seuil de la cour franchi, c’est un rêve féerique qui s’offre aux regards. La cour, aux formes mauresques, est remplie de dames juives dans leur plus somptueux costume, surchargées de magnifiques bijoux et portant sur la tête cette charmante coiffure que les juives d’Alger n’ont pas et que je n’ai vue qu’au Maroc. Elle est formée de deux fichus de couleurs, de rayures et d’ornements différents, dont l’un forme turban sur la tête, l’autre passe sous le menton et retombe derrière sur les épaules. Le soleil ici de nouveau ne manque pas à son rôle brillant ; il se joue sur ces étoffes éclatantes, sur ces pierreries, sur ces rayures d’argent, sur ces corsages de drap d’or, et ne s’arrête qu’au seuil de la salle étroite et longue où sont assis à l’ombre les plus vénérables des invités. Les hommes dînent ensemble dans une autre salle. Toutes les pièces sont blanchies à la craie, mais garnies jusqu’à la hauteur de cinq pieds d’une natte jaune et rouge se terminant par une corniche peinte et découpée ; ces corniches sont faites à Tétouan.

« Le soir, j’ai fait une nouvelle visite aux juifs ; j’y ai trouvé la cour encombrée de curieux et de musiciens maures, et, dans la salle principale, une réunion de dames juives dont la parure, plus splendide encore s’il se peut que le matin, fait bien ressortir de véritables beautés. L’une d’elles, coiffée d’un turban bleu et or, porte une veste bleue et or sur une longue jupe rouge ; une autre est tout en rouge couvert d’or ; une autre en violet et fichu bleu foncé cachant entièrement les cheveux. Leurs bijoux sont splendides, surtout les pendants d’oreilles et les agrafes des cheveux ; autour de leurs tailles flexibles se nouent de longues et brillantes ceintures. De temps à autre, à force de prières, on obtient qu’une des jeunes filles danse ; c’est un pas lent et grave ; une main posée sur la hanche, fortement agitée, et les deux mains retournant entre elles un mouchoir, elle tourne lentement sur elle-même plusieurs fois, et la danse finit par un salut. A l’une des extrémités de la salle, étendue sur un lit de repos, les nouveaux mariés reçoivent les félicitations de leurs amis ; à l’autre extrémité on sert les rafraîchissements. Vers dix heures, beaucoup de dames se font envelopper dans leurs légers burnous et retournent chez elles  suivies d’un esclave : ces fêtes se prolongent cependant fort tard dans la nuit ».

 

Joseph DADIA

Kervenic-en-Pluvigner (56 Morbihan)

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  1. Schickler décrit dans son Journal les excellentes relations qui existaient à Tanger entre les Juifs et les Espagnols. Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, l’Espagne déployait des efforts pour assurer à son pays une image de marque philosémite en vue d’une « rehispanisation » des communautés juives du Maroc, dont certaines se réclamaient de leurs origines « sépharades ». La triste et célèbre « affaire de Safi », en août-octobre 1863, a bouleversé la situation idyllique des Juifs à Tanger décrite par Schickler.

Les descriptions données par Schickler, quant à la beauté des femmes juives, font penser aux tableaux d’Alfred Dehodencq, peintre orientaliste français, qui fit de nombreux séjours au Maroc entre 1854 et 1863. En 1855, il est à Tanger. Le fanatisme religieux au Maroc est le sujet de plusieurs de ses œuvres. C’est l’Orient souffert qu’il montre avec l’éblouissement de son soleil comme le disait de  lui Octave Mirbeau. La plus cruelle de ses œuvres reste « l’Exécution de la Juive », présentée à Paris au Salon de 1861. Dans son tableau « Supplice de la Juive », on voit la malheureuse Sol Achoual agenouillée, les yeux hagards, la chevelure répandue, et le bourreau, un terrible nègre, brandissant le sabre. La foule est là. Un groupe de rabbins prie avec ardeur. L’infortunée eut la tête tranchée.

Alfred Dehodencq a assisté à l’assassinat de Sol Hatchwel, une belle juive de 14 ans, une martyre de la foi, née à Tanger en 1820 et exécutée à Fès en 1834. Elle appartenait à l’une des grandes familles juives de Tanger. Faussement accusée par Ould Ladine d’avoir embrassé l’Islam, qu’elle veut quitter pour revenir à sa foi juive. Ce qui constitue une apostasie passible de la peine de mort, relevant de la compétence exclusive du roi. Elle refusa d’épouser le sultan Moulay Abderrahman (1822-1859) malgré tous les moyens mis par le monarque. Elle a préféré mourir en juive que de renier sa foi, pour la sanctification du Nom, Qidoush Hashem. Devant son refus obstiné, le sultan donna l’ordre de l’exécuter à Fès où il résidait. Sol Hatsadeqet, Sol la Sainte, Sol la Juste  repose dans le cimetière juif de Fès, où viennent des pèlerins prier sur sa tombe. Elle a été dignement enterrée grâce aux faits et actions accomplis avec courage et générosité par le grand-rabbin Raphaël Sarfaty qui jetait par terre des pièces en or pour éloigner les badauds. Il a offert des pots de vin pour que le corps de la martyre soit amené au mellah de Fès.

Sarah Leibovici nous apprend que « Sol la Sadika, Lalla Solica, Ha Tsadekket, une sainte, vouée au culte et à la légende. C’était en 1834, vers la fin de l’an 5594 (le chiffre 594 peut se transcrire en hébreu par tsadekket) »      . 

500, en hébreu תק ; 94, en hébreu צד ; les quatre lettres en hébreu  forment le mot צדקת, une sainte.

Des livres et des qasidat relatent le martyr de Sol..

En 1952, sous la présidence de S. D. Lévy, « Maghen David », Association pour la Diffusion de la Langue et de la Littérature Hébraïques au Maroc, organisa un Concours Littéraire dont le sujet était Sol La Sadika (La Sainte Martyre). Rabbi Haîm Soussana, de Marrakech, a été désigné premier lauréat pour son poème. Le deuxième lauréat était Mr Moché Haïm Ben Malka, de Tanger. Vingt-quatre candidats avaient pris part à ce concours. Le jury a  attribué quatre Prix aux concurrents de Marrakech, Tanger, Sefrou et Casablanca.

Voici l’appréciation du jury quant au poème de Rabbi Haîm Soussana : « Son style hébraïque est élégant et homogène. Les vers sont en bonne partie convenablement balancés et les rimes sont belles en majorité. Le concurrent démontre une certaine faculté à composer un poème et il y a d’observer que les tableaux accessoires esquissés dans la poésie s’y encadrent joliment. Bien que les premiers vers décrivant la beauté de Sol nous rappellent le poète hébreu I.-L. Gordon (dans sa poésie : « Le bout d’un Yod ») – cette connaissance mérite d’être appréciée – dans d’autres vers comme par exemple : « Odem Hachochanne », etc… nous trouvons une influence orientale et celle des poésies hébraïques du Moyen-Age. Il faut également noter élogieusement la ponctuation, le plan rationnel de la composition dont le contenu comprend toute la matière formant le conte de Sol tel qu’il se dégage de toutes les autres compositions que vous nous avez transmises. Nous basant sur tous ces facteurs nous avons été d’avis de lui décerner le premier prix ».

Après ces longs propos sur Sol la sainte, l’article qui suit vient logiquement après celui de Schickler.

 Edmondo de Amicis, voyageur italien en visite à Fès, eut l’occasion de faire la connaissance d’une députation de femmes juives, venues présenter une supplique à l’ambassadeur d’un pays européen. Il ne pouvait soustraire ses mains à la pluie de leurs baisers :

« Elles étaient femmes, filles ou parentes de deux négociants aisés ; très belles, avec des yeux noirs éclatants, une carnation blanche, des lèvres purpurines, des mains très petites. Les deux mères, déjà vieilles, n’avaient pas un cheveu blanc et tout le feu de la jeunesse brillait encore dans leur regard. Elles portaient un vêtement pittoresque et splendide : un mouchoir de soie de couleurs vives, serré autour du front ; une veste de drap rouge ornée de larges et épais galons d’or ; un plastron tout doré ; une jupe courte et étroite de drap vert bordée de galons resplendissants, une ceinture de soie rouge ou bleue. Elles ressemblaient à autant de princesses d’Asie, et tout ce luxe contrastait singulièrement avec leurs manières humbles et obséquieuses. Elles parlaient toutes espagnol. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que nous nous aperçûmes qu’elles étaient pieds nus et avaient leurs babouches jaunes sous le bras. ‘ Pourquoi ne vous chaussez-vous pas ? ’ Demandai-je à une des vieilles. ‘ Comment ! me demanda-t-elle à son tour, d’un air étonné, ne savez-vous donc pas que les Israélites ne peuvent porter de souliers que dans le Mellah, et qu’en entrant dans la ville arabe ils doivent aller pieds nus ? ’ Rassurées par l’ambassadeur, elles mirent leurs babouches. Les pauvres femmes qui nous faisaient visite nous montrèrent plusieurs gros bracelets en argent ciselé, des bagues ornées de pierres précieuses, des boucles d’oreilles en or, qu’elles cachaient dans leurs corsages. Nous leur demandâmes pourquoi elles les dissimulaient. Nos espantamos de los Moros (nous avons peur des Maures), nous répondirent-elles  à voix basse en regardant tout autour d’elles avec crainte. Elles se défiaient même des soldats de la légation. Parmi elles se trouvaient quelques petites filles vêtues avec le même luxe que les femmes. L’une se tenait auprès de sa mère dans une attitude plus timide que les autres. L’ambassadeur demanda à la  mère quel âge elle avait. Elle répondit douze ans. ‘ Elle se mariera bientôt, dit l’ambassadeur. – Eh ! s’écria la mère, elle est déjà trop vieille pour prendre un mari. ’ Nous crûmes tous qu’elle plaisantait. ‘ Je dis la vérité, répondit la mère, en s’étonnant de notre incrédulité ; voyez cette autre-là (et elle désigna une petite fille plus jeune), elle aura dix ans dans six mois et elle est déjà mariée depuis plus d’un an. ’ La petite inclina la tête. Nous ne voulions pas le croire.  ‘ Que puis-je vous dire ? continua la mère ; si vous ne voulez pas croire à ma parole, faites-nous l’honneur de venir chez nous, un samedi, afin que nous puissions vous recevoir dignement, et vous verrez le mari et les attestations de mariage. – Et quel âge a le mari ? Demandai-je. – Dix ans accomplis, monsieur. » [1]

Ainsi se termine la galerie des femmes juives marocaines. Viennent à la suite un portrait de la femme juive d’Algérie et, aussi, un portrait de la femme juive de Tunisie.

La beaute des femmes juives –Joseph DADIA

Kervenic-en-Pluvigner (56 Morbihan)

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] Edmondo d’Amicis : Le Maroc (en 1875). Le livre a été traduit de l’italien par Henri Belle et publié à Paris par Hachette en 1882. Le passage du livre sur Fès a vu le jour en 1879 dans la revue « Le Tour du Monde », pp. 97-144 ; le passage sur les juives est dans les pages 117-118.

La beaute des femmes juives –Joseph DADIA-3/3

Ainsi se termine la galerie des femmes juives marocaines. Viennent à la suite un portrait de la femme juive d’Algérie et, aussi, un portrait de la femme juive de Tunisie.

Théophile Gautier se rendit en Algérie durant l’été 1845. Il arriva dans Alger la Guerrière, et, errant pour trouver un logement, il aperçut, sous les premières arcades de la rue Bab-Azoun, une jeune juive en costume ancien : « Nous fûmes éblouis de cette manifestation subite de la beauté hébraïque : Raphaël n’a pas trouvé pour ses madones un ovale plus chastement allongé, un nez d’une coupe plus délicate et plus noble, des sourcils d’une courbe plus pure. Ses prunelles de diamant noir nageaient sur une cornée de nacre de perle d’un éclat et d’une douceur incomparables, avec cette mélancolie de soleil et cette tristesse d’azur qui font un poème de tout œil oriental. Ses lèvres, un peu arquées aux coins, avaient ce demi-sourire craintif des races opprimées ; chacune de ses perfections était empreinte d’une grâce suppliante ; elle semblait demander pardon d’être si radieusement belle, quoique appartenant à une nation déchue et avilie. Deux mouchoirs de Tunis, posés en sens contraire, de façon à former une tiare, composaient sa coiffure. Une tunique de damas violet à ramages descendait jusqu’à ses talons ; une seconde un peu plus courte, aussi en damas, mais de couleur grenat et brochée d’or, était superposée à la première, qu’elle laissait voir par une fente partant de l’épaule et arrêtée à mi-cuisse par un petit ornement. Un foulard bariolé servait à marquer la ceinture ; sur le haut du corsage étincelait une espèce de plaque de broderie rappelant le pectoral du grand prêtre. Les bras, estompés par le nuage transparent d’une manche de gaze, jaillissaient robustes et nus de l’échancrure des tuniques. Ces bras athlétiques, terminés par de petites mains, sont un caractère distinctif de la race juive et donnent raison aux peintres italiens et aux femmes qui se penchent du haut des murailles dans le Martyre de saint Symphorien de M. Ingres. … Ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’avons jamais vu une Juive ayant les bras minces. Les tuniques, dont nous avons parlé, sont étroites et brident sur les hanches et sur la croupe. Les yeux européens, accoutumés aux mensonges de la crinoline, aux exagérations des sous-jupes et autres artifices qui métamorphosent en Vénus Callipyges des beautés fort peu hottentotes, sont surpris de voir ces tailles sans corset et ces corps qu’enveloppe une simple chemise de gaze moulés par un fourreau de damas ou de lampas qui fait fort peu de plis ; mais on en prend bientôt l’habitude, et l’on apprécie la sincérité des charmes qui peuvent supporter une pareille épreuve. Nous étions en extase devant cette belle fille, arrêtée à marchander quelque doreloterie, et nous y serions restés longtemps si les Biskris chargés de nos paquets ne nous eussent rappelé au sentiment de la vie réelle par quelques mots baragouinés en langue sabir, idiome extrêmement borné, et qui sert aux communications de portefaix à étranger. »

Dans l’hiver de 1888-1889, Guy de Maupassant parcourut la Tunisie. De ses voyages là-bas, il laisse une relation d’une grande fidélité. C’est un document précieux, non seulement par sa valeur littéraire, mais encore par sa valeur historique. « En vérité, écrit de Maupassant, Tunis n’est une ville française ni une ville arabe, c’est une ville juive ». C’est un des rares points du monde où le Juif semble chez lui comme dans une patrie. Pour lui, Tunis est la capitale éblouissante d’Arlequin, d’un Arlequin très artiste, ami des peintres, coloriste inimitable qui s’est amusé à costumer son peuple avec une fantaisie étourdissante. Aux Juifs seuls il toléra les tons violents, mais en leur interdisant les rencontres trop brutales et en réglant l’éclat de leurs costumes avec une hardiesse prudente. Voici une page de son récit : « C’est un défilé de féerie, depuis les teintes les plus évanouies jusqu’aux accents les plus ardents, ceux-ci noyés dans un tel courant de notes discrètes, que rien n’est dur, rien n’est criard, rien n’est violent le long des rues, ces couloirs de lumière, qui tournent sans fin, serrés entre les maisons basses, peintes à la chaux. A tout instant, ces étroits passages sont obstrués presque entièrement par des créatures obèses, dont les flancs et les épaules semblent toucher les deux murs à chaque balancement de leur marche. Sur leur tête se dresse une coiffe pointue, souvent argentée ou dorée, sorte de bonnet de magicienne d’où tombe, par derrière, une écharpe. Sur leur corps monstrueux, masse de chair houleuse et ballonnée, flottent des blouses de couleurs vives. Leurs cuisses sont emprisonnées en des caleçons blancs collés à la peau. Leurs mollets et leurs chevilles empâtées par la graisse gonflent des bas, ou bien, quand elles sont en toilettes, des espèces de gaines en drap d’or et d’argent. Elles vont, à petits pas pesants, sur des escarpins qui traînent ; car elles ne sont chaussées qu’à la moitié du pied ; et les talons frôlent et battent le pavé. Ces créatures étranges et bouffies, ce sont les juives, les belles juives ! Dès qu’approche l’âge du mariage, l’âge où les hommes riches les recherchent, les fillettes d’Israël rêvent d’engraisser ; car plus une femme est lourde, plus elle fait honneur à un mari et plus elle a de chances de le choisir à son gré. A quatorze ans, à quinze ans, elles sont, ces gamines sveltes et légères, des merveilles de beauté, de finesse et de grâce. Leur teint pâle, un peu maladif, d’une délicatesse lumineuse, leurs traits fins, ces traits si doux d’une race ancienne et fatiguée, dont le sang jamais ne fut rajeuni, leurs yeux sombres sous les fronts clairs, qu’écrase la masse noire, épaisse, pesante, des cheveux ébouriffés, et leur allure souple quand elles courent d’une porte à l’autre, emplissent le quartier juif de Tunis d’une longue vision de petites Salomés troublantes. Puis elles songent à l’époux. Alors commence l’inconcevable gavage qui fera d’elles des monstres. Immobiles maintenant, après avoir pris chaque matin la boulette d’herbes apéritives qui surexcitent l’estomac, elles passent les journées entières à manger des pâtes épaisses qui les enflent incroyablement. Les seins se gonflent, les ventres ballonnent, les croupes s’arrondissent, les cuisses s’écartent, séparées par la bouffissure ; les poignets et les chevilles disparaissent sous une lourde coulée de chair. Et les amateurs accourent, les jugent, les comparent, les admirent comme dans un concours d’animaux gras. Voilà comme elles sont belles, désirables, charmantes, les énormes filles à marier. Alors on voit passer ces êtres prodigieux, coiffés d’un cône aigu nommé kouffia, qui laisse pendre sur le dos le bechkir, vêtus de la camiza flottante, en toile simple  ou en soie éclatante, culottés de maillots tantôt blancs, tantôt richement ouvragés, et chaussés de savates, dites «  saba » ; êtres inexprimablement surprenants, dont la figure demeure encore souvent jolie sur ces corps d’hippopotames. Dans leurs maisons, facilement ouvertes, on les trouve, le samedi, jour sacré, jour de visites et d’apparat, recevant leurs amies dans les chambres blanches, où elles sont assises, les unes après les autres, comme des idoles symboliques, couvertes de soieries et d’oripeaux luisants, déesses de chair et de métal, qui ont des guêtres d’or aux jambes et, sur la tête, une corne d’or ! La fortune de Tunis est dans leurs mains, ou plutôt dans les mains de leurs époux toujours souriants, accueillants, et prêts à offrir leurs services. Dans bien peu d’années, sans doute, devenues des dames européennes, elles s’habilleront à la française et, pour obéir à la mode, jeûneront, afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et tant pis pour nous, les spectateurs.

Pour dire d’une femme qu’elle est belle, la Bible hébraïque emploie principalement l’expression suivante : « Rachel était belle de taille et belle de visage ». Même expression à propos de Joseph, fils aîné de Rachel : « Joseph était beau de taille et beau de visage ». Même expression à propos de la Reine Esther : « … Cette jeune fille était belle de taille et belle de visage ».

Le Cantique des Cantiques nous fournit des tableaux qui décrivent la beauté de la femme tant rêvée et aimée : « Charmantes sont tes joues, ornées de rangs de perles, ton cou paré de colliers. […] Tes lèvres sont comme un fil d’écarlate et ta bouche est charmante ; ta tempe est comme une tranche de grenade à travers ton voile. […] Tes deux seins sont comme deux faons, jumeaux d’une biche. […] Les contours de tes hanches sont comme des colliers, ton giron est comme une coupe arrondie, ton cou est comme une tour d’ivoire, tes yeux sont comme les piscines de Hesbon, près de la porte de Bath-Rabbim. […] Que tu es belle, que tu es attrayante, mon amour, dans l’enivrement des caresses ! Cette taille qui te distingue est semblable à un palmier, et tes seins à des grappes … ».

 

Joseph DADIA

Kervenic-en-Pluvigner (56 Morbihan)

Lundi 16 janvier 2017

 

 

Joseph Dadia-Le chaudron de cuivre-le pain et le sel-Premiere partie

P R E F A C E

 

    Je publie pour la première fois deux textes écrits en mars 2001 à Bourg-la-Reine (Hauts-de- Seine) où j’ai résidé plusieurs années avec mon épouse Martine et mes deux enfants Olivier Ram et Samuel. C’est une ville pavillonnaire dans le voisinage du Parc de Sceaux et à 6 km de la Porte d’Orléans. Et une station de métro à deux pas de notre domicile pour être en peu de temps au Quartier Latin.

Ces deux textes donnent une idée de l’histoire de la famille Dadia.

C’est une autofiction, terme qui n’est plus employé de nos jours, mais que j’ai gardé dans ma mémoire.

La famille Dadia a été expulsée d’Espagne en 1492, et elle est venue avec d’autres familles s’installer dans le Haut-Atlas à Taourirt de l’Ouarzazate. Ces Juifs expulsés d’Espagne ont acheté toute la région au Sultan de l’époque. Je précise que cette immense région de montagnes n’avait pas été habitée auparavant. Ces familles n’ont pas voulu aller à Fès, à Marrakech et dans d’autres villes de la côte ou de l’intérieur.

Je ne rentre pas dans l’histoire événementielle. Ce n’est pas le thème de cette monographie

Je n’ai plus revu ces deux textes depuis mars 2001. 

Joseph DADIA

Kervenic-en-Pluvigner

14 juillet 2020

Le chaudron de cuivre

Stell dnhass

 

L’âne s’arrêta sous les branches odorantes d’u, chêne ballote, le Querçus Bellota des spécialistes, au bout d’un sommet du Haut-Atlas, surplombant un paysage bucolique. L’enfant, calé sur la croupe de l’animal, en profita pour cueillir quelques glands de l’arbre. La petite sœur, qui conduisait l’âne, caressa son frère et mit dans sa poche les fruits qu’il venait de lui tendre.

A peu de distance, suivaient le père, la mère et deux autres enfants, emboîtant le pas à trois mulets qui croulaient sous leur charge. La cadette tenait solidement dans sa main droite un chaudron de cuivre, unique souvenir ancestral.

La famille profita de cette halte impromptue pour prendre un peu de repos et se désaltérer, à l’ombre du grand chêne, d’une eau fraîche emportée dans une peau de chèvre de leur village natal, Taourirt de l’Ouarzazate.

Trésor légué de génération en génération par les descendants de Shawil Dadia el Kbir, le fondateur de la famille.

Ma famille descendrait du Roi Shaoul de la tribu de Benjamin, tribu réputée  pour ses rébellions et son bellicisme envers les autres tribus, lesquelles se liguèrent un moment contre elle pour la faire disparaître d’Israël. Mais ce ne fut pas le cas, heureusement.

Dans la famille Dadia, les aînés portent toujours le prénom Saul. Le jour de ma circoncision, mon père m’a appelé Saul et ma mère Joseph. Ma mère, née à Marrakech, en tant que farouche citadine qu’elle a toujours été, s’est opposée au prénom Saul, le considérant comme le prénom des montagnards. Mon prénom Joseph, je le dois à Rabbi Yossef Pinto Zal, qui a quitté définitivement Marrakech pour venir à Taourirt de l’Ouarzazate où il est enterré.

 Epris de leur liberté et farouches de leur   indépendance, tout comme leurs ancêtres, les Dadia ont pérégriné de pays en pays après la chute de Jérusalem par les Romains. Chassés d’Espagne, ils se seraient installés dans la vallée de l’Ouarzazate, dans la localité qui portera plus tard le nom de de Taourirt, avec dix autres familles, et y fondirent une Communauté, disparue vers la fin des années 1920.

Je dis toujours Taourirt de l’Ouarzazate car il existe un autre Taourirt dans Le Nord du Maroc.

Le terme taourirt indique un monticule.

En ma qualité d’aîné d’une fratrie de six garçons et une fille, mon père me remit ce chaudron qui a trouvé sa place dans l’âtre de notre chaumière bretonne. Martine le remplit des cendres des bûches qu’elle brûle pour chauffer la maison vers les derniers jours de l’été.

Ma grand-mère paternelle Esther Bar-Hanine, fille d’un Rabbin et sœur d’un Rabbin, m’a raconté l’histoire de ce chaudron, un jour de Chavouot, la Fête des Semaines. Nous étions chez des oncles de mon père dans leur maison de Fédala. Il y avait dans la cour carrelée de zelliges un puits. Cela leur a pris de faire des batailles d’eau mémorables. Ils étaient tous de grands gaillards, haut de taille, et formidablement musclés.

Boby, le chien du petit Babaqo, revenait d’une longue escapade, heureux de revoir son jeune maître, qui lui tendit  un morceau de friandise pour apaiser son ardeur et son impatience.

L’enfant tira de l’une des hottes de l’âne un petit joué  qu’il avait fabriqué  à  partir d’un bout de palme. Il le regarda un court instant et le déposa près de lui sur le bout d’une étoffe qui séparait les deux hottes de l’âne. Une nuée d’oiseaux passa tout près de l’âne, en frôlant de leurs ailes les épaules de l’enfant. L’enfant s’émerveilla à leur passage et essaya d’imiter leurs chants. Il suivit de son regard leur vol jusqu’à l’horizon. Revenant à lui, Babaqo prit dans la paume de sa main droite un cédrat qu’il colla à son nez et semblait heureux de sentir le parfum de cette pomme d’or. La petite sœur Biba, sortant de sa rêverie, contempla un moment son frère et l’aida à glisser le long du flanc de l’âne. Elle  lui remit dans un petit sac une poignée de glandes du fruit bellotte. L’aînée Izza et sa puinée Zhor s’activaient  autour d’un kanoun de fortune pour réchauffer de l’eau pour le thé. La mère des enfants, magnifique dans ses vêtements de juive berbère, l’allure fière, un bâton à la main, lança un regard doux empli d’une tendresse infinie vers son petit benjamin qui s’élança vers elle. Elle le rattrapa dans son giron et noya son visage angélique de caresses et de baisers dans un transport de joie. Le père Shawil suivait la scène tout en se réjouissant de ce qu’il voyait autour de lui. Tout respirait en lui la bonté, l’intelligence et le raffinement.  La qualité et la tenue de ses vêtements laissaient paraître que l’homme était d’une rare distinction. Tout  lui en respirait la noblesse et la tendresse. D’un simple geste, il fit comprendre à son épouse et ses enfants que c’était l’heure de la prière de l’après-midi, minha.

 D’une main sûre il sortit de sa djellaba son livre de prières. A l’ombre d’un arbre, il psalmodia d’une voix mélodieuse les bénédictions avec concentration et recueillement. En ces instants de ferveur et de méditation, la paix et la sérénité descendirent sur terre.

Il lit le Psaume 84 : « Au chef des chantres sur l’instrument Ghittith. Psaume pour les enfants de Korah.

« O que tes demeures sont gracieuses,

Eternel, maître de l’univers !

Mon cœur soupire, languit,

Après le parvis de ton temple ;

Là où le cœur  et l’esprit

Célèbrent le D.ieu vivant.

L’oiseau a trouvé sa demeure,

L’hirondelle un nid

Pour y placer ses petits ;

Moi, j’ai trouvé tes autels,

Eternel, mon Roi et mon D.ieu.

Heureux ceux qui habitent ton temple,

Ils Te louent sans cesse, Sélah !

Heureux ceux qui se confient à toi !

Hommes de cœur, leur sentier est droit.

Ils traversent la vallée des larmes,

La transforment en source d’eau vive ;

Et la pluie d’automne est bénie pour eux.

Ils marchent de triomphe en triomphe,

Jusqu’à ce qu’ils arrivent devant D.ieu à Sion.

Eternel ! Maître de l’univers, agrée ma prière,

De grâce écoute-moi, D.ieu de Jacob.

Veille sur notre bouclier, ô mon D. ieu !

Et protège ton Meschiach.

Mieux vaut un jour  dans ton parvis,

Que mille partout ailleurs ;

Mieux vaut le seuil de ta maison, mon D. ieu !

Que la demeure fastueuse du crime.

Car l’Eternel est notre salut, notre bouclier ;

Il donne la grâce, les honneurs,

Ne refuse rien à ceux qui suivent sa loi.

Eternel ! ô maître de l’univers,

Heureux celui qui met sa confiance en toi !

Il s’agit d’une belle et émouvante traduction, dont j’ai oublié le nom de l’auteur. Qu’il me pardonne.

Le père Shawil entame après ce psaume la prière des dix-huit bénédictions qui est récitée debout in petto : Ô Éternel, notre  D. ieu ouvre mes lèvres, et que ma bouche dira tes louanges.

L’époque était après les Fêtes de Tichri. C’est l’automne, le ciel bleu et l’air embaumé. Les cèdres de l’Atlas en fleurs et les oiseaux qui chantent.

Ceci  n’est que la maison du Seigneur et c’est ici la porte du ciel selon les mots de la Tora, Genèse 28 :17.

Izza et Zhor contemplaient avec révérence chaque mouvement et chaque dandinement de leur père, et attendaient tranquillement la fin de la prière pour servir du thé  à la menthe avec des dattes en guise de sucre et quelques galettes.

La famille, dans la précipitation de son départ forcé et imposé de sa maison, de ses meubles et ses biens fonciers, a oublié de prendre dans ses bagages les pains de sucre et tout le nécessaire pour ses besoins et ses approvisionnements au quotidien. Le chef du village à l’origine de ce départ, un imposteur impitoyable et autoritaire, un individu sans foi ni loi, soi-disant pieux et croyant. Il a agi par ruse et  par convoitise, sans en référer au Conseil local al-jama’a.

Imma. Sti, entourée de ses enfants et des amis, heureuse d’être  dans son vaste et confortable demeure, a vu arriver son époux accompagné de deux moqaddem. Elle a vite compris le message. En quelques heures, tout était prêt pour le grand départ vers l’inconnu et pénible voyage, sans destination définie. L’arbitraire imposait sa loi avec tyrannie. Pour cette famille de juifs, c’était l’exil dans l’Exil. En l’espace de quelques heures, cette famille de notables se trouva expropriée, démunie, dépossédée de ses biens fonciers, sans aucun appui  ni défense. Sans jugement. Sans recours. Le père Shawil, sa sainte et vénérée épouse Imma Sti, descendante d’une lignée de Rabbins, et leurs enfants, ont pris la route du bannissement.

Les Lamentations 3 :38 : « N’est-ce pas de la bouche de l’Eternel qu’émanent les maux et les biens ?

Le tintement d’une clochette annonce l’arrivée d’un troupeau de brebis que conduisait un pâtre de dix années passées, secondé en cela par deux sloughis vigoureux et vigilants.  Shawil et sa famille sortirent de leurs préoccupations et accueillirent le jeune berger par des salutations habituelles et le convièrent à participer à leur repas improvisé.  D’autres troupeaux passèrent. Ce qui anima le coin à l’approche du crépuscule. Des jeunes filles, des cruches sur leurs épaules se hâtèrent vers la source toute proche pour puiser de l’eau fraîche et limpide. L’endroit était en activité, des chameliers et des cavaliers étaient déjà sur place en train d’abreuver leurs animaux.

Imma Sti, avec l’aide de ses filles, installa pour la nuit une nouala, une simple hutte en branchages entourée d’une zrîba, haie épineuse pour protéger le sommeil de la famille des mystères de la nuit. Le père Shawil, de son côté, entreprit la construction d’un enclos de fortune, mais sûre,  pour les mulets et l’âne, sur lesquels veillera le bon et vaillant Boby. Un feu de camp est resté allumé toute la nuit grâce à des fagots offerts par des bûcherons qui passaient par là. Le feu de bois chassait les ténèbres d’une nuit sans lune, en éclairant le petit campement. Les malheureux spoliés et leurs bêtes pouvaient dormir de leur sommeil de justes.

Tous les hameaux et douars de la palmeraie de Tifoultout savaient que Shawil et sa famille de Taourirt passaient la nuit à la belle étoile. Shawil était connu et estimé de tous les villageois et ksouriens des alentours. Ils réprouvaient tous la décision inique d’avoir éloigné Shawil et sa famille  de leurs biens meubles et immeubles.

Dans la nuit, Shawil s’était levé pour éloigner à l’aide d’un brandon encore en ignition un renard qui rôdait par là. Un hérisson avait trouvé un gîte pour la nuit dans le chaudron de cuivre. C’était d’un bon présage.

Dès le point du jour, Shawil se leva et procéda à ses ablutions rituelles. Il entama la prière du matin, shahrit : « Sois béni Eternel notre D.ieu,  Roi de l’Univers, qui délivres mes yeux du sommeil et mes paupières de l’Assoupissement. Tu es à jamais Tout-Puissant, Seigneur. Tu ressuscites les morts et tu es prêt pour nous secourir. Tu commandes les vents et tu fais tomber la pluie. Par Ta grâce, tu nourris les vivants, êtres humains et animaux ».

 Il s’enveloppa de son châle de prière et noua les phylactères sur son bras gauche au niveau du cœur et sur son front.

Il pria sous le belotta en pensant au chêne majestueux sous lequel Débora, la nourrice de Rébecca fut ensevelie et qu’on a appelé du nom de Chêne-des-Pleurs, Genèse 35 :8. La Bible hébraïque et le Talmud accordent une place de choix, considéré comme l’une des dix espèces du Cidrus libani, dont le nom vernaculaire est érez d’origine sémitique, Isaïe 41 :19.

Des connaissances et amis de la famille apportèrent pour le repas du matin des œufs durs, des olives, des dattes, du sucre, du lait, du beurre et des crêpes fines, moufléta, cuites sans lait et sans œufs. Après le petit déjeuner, la famille avait repris des forces pour reprendre la route.

Les pistes que la famille traversait n’avaient pas encore subies les premiers assauts de la pluie d’automne. Certaines cimes commençaient à blanchir d’une neige poudreuse. Dans le lointain, apparaissent hauts sommets de Drar en Deren coiffés de neige éternelle.

Le petit Babaqo, juché sur son âne sous l’œil protectrice de Biba, récoltait d’autres glands doux du chêne bellotte. Boby était près de l’âne, remuant de bonheur et poussant par saccades des aboiements étouffés, pour signaler à l’âne de ne plus bouger, tant que le jeune maître est accrochés aux branches de l’arbre.

Vers le coup de dix heures, la petite caravane s’ébranla et prit un chemin de traverse pour atteindre par un raccourci ombragé, avant le crépuscule la casbah de Tikirt, deuxième état de leur pérégrination depuis Taourirt. L’âne et les mulets cheminaient un tantinet guillerets, mais à pas sûrs, rendant ainsi agréable la traversée de cette piste de montagne, tracée par les pas de l’homme et des bêtes depuis des siècles.

Zhor tenait fermement dans sa main le chaudron et semblait parler à elle-même.

Des champs de maïs et de blé et le vert de fèves à peine sorties de terre s’étendaient à perte de vue dans les hautes vallées de la montagne, encadrant un chemin muletier, et que le vent d’automne  rebrousse et moire. L’atmosphère était limpide et  le bled offrait aux passants des paysages d’une merveilleuse grandeur, parfumés de lavande. A l’horizon, les lignes de crête sont couronnées de neige et les villages semblent s’accrocher sur le flanc de la montagne, protégée par un long et étroit ravin.

Tikirt faisait partie d’une constellation de communautés juives de l’oued Ouarzazate et de sa palmeraie : Temasla, Aït Gjeb, Tammaz, Aït Aïcha et Taourirt.

A Taourirt, vivaient au début  du 20ème siècle, parmi la population, dix familles juives, et, parmi elles, celle de Shawil, dont la présence en ces lieux remonterait à l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. D’autres familles expulsées d’Espagne à la même époque se sont établis dans la vallée du Todgha, à Asfalo et à Tinghir/Tinhir. Les mellahs de Tinhir et d’Asfalo étaient proches l’un de l’autre. Le mellah de Taourirt se trouvait à 150 kilomètres au sud d’Asfalo, Tinhir étant plus au nord.

Joseph Dadia-Le chaudron de cuivre-le pain et le sel-Premiere partie

Joseph Dadia-Le chaudron de cuivre-le pain et le sel-Deuxieme partie




Taourirt occupa « une cuvette hérissée de blocs de lave et de gara, où le vent galope en rond », écrit François Bonjean. Le grand historien du Maroc, Henri Terrasse, note : « Ouarzazate, au point de vue architectural, forme transition entre le Dra des ksours et le Dadès des tirhemt. Pas d’enceinte proprement dite, les hautes façades servant  de rempart.

Le site de l’Ouarzazate est à la fois l’oued et la montagne. J’ajouterai, surtout, la superbe palmeraie, dans la vallée, enserrée  entre l’oued et la montagne. Le lit de l’oued Ouarzazate est large de plus  d’un kilomètre. Il ne se remplit que tous les six à sept ans. Il n’est jamais tout à fait à sec. Ce qui est une bénédiction du Ciel pour se laver et se purifier. La présence de l’oued permet les mariages entre Juifs et la rédaction de l’acte de mariage, la Kétouba.

L’oued Ouarzazate est appelé encore oued Idermi, en raison de la réunion à Tikirt du cours d’eau nommé Mellah et du cours d’eau nommé Imini, descendus de l’Atlas, et de l’Irhiri, lequel vient de l’énorme massif volcanique du Siroua. Son confluent avec le Dadès, à vingt kilomètres d’ici, forme le Drâ.

L’oasis Ouarzazate s’étend sur cinq kilomètres et elle est partagée entre onze douars, dont le principal est la Casbah de Taourirt, dont les dattes produisent des variétés dites feggous, khelt, et quelques rares bousekri.

Henri Bordeaux de l’Académie française a visité Taourirt et évoque dans « Un printemps au Maroc » que la vue de l’Ouarzazate, une vue panoramique qui lui rappelle celle de Turin d’où l’on distingue toute la chaîne des Alpes : « L’Atlas, de loin, reprend sa beauté et ses neiges étincelant au soleil revenu ».

     L’oasis suit  le cours de l’Oued avec ses hauts palmiers, ses thuyas, ses tamaris. Les oliviers sont rares. L’amandier, non greffé, donne de petits fruits. Quelques bovins et moutons sont confiés par les ksouriens à des bergers dont la rétribution est le plus souvent en nature.

Là s’arrête mes notes sur 17 pages de mon cahier de notes.

     Une page d’histoire : « Une famille Perez, qui se fixe au Maroc vers le 15ème siècle, se réclame d’une lointaine ascendance jérusalémite ; elle répugne à vivre au milieu des coreligionnaires indigènes. Aussi son chef achète-t-il au mérinide de Marrakech une place de Dadès, où se forme un centre exclusivement juif, qui demeure autonome jusqu’à la fin du 17ème siècle. En ce qui concerne l’attitude des sultans à l’égard de la société juive, Abou Saïd interdit à ses membres, vers 1470, de circuler en ville avec des chaussures ou sur une monture ; l’obligation de porter la lévite et la calotte noires doit également remonter  à cette époque. Cf. Louis Voinot : Pèlerinages Judéo-Musulmans au Maroc, Editions Larose, 1948, page 116 et page 117.

Rabbi Yehudah ben Yossef Pérets et son livre d’homélies

Perah’ Levanon « Fleur du Liban ». C’est un recueil d’homélies publié à Berlin, en 1712. Professeur Haïm Zafrani  nous explique que cet ouvrage raconte « Le périple de Yéhudah Peres, rabbin des vallées du Todgha (Haut-Atlas marocain, au 17ème siècle ». Je résume en me basant sur le texte du Professeur. C’est un texte autobiographique où l’auteur raconte l’expulsion d’Espagne de ses ancêtres venus s’établir dans le Dadès et dans les riantes vallées du Haut-Atlas, dont le territoire a été acheté par la famille. Ils  acquirent aussi  au roi à un prix très élevé le domaine de Tillit, devenu  leur Capitale, (à ne pas confondre avec Tiillit dans le Sud du Maroc). Ils ont fait sortir d’Espagne de grandes richesses. Cf. Professeur Haïm Zafrani : Le monde de la légende – Littérature de prédication juive en occident musulman, Les éditions du Nadir, de l’Alliance Israélite universelle et Maisonneuve & Larose, Paris, 2003, page 49 à page 53.

    Professeur Haïm Zafrani a écrit sur Taourirt. Je ne citerai qu’un autre texte de lui : « Le Todgha est situé au-delà des montagnes de l’Atlas. Les Juifs  de cette région, dont le nombre atteignait à peine mille deux-cents aux environs de 1920, étaient établis dans trois localités : Asfalo comptait alors six-cents âmes, Tinhir quatre cents, Taourirt 200. A la fin de 1920, Taourirt fut détruite par la guerre et ses habitants juifs allèrent habiter dans les deux autres localités ». Cf. Professeur Haïm Zafrani : Pédagogie juive en terre d’Islam, Librairie d’Amérique et d’Orient  – Adrien Maisonneuve, Paris, 1969, page 34 et note 42 : Il s’agit d’une incursion des tribus filaliennes au cours de laquelle furent ravagés les mellahs juifs de cette région. Cette contrée n’a été pacifiée par les troupes françaises que bien plus tard (vers 1930) ».

     Je ferme cette parenthèse historique, très intéressante, et je poursuis mon récit.

     La famille de Shawil Dadia arriva à un croisement : aller à Marrakech ou aller à Casablanca. Shawil connaissait bien Casablanca, alors en cours de construction. Il y est allé plusieurs fois sur son âne pour gagner sa vie et nourrir les siens. Il a préféré Marrakech où il existait une communauté organisée et plusieurs synagogues. A Marrakech, Shawil  a retrouvé des connaissances, des amis, et  des membres proches de sa famille. Shawil et son épouse ont été adoptés par la famille Ellouk, qui habitait Derb Scouella, qu’une traboule séparait de Derb Tajer : Joseph Ellouk et son épouse Messody Meloul, et leurs enfants : Jean (Yéhuda), Edmond, Jacob dit Coco, Maurice, Albert dit Bébert, et David.

    Je dois  ces précieux renseignements à mon cher et estimé ami Maurice, ancien footballeur au Mellah de Marrakech dans l’équipe ASDM (Alliance Sports de Marrakech), sur laquelle je consacre deux textes. Le premier texte est terminé et le second est en cours d’écriture pour l’essentiel.

     Maurice m’a parlé de ma grand’mère paternelle Esther Bar Hanine que nous appelions par affection Mama Sti. Il se rappelle qu’il a été blessé à son œil et qu’elle l’avait soigné.

    Les frères Ellouk avaient un frère par leur mère, Jacques Zafrany, un homme d’une grande valeur, ancien de la première promotion de la Section Agricole. J’ai eu l’occasion de le rencontrer chez lui à Montréal en octobre 1985. Il m’a dit, et cela m’avait grandement ému, que son meilleur souvenir de Marrakech est ma grand’mère paternelle.

    L’important est ceci, et cela m’émeut : J’ai toujours considéré mes amis Ellouk comme mes propres frères et réciproquement.

     Je considère ce soir, 18 novembre 2021, que mon texte est terminé, alors qu’il a été écrit depuis plusieurs mois.

Joseph Dadia-Le chaudron de cuivre-le pain et le sel-Deuxieme partie

Joseph Dadia-Le chaudron de cuivre-le pain et le sel-Troisieme partie

  Shawil a été engagé par un grand commerçant juif, qui avait pignon sur rue, comme homme de confiance et pour gérer la comptabilité.

   Le bienfaiteur de Shawil s’appelait Monsieur Raphaël Ben Harboun Zal. Grossiste  en épices, importateur exportateur, avec un important dépôt à Casablanca. Il avait un magasin, hanoute en arabe, 1 rue Saka au mellah de Marrakech. C’est là que mon grand-père Shawil a travaillé.

   Ce bienfaiteur habitait 12 rue du Souk au mellah.

   Nous habitions alors 8 rue Latana à Dar Rabbi Éléazar Halévi.

   Il se trouve par une volonté divine qu’un mur de notre grande chambre était aussi le même mur de l’autre côté, dans la maison du généreux rabbi Raphaël Ben Harboun. Alors le généreux bienfaiteur fit appel à un électricien qui a pu passet un fil électrique chez nous. Ainsi là où nous habitions, nous étions les seuls de tous les voisins à nous éclairer par une grande lampe électrique et ce, gratuitement. Le compteur électrique était chez Rabbi Raphaël ben Harboun. Félix, l’un des enfants de Rabbi Raphaël Ben Harboun était un camarade de classe au CM2 de l’école de l’Alliance, à Arset-el-Ma’ach,  que dirigeait le distingué Directeur Alfred Goldenberg.

    Avec Félix et d’autres camarades nous avons créé une équipe de Football. C’est toute une histoire. Félix a fait sa ‘alia et nous avons gardé le contact.

    Ce qui m’a permis de raconter ce que je viens d’écrire, avec l’intention ferme de rendre hommage au généreux rabbi Raphaël  Ben Harboun.

Il est évident  que ma famille n’avait commis aucune infraction vis-à-vis des autorités locales ou nationales, ou bien à l’égard de tout habitant de la palmeraie et de son environnement. Ma famille a été tout simplement victime  d’une injustice, ayant été arbitrairement dépouillée de tous ses biens meubles et  immeubles.

C’était le début  du Protectorat français au Maroc et de l’insécurité dans bleds es-siba. Comment expliquer cette injustice ?  Quelques éléments se trouvent dans le livre de Pierre Flamand : Diaspora en Terre d’Islam, pages 84 à 95 ; page 128 et pages 214-217.

Le paysan français est propriétaire de son lopin de terre, exploitant ou non, ou bien métayer  ou bien ouvrier agricole. Ces mêmes situations sociales  existent au Maroc, mais elles n’y possèdent pas une définition juridique aussi précise, surtout dans le Maroc berbérophone.

Le droit de propriété foncière des Juifs protégés apparaît plus ou moins  légal selon les tribus et  même les fractions de tribus. Généralement parlant il n’est nulle part formellement contesté mais nulle part formellement reconnu. La situation de fait aidant, il n’est jamais clairement déterminé. Dans le Sud marocain, beaucoup de choses demeurent en 1950 dans leur état antérieur au Protectorat.

Pour la propriété foncière juive : instabilité, confusion, absence ou imperfection des titres résument son état.

La famille arriva à Marrakech en 1915 et le petit Ya’aqob avait quatre ans. La famille s’installa au mellah au fond de la rue Latana, une impasse, où il n’y avait que deux maisons dont celle du marchand d’eau bouillante qui ne la vendait que le jour de shabbat.

Mon grand-père Shawil, né au Maroc à Ouarzazate au lieu-dit Taourirt est décédé à Marrakech en 1925, et il est enterré dans le cimetière juif.

La Casbah de Taourirt  est une enceinte fortifiée, contenant à la fois la demeure du caïd  et un ksar où réside la population, avec un mellah et un cimetière juif antique.  La Casbah de Taourirt, fief du Glaoui, à 1160 mètres d’altitude, véritable château fort, constituait à elle seule un gros village, composé d’un pittoresque ensemble d’habitations massées et étagées au contour de l’Oued Ouarzazate, avec ses murailles roses, ses tours crénelées et ses maisons de pisé.

En 1948, la population était composée de 1130 musulmans et 124 juifs. Les Juifs sont nombreux dans la région de l’Ouarzazate et ils peuplaient sept mellahs. Le nom d’Ouarzazate s’applique à la fois à l’oued de ce nom  et aux rives cultivées qu’il arrose sur une quinzaine de kilomètres entre l’Oued Imini et l’Oued Idermi, lequel se joignant un peu plus loin au Dadès, forme le Dra. L’étroit ruban  de palmeraies est jalonné de vingt ksour, parmi lesquels ceux de Taourirt et de Tifoultout sont les plus remarquables.

Le bourg de l’Ouarzazate est une ville de garnison construite en 1928 et où a été préparée, par le Colonel Chardon, la pacification du Dadès, du Dra et du Sargho.

De petites communautés juives entouraient celle de l’Ouarzazate : Témasla, Aït-Gzeb, Tammaz, Takirt, Aït-Aïcha. Au lieu-dit Taourirt, 10 familles dont celle de mes ancêtres y résidaient. Ainsi le miniane, dix personnes était assuré pour faire la prière et réciter qaddish.

Grand-père Shawil avait perdu son père Messaoud, alors qu’il avait à peine une année. L’aïeul  Messaoud avait un frère, Abraham, lequel a donné naissance à Shaoul (Shawil), qui a eu un fils Abraham.

Hanna Elharar, nom de jeune fille du grand-père Shawil, étant veuve, se remaria avec Monsieur Hazan (prénom non connu) et eut trois garçons, Chlomo, Makhlouf, Joseph, et une fille Simha.

Les Dadia constituent un groupement de familles issues d’un ancêtre commun, Shaoul-el-Kbir, Shaoul le Grand. Il s’agit d’une parenté agnatique, ou agnation, parenté par les agnats ou parenté par les mâles, à l’exclusion des cognats ou parenté par les femmes.

Il s’agit d’un Chébet, une tribu de parents liés par le sang. D’où l’importance de la généalogie qui relie les Dadia par delà les pays de leur implantation.

Autre caractéristique chez les Dadia : l’aîné porte toujours la prénom Shaoul. Il s’ensuit que les Dadia seraient issus de la Tribu Benjamin, qui a donné au peuple juif le Roi Saül, premier roi d’Israël.

Joseph Dadia-Le chaudron de cuivre-le pain et le sel-Troisieme partie

Joseph Dadia-les soupes-premiere partie 

les soupes 

O myrrhe ! Ô Cinname !

Nard cher aux époux !

                                               Victor Hugo

 

Le nard et le safran sont des plantes botaniques, d’où sont extraites des essences aromatiques.

Dans la Bible hébraïque, seul le Cantique des Cantiques les mentionne : – Le safran, une fois ; – le nard, trois fois, dont une fois au pluriel. Le nard et le safran sont mentionnés dans le Talmud et dans la littérature rabbinique. Dans Michna Kéritut 6, 1 : ils font partie des onze plantes aromatiques pour la combustion des parfums sur l’autel des sacrifices.

Originaire du Népal et des environs de l’Himalaya, le nard est arrivé dans le bassin méditerranéen via l’Inde et la perse. Son nom botanique est Nardostachys jatasna et N. Grandifolia.

Le nard est employé par les femmes pour parfumer la chevelure.

Originaire de l’Asie Centrale, le safran est une épice fort onéreuse, c’est le Crocus Sativus. Sur la Terre d’Israël, poussent sept espèces de safran, en arabe za’âfrane. En Inde, le Curcuma longa, employé comme condiment de base dans les recettes de cuisine, est connu en arabe sous le nom de kherqoum, curcumin. 

Quand je pense à mon passé marrakchi, ce sont les soupes qui tiennent une place privilégiée dans mes souvenirs. Il faudrait écrire un jour la légende des soupes.

Ma préférée parmi les soupes est la soupe de pois chiches, parfumée d’un bouquet de qezbor (coriandre), soupe traditionnelle du vendredi soir, servie avec les délicieuses boulettes de viande cuites au céleri branches, en arabe : el-krafs oul kouaré. C’est un mets exquis dont nous  gardions l’eau à la bouche durant le shabbat et au-delà. Le jour du shabbat a un goût de paradis, c’est l’antichambre du monde à venir. Ces deux plats étaient servis d’une façon régulière chaque vendredi soir, nous transportant hors du quotidien et nous font oublier, l’espace d’une journée, les tracasseries de la semaine. Merci Yahvé notre Saint Seigneur de noua voir sanctifiés par l’observance de la Reine Shabbat.

Cette soupe aux pois chiches était parfois servie certain  soir de la semaine, en hiver, mais elle n’avait pas le goût du vendredi soir. Noblesse oblige ! Certaines familles préparaient pour le premier soir de Roch-Hachana, le Nouvel An juif, une soupe de pois chiches et au potiron.

Au Maroc, la hrira est une soupe nationale : la hrira aux pois chiches, la hrira marrakchia, sans viande, aux fèves sèches et sans peau. La hrira serait la soyeuse, du mot hrir qui veut dire soie en arabe. Durant le Ramadan, le musulman casse le jeûne en buvant cette soupe, accompagnée de dattes et de gâteaux.

La soupe au potiron ne faisait pas partie de mes soupes préférées. Maman le savait bien. Cela ne l’empêchait pas de la servir comme repas certains soirs de rude hiver marrakchi pour nous réchauffer et nous donnait des forces. Pour la rendre plus exquise, maman aromatisait cette soupe d’une poignée de pois chiches écrasés à la cuillère et de quelques petits morceaux de viande. Le goût de cette soupe gagnait en saveur et elle apparaissait plus appétissante à nos yeux et plus savoureuse dans notre délicat palais. Cette soupe, on dirait, faisait partie des repas des personnes nécessiteuses. Et pourtant, le potiron plante potagère de la famille des cucurbitacées, trône fièrement sur notre table les deux soirs de Nouvel An en présence d’autres fruits et légumes à valeur symbolique, de souche noble, comme les raisins, la grenade et les dattes, dont le nom évoque le bonheur d’une année heureuse. Ce même potiron est affectueusement associé à d’autres légumes pour composer, en leur agréable compagnie, la prestigieuse soupe aux sept légumes de Roch Hachana, en arabe sbè’ khdari. Ces ingrédients symbolisent la douceur et la joie de vivre. Dans la famille de maman, Dar Ben Tuizer, la Maison des Tuizer, cette soupe aux sept légumes faisait partie d’une tradition ancestrale qui consistait à coudre par un fil les sept légumes durant leur cuisson. Du côté de mon père, les sept légumes retrouvaient dignement leur place dans le royaume d’un couscous, plat dont les racines sont ancrées solidement dans les traditions culinaires de la famille Dadia.

Le premier jour de la fête du Nouvel An, ma grand-mère maternelle Messaouda nous faisait apporter par un messager spécial un plat de couscous relevé au curcumin. C’était la seule occasion de l’année où je voyais ce type de couscous. La couleur éclatante du curcumin enduisant le couscous m’impressionnait. Ce couscous de ma grand-mère préparé dans les cuisines de Dar-Ben-Tuizer représentait le niveau social aisé de la famille de ma mère.  L’enfant Le couscous au curcumin appartenait aux couches élevées, pensait au fond de lui-même l’enfant que j’étais. Je n’ai pas vu cette catégorie de couscous ailleurs. Peut-être que mes cousins Tuizer respectent-ils encore cette admirable recette de cuisine. Je leur poserai la question à la première rencontre entre nous. Cette question me vient à l’esprit au moment où je saisis ce passage sur l’ordinateur. Je n’ai jamais songé à cette question auparavant.

Il y a des images de ce genre qui émergent soudainement du fond de notre mémoire. Je revois alors maman penchée sur ses fourneaux à mon retour de l’office du matin de Roch Hachana, particulièrement long pour les enfants que nous étions, mais fiers d’avoir été à la synagogue avec les parents. Elle était tout occupée à surveiller l’omelette dite mhemmer,  faite avec des œufs  mélangées à la cuillère, du persil et autres ingrédients selon le goût de chaque famille.

Maman, comme la plupart de ses coreligionnaires, disposait d’un matériel tout à fait rudimentaire pour confectionner cette omelette,  que mon épouse Martine appelle omelette marocaine, étant elle-même très experte en ce plat que nous aimons. Maman mettait l’omelette sur un plateau en terre cuite qu’elle posait sur une marmite sans couvercle où cuisait un autre mets de la fête. Ensuite elle couvrait le plateau de l’omelette d’une plaque de fer rectangulaire sur laquelle elle étalait des braises de charbon ardent. C’était astucieux et intelligent à la fois. L’omelette cuisait et prenait des couleurs à petit feu, grâce à la vapeur qui s’exhalait du mets de la marmite et à la chaleur qui se propageait de la plaque. Elle se servait d’une serviette en toile pour suivre la cuisson et déplacer la plaque. Maman éprouvait beaucoup de plaisir à nous préparer tous ces plats qui faisaient notre joie de vivre. 

Derrière la maman, il y avait la femme, l’épouse et la ménagère qui, seule, récurait, nettoyait, épluchait et allumait le kanoun, un ustensile de cuisine de taille inférieure à l’omniprésent el mezmer, au pluriel el mzamer, mot difficilement traduisible en français. C’est une espèce de réchaud ou de braséro pour cuire les aliments, fait d’argile séché ou de terre cuite, de couleur cendre, ayant des orifices vers le haut pour permettre de le déplacer, de servir de soupape d’aération au cours de son allumage, et d’y introduire légèrement le soufflet qui avivera la flamme du charbon de bois, communément utilisé comme combustible. La langue arabe, tout comme l’hébreu, est une langue éminemment savoureuse dont les mots sont imprégnés de poésie et de musicalité. Chaque terme utilisé pour désigner les récipients de cuisine a un sens précis en fonction de son usage et de son utilité. Mzmer n’est pas  à confondre avec kanoun. Aussi bouzoual, autre terme de cuisson, servait-il pour la lessive.

 

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