Joseph Dadia-Regards sur l'Atlas-Agadir
AGADIR- IV
C’est dans la piece que j’occupais que je lisais a l’heure de la sieste le Petit Marocain.
A cette epoque, dans la region de Kasba-Tadla, un marocain donnait du fil a retordre a l’armee francaise. Le Maroc luttait pour son independance. Pour la France, il n’etait qu’un terroriste et on le presentait comme le «tueur de Tadla». II semait la terreur partout. Mais dans la region ou il sevissait, ses compatriotes avaient une immense admiration pour lui. Il arrivait a chaque fois a echapper a ses poursuivants et a semer des soldats aguerris, puissamment armes. Dans l’une de ses cachettes, les militaires ont decouvert des cordes qui servaient au resistant pour fuir a la maniere de Tarzan, se balancant d’un arbre a l’autre grace a ces lianes. En sourdine, j’ecoutais a la radio de la musique andalouse qui s’echappait d’une autre piece, une chambre de l’appartement avec de beaux meubles et une imposante TSF. Cette piece nous accueillait autour d’une grande table pour les repas, le shabbat, les fetes et les reunions de famille.
Je garde le souvenir des matins ou tout le monde se retrouvait au petit dejeuner autour d’un grand plateau empli de theieres de the a la menthe chaud et sucre, et de toutes sortes de gateaux succulents, nombreux et varies. Il y avait la Ninette-Hnina, l’ainee, avec ses cheveux frises. Elle etait le symbole de la candeur et de la purete. La sagesse emanait de ses paroles quand elle parlait, bien que diminuée intellectuellement en raison d’une maladie qui remonte à son enfance. Esther, la puinée, avec ses cheveux châtains, et son beau visage moucheté des traces d’une variole. Sa beauté tenait à la fois de son père et de sa mère.
Ma tante Fréha, belle et douce, irradiait de bonheur, de gentillesse et d’indulgence. Elle a été l’amie d’enfance de ma mère Fréha. C’est par l’intermédiaire de maman que son frère Meyer a connu son épouse. Ma tante Fréha venait voir maman chez ses parents. Et c’est ainsi que mon oncle Meyer a été épris d’elle et la demanda en mariage. C’était une demoiselle Elghrabli, fille d’une bonne et réputée famille de Marrakech. La maison de ses parents se nichait dans une impasse entre Derb Tabac et A’fir. Maman habitait chez ses parents dans une maison sise dans une traboule entre A’fir et Derb Ben Za’a.
Hnina-Ninette, prénom établi dans la famille de ma grand-mère maternelle Messaouda, laquelle a été élevée, alors orpheline de mère, par sa tante Hnina.
Hninia, le prénom du père de ma mère, est porté par plusieurs de mes cousins. Mon puîné Gabriel avait porté le prénom Hninia le jour de sa circoncision. Il était souvent malade. Dans ce cas, la coutume est de donner à l’enfant un autre prénom pour remplacer le premier prénom qui disparaît. Mes parents ont choisi pour lui le prénom de l’ange Gabriel qui protège de tous les maux.
La famille de maman du nom de Tuizer est originaire de Demnate, cité verdoyante et rebelle, enchâssée dans le dir, aux premières marches de l’escalier qui monte par étages successifs vers les hauts contreforts atlassiens. Tuizer/Et־Tuizer/Aït Tuizer serait à l’origine le nom d’une tribu berbère convertie au Judaïsme. Cela remonterait à une période ancienne, probablement au 15eme siècle, voire même avant. Le prénom de Hninia/Hanania qui semble bien établie dans la famille Tuizer attesterait de l’établissement ancien de cette lignée à Marrakech. Dans la famille Tuizer, personne ne parlait berbère ou espagnol. Ce qui accréditerait une origine autochtone.
La famille Tuizer est une véritable famille des Juifs de Marrakech. Pour maman, sa famille était de souche marrakchie. Personnellement, j’ai rencontré des amis dont la famille avait habité dans le voisinage des Tuizer et, pour eux, ce sont d’authentiques marrakchis.
La position professionnelle de mon grand-père Hanania attesterait du rang social aisé, honoré à l’intérieur de la Communauté. Mon grand-père avait pignon sur rue en tant que propriétaire d’une boutique sur la Place Centrale du mellah, la fameuse Rahba Des-Souq. Cette Place avait envoûté le grand écrivain sépharade Elias Canetti, Prix Nobel de Littérature. Cette boutique, telle que je l’ai connue, était une épicerie que tenait un préposé, ami de la famille, pour lui assurer quelque revenu pour vivre.
Je n’ai pas connu mon grand-père décédé alors que je n’avais pas encore deux ans. Lui, il m’a connu et il aimait me tenir dans ses bras comme il aimait (enir dans ses bras mon cousin Nessim Tuizer. Nessim et moi étions pratiquement du même âge. Mon grand-père était célèbre dans la Communauté en tant qu,amine, syndic de la Corporation des pêcheurs et des poissonniers du mellah. Il avait des équipes de pêcheurs salariés qui se rendaient au Tensift ou à l’oued Issil pour pêcher dans ces deux rivières, qui bordaient Marrakech au Nord et à l’Est. Ce qu’ils pêchaient c’étaient des truites de petite taille, une espèce rare. Les pêcheurs partaient avec leurs ânes un mardi ou un mercredi et ils ne revenaient que le jeudi en fin de journée, les bâts des bêtes bien remplis de poissons frais. Ces poissons arrivaient au marché chez les poissonniers pour le shabbat, jour où il est de tradition de manger du poisson. La chair de ces poissons était délicieuse, d’une haute sapidité culinaire. Le mellah en avalait bien des marmites bien remplies en ce jour de repos saint. Ce poisson était frit à l’huile d’olive et servi avec sauce ou sans sauce. Il était aussi rôti. Ce poisson nous rassasiait et faisait notre bonheur. Je ne sais pas comment exactement mon grand-père exerçait son métier. Ses cinq garçons ont embrassé l’art de la poissonnerie, et ils exerçaient librement leur métier de poissonniers. Mon oncle Meyer est devenu mareyeur et il formait équipe avec ses frères Mardochée et Shim’on, poissonniers au centre du marché des Juifs, à un jet de pierres de la Place des Ferblantiers, laquelle est contigüe au mellah. Ce marché a été construit et aménagé par étapes entre les années 1920 et 1930. Mon oncle David a choisi d’aller vivre à Casablanca où il s’installa comme poissonnier à son compte, sans relations d’affaires avec ses frères de Marrakech. Mon oncle Shlomo, l’aîné de la famille, a disparu tragiquement alors que je n’avais pas deux ans, laissant une veuve et deux orphelins. Mon oncle Meyer était très cultivé et il aimait écouter la musique andalouse. Mon oncle Mardochée, homme ouvert et intelligent, fréquentaient les érudits comme son ami Rabbi Nissim Bénisty. Il avait un profond respect pour ceux qui étudiaient. La famille de ma mère était pieuse et
profondément enracinée dans la tradition juive. Les grands-parents ont refusé d’envoyer leurs enfants, garçons et filles, à l’école de l’Alliance, ouverte à Marrakech depuis décembre 1900, pensant comme d’autres familles que dans cette nouvelle école l’on enseignait des matières contraires à la Loi de notre maître Moïse et aux traditions hébraïques. David, à peine sorti de l’adolescence, s’habillait encore à l’ancienne, portant une belle farajia blanche qui lui donnait l’allure d’un prince. Il sortait avec des copains de sa génération et il aimait la vie. Il revenait tard à la maison à une époque où il vivait encore chez sa mère.
Ma grand-mère restait réveillée dans son lit, attendant le retour du fils prodigue. A chacun de ses retours, ma grand-mère lui demandait l’heure qu’il était. Lorsqu’il lui disait qu’il était deux heures du matin, elle le félicitait d’être rentré tôt. Naïvement elle pensait que l’heure de minuit était plus tardive que deux heures du matin. Pour maman, l’important était que le fils et la mère vivaient heureux, ayant ce qu’il fallait pour bien manger et bien s’habiller. Ils pouvaient manger sans restriction aucune, ayant toujours à leur table en abondance du pain, de la viande et des fruits. L’argent était là. Dans l’ambiance environnante de l’époque, et comme l’ont écrit des voyageurs européens, il y avait au mellah de Marrakech beaucoup d’indigents qui passaient dans les rues demandant à chaque porte du pain.
Joseph Dadia-Regards sur l'Atlas-Agadir