Meknes-J.Toledano


Meknes – Joseph Toledano Portrait d'une communaute juive marocaine

ÉPANOUISSEMENT

La surprenante rapidité avec laquelle la communauté se remit de cette pro­fonde crise messianique sans laisser de séquelles visibles, tient autant à la qualité de sa direction spirituelle, qu'au changement fondamental du décor politique. En faisant de Meknès sa capitale, le plus illustre des souverains Alaouites, Moulay Ismaël, devait favoriser et accélérer l'épanouissement de sa communauté juive, en ajoutant à son titre de centre de Torah, la couronne de la prospérité matérielle, confirmant l'adage des Maximes des Pères pro­mettant à qui accomplit la Loi de Dieu dans l'indigence, de le faire un jour dans l'opulence.(4,11)

  1. UN EMPEREUR, UNE CAPITALE

Faute de règles de succession strictes incontournables – le trône revenant non au fils aîné comme dans les monarchies européennes, mais au plus "méritant" des membres de la famille royale – la passation de pouvoir obéissait le plus souvent à la loi du plus fort. Cette fois le plus "méritant" fut le plus rapide. Gouverneur de Meknès, Moulay Ismaël fut le premier des postulants poten­tiels à apprendre la mort près de Marrakech au cours d'une fantasia, de son demi -frère Moulay Rachid. Informé par les soins de son conseiller financier, le Naguid de la communauté juive Yossef Maimran, lui -même averti de l'ac­cident par son agent commercial et membre de la famille dans la capitale du sud. Il s'était aussitôt rendu vers minuit chez le gouverneur et lui avait avancé la somme nécessaire pour lever une troupe et devancer tous les autres prétendants potentiels. Le 16 avril 1672, Moulay Ismaël se fit proclamer sul­tan à Fès, à l'âge de 26 ans. Des délégations des oulémas et des notables de toutes les villes et contrées affluèrent les jours suivants dans la capitale pour reconnaître le jeune souverain et lui prêter serment d'allégeance. Ne devaient manquer à l'appel que les délégations du sud. Et pour cause, son neveu, le fils du sultan défunt, Ahmed Ben Mahrez, s'était fait parallèlement proclaimer sultan à Marrakech. Cette première révolte rapidement matée, Ben Mahrez s'enfuit au Sahara, mais il devait encore lui tenir tête pendant 14 ans – ce fut le tour des habitants de Fès d'entrer en rébellion comme le rapportent les Chroniques de Fès  :

"Cette expédition terminée, il revint en paix de Marrakech. Après cela, il voulut conduire sa mhallah en un autre endroit et demanda aux tireurs de Fès -la -Vieille de le suivre et envoya le caïd Zidan pour les enrôler. Mais ils tuèrent le caïd aussitôt qu'il arriva et lui coupèrent la tête qu'ils envoyèrent au sultan. Ils demeurèrent en état de rébellion un an et demi…Les gens de Fès couvrirent le sultan de malédictions, dont il leur tient toujours rigueur encore aujourd'hui, leur impose un lourd impôt et chaque année les punit de leur crime…"

Cette aversion pour les Fassis élitistes et frondeurs, la méfiance envers les dé­bordements de force des Marrakchis jamais réellement soumis, les tendances séparatistes de certaines tribus berbères du sud, devaient l'amener à décider de s'en éloigner et à transférer la capitale dans une ville toute à sa dévotion qu'il pourrait façonner à son image.

Par sa situation géographique stratégique, la richesse de sa région agricole, l'abondance et la qualité de ses sources d'eau réputées les plus pures du pays, une population fruste à fond berbère sans prétention élitiste, Meknès dont il avait été le gouverneur, se prêtait parfaitement à un tel dessein. Il commença par élargir le périmètre de la ville, renforça les remparts du côté ouest et à cet effet fit abattre des maisons pour dégager une grande esplanade qui porte jusqu'à ce jour le souvenir de cette destruction : Place El hdim (les ruines). Les gigantesques travaux de construction – palais, mosquées, écuries, jardins; plans d'eau, souks, logements; camps militaires, remparts – durèrent des an­nées sous la direction personnelle du souverain qui fut son propre architecte et s'y adonna avec passion, faisant la prospérité de ses habitants et enrichis­sant sa population juive.

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-LA CONSTRUCTION DU MELLAH

LA CONSTRUCTION DU MELLAH

Mais en devenant capitale et en attirant une nombreuse population juive, de Fès, Marrakech, Séfrou, Salé et du Tafilalet, Meknès devait à son tour suivre l'exemple des deux précédentes capitales et avoir son quartier juif séparé. Par commodité; autant que par volonté délibérée de ségrégation. Mais sûr de son pouvoir, il ne crut pas nécessaire, comme ses prédécesseurs à Fès et à Mar­rakech, d'édifier le mellah à proximité immédiate de son palais pour mieux le protéger.

En 1679, il dota la communauté d'un lotissement à l'extrémité de la médina, proche des jardins et des champs de culture, appelé Ryad. Contrairement aux deux précédents mellahs, tout le terrain est propriété des Juifs sans que le Palais ou les notables musulmans y possèdent la moindre parcelle – preuve de la prospérité des membres de la communauté qui assurèrent seuls le finan­cement de sa construction.

Les plans du nouveau quartier, bien que dressés par les architectes du roi, tenaient compte des besoins particuliers et de prescriptions religieuses de sa population, en vertu du principe d'autonomie interne. C'est ainsi que confor­mément à la Halakha, ils incluaient une place centrale pour le commerce et les grandes réunions publiques exception­nelles, El gara dsouk, avec en son centre une fontaine pour la fourniture gratuite d'eau potable venant de sources de la montagne proche du Zerhoun – en plus des puits particuliers dans les cours des maisons. Sans oublier un bain public, le mikvé pour la purification rituelle et les fours publics pour la cuisson du pain selon les prescriptions de la Loi. Les murailles qui l'entourent, en plus de leur fonction de protection, ont une fonction religieuse, faisant du quartier comme une seule cour, (Iroub), pour per­mettre les déplacements et le port sur soi d'objets le jour sacré du shabbat. A cela s'ajoutaient les synagogues, nouvelles ou transférées de l'ancien quartier juif de la médina, toutes privées, le zèle bâtis­seur des grandes familles dispensant la communauté en tant qu'entité, de bâtir et d'entretenir des lieux de culte publics. Les travaux de construction auxquels les Juifs échappèrent dit -on, en versant une forte somme d'argent au souverain – au départ obligation leur aurait été faite de construire de leurs mains leurs mai­sons furent essentiellement menés par des esclaves chrétiens et achevés en 1682. D'ailleurs, ce serait ces esclaves chrétiens  transférés de Fès qui auraient hérité du quartier de la médina évacué par les Juifs, si on se fie au rapport des prêtres chargés par la France du rachat de ses ressortissants chrétiens captifs Pendant ces pourparlers, nous allions plusieurs fois visiter les esclaves fran­çais malades dans les lieux où les esclaves chrétiens se retirent tous les soirs quand leur travail est fini. Ce lieu qu'ils appellent le Kanot (déformation pho­nétique de hanout, magasin) était anciennement la Juiverie, et quand les Juifs l'ont quittée pour se placer là où ils sont à présent, le Roy y a fait mettre tous les esclaves chrétiens .. .On sait que le samedi est aux Juifs ce que le dimanche est aux chrétiens, et que ces gens -là zélés jusqu'à la superstition, aimeraient mieux mourir que de faire le moindre ouvrage en ce jour. Ce jour -là la porte de la Juiverie est toujours fermée et aussi il fallut payer au Maure gardien pour la peine qu'il fait de nous l'ouvrir. Notre logement était préparé dans la maison d'un esclave français qui y avait fait construire cette maison par au­torisation du Roy. Afin d'avoir plus de liberté, il avait choisi ce quartier qui est fermé de tous côtés et où on n'entre que par une grande porte gardée par des Maures et un grand nombre de chiens qui servent de sentinelles pendant la nuit…"

Cette rencontre au mellah avec les esclaves chrétiens, avec les consuls et les délégations européennes venues négocier leur libération, devait amener cer­tains nouveaux riches juifs à vouloir leur ressembler et imiter leur mode ves­timentaire et leur tenue. Ils se heurtèrent à la farouche opposition des rabbins qui, au nom de l'interdiction pour les enfants d'Israël "d'imiter les nations", édictèrent une taqana prohibant de laisser pousser des moustaches et la mèche de cheveux sur le front. Ils se prévalaient également du sultan et de ses conseillers farouchement opposés à toute imitation des chrétiens "qu'ils détestent." Sa construction achevée, le mellah fut intégré dans l'enceinte de la ville impériale par la prolongation des murailles qui enserrent la ville, communiquant avec le quartier des fonctionnaires du Makhzen par la porte de Berrima et séparé par de vastes jardins du Palais Royal et des habitations des hauts dignitaires à Bni Mhmmed.

Quartier au départ spacieux et aéré, le sultan y faisait loger les délégations et ambassades européennes de passage, n'admettant pas dans sa capitale d'ambassade ou de consulat européen permanent. C'est à ces visiteurs, qui même quand ils n'étaient pas exceptionnellement logés dans ce quartier, s'y rendaient obligatoirement pour rencontrer les conseillers juifs du sultan dont nous reparlerons, que nous devons une grande partie de nos informations sur cette période. L'ambassadeur envoyé en 1693 par Louis XIV négocier la reconduction d'un traité de paix, le chevalier Pidou de Saint Olon, le décri­vait ainsi : " C'est un quartier assez grand, mais qui n'est pas plus propre que dans les autres villes. Les Juifs ne laissent pas d'être à l'aise au -dedans et d'y avoir (même) plus de commodités que les Maures eux -mêmes…) La même impression de confort et de prospérité se retrouve dans le témoi­gnage d'un Père Franciscain venu quelques années plus tard, en 1702, né­gocier le rachat de prisonniers français : "Dans le quartier des Juifs les rues sont plus larges et où l'on y voit des boutiques ouvertes garnies de marchan­dises. Mais dans le reste de la ville, les rues sont serrées entre deux murailles avec quelques ouvertures de temps en temps et on n'y voit que des échoppes de pauvres artisans ou de vendeurs de fruits…"

John Windus, venu en 1721 dans la suite de l'ambassadeur de Sa Majesté britannique pour la signature du trai­té de paix, raconte que le sultan les fit loger au mellah, dans l'une des plus belles maisons de la ville que venait de "se faire construire le Naguid et favori du roi, le Juif Moses Benattar…

Meknes-Joseph Toledano-Bienfaits et limites de la dhimma

  1. BIENFAITS ET LIMITES DE LA DHIMMA

Croyant sincère et même théologien à ses heures, Moulay Ismaël veillera tout au long de son règne à une application stricte du pacte de la dhimma, avec ses avantages et ses limites. Le premier bienfait, qui en est la définition même, est la protection des vies et des biens de ses sujets juifs, désormais garantie avec la restauration de l'ordre et de la sécuri­té dans tout le pays. Si la paix et la stabi­lité sont les conditions primordiales de toute vie économique, de la floraison in­tellectuelle, elles sont pour les commu­nautés juives; les conditions même de la survie. Le demi -siècle de déclin et de chaos des Saadiens l'avait de nouveau amplement illustré.

Si les historiens marocains et euro­péens divergent sur le bilan du règne de ce souverain exceptionnel, tous sont unanimes pour louer la tranquillité et la prospérité qui devaient caractériser la plus grande partie de son très long règne. Pour ce faire, il alla jusqu'à intro­duire une mesure dont la cruauté n'égalait que l'efficacité : la responsabilité collective, le village, la tribu étant tenus collectivement responsables des délits et crimes commis sur leur territoire : "Il a purgé les routes et les campagnes des assassins et des coupeurs de che­min qui pullulaient auparavant. La sécurité qui règne grâce à lui est due au fait qu'il châtie par l'exécution capitale, ou en exigeant une rançon de tous les habitants des lieux du crime; si bien que l'on peut parcourir entièrement son royaume en toute sécurité et tranquillité…Les Maures méprisent encore plus les Juifs qu'ils ne le font pour les chrétiens et quand un Juif va dans les rues, il a toujours l'œil au guet pour prendre garde si on ne vient pas le maltraiter et en ce cas invoquer Moulay Ismaël. Cette invocation faite à temps; opère des miracles, car les Maures craignent tellement leur Roy que la seule invocation de son nom les empêche de frapper. Le bras levé perd toute force et devient pour ainsi dire immobile."

Le chroniqueur de la dynastie Alaouite, El Zayyani exagère à peine en écrivant qu'en son temps "l'ordre est revenu, les sujets ont connu la tranquillité et le sultan s'est occupé de la construc­tion de ses palais et de la plantation de ses vergers; et le pays a connu la sé­curité et la paix. La femme et le dhimmi pouvaient aller d'un bout à l'autre du pays, d'Oujda à l'oued Noun, sans que personne ne leur demande où ils vont et d'où ils viennent. La monnaie abonde et ni le blé ni le bétail n'ont de prix (tellement ils étaient bon marché). Les percepteurs prélèvent l'impôt et les contribuables paient sans contrainte." Rabbi Yossef Messas rapporte un cu­rieux incident révélateur de cet esprit de justice de ce souverain absolu envers ses sujets juifs, même dans des cas critiques.

Au cours d'une banale altercation, un Juif de Meknès du nom de Yéhouda Abrabanel, n'avait pas hésité à se défendre et à répondre aux injures et aux coups d'un musulman, ceci malgré les avertissements de témoins sur le rang de noblesse de chérif de son agresseur. Ordinairement, l'invocation d'un tel titre suffisait à paralyser tout esprit de riposte, la plus légère atteinte à l'hon­neur, et encore plus à l'intégrité physique d'un descendant du Prophète par un dhimmi, étant considérée comme un crime impardonnable. Mais non moins fier de sa propre ascendance, le dit Abrabanel avait répliqué que lui n'était pas moins noble comme descendant de la maison du roi David : La multitude de musulmans présents grincèrent des dents sans oser toucher au Juif, de crainte des sanctions du sultan. Ils se saisirent donc des deux protagonistes pour les mener devant le pacha. Le sultan qui revenait de la chasse avec son escorte, envoya un émissaire s'enquérir de la cause de ce grand tu­multe et quand on lui rapporta les faits, il demanda à juger lui -même les protagonistes le lendemain dans son palais.

A l'audience, le Juif se défendit fièrement sans crainte, rejetant les accusations du chérif ébahi et décontenancé par cette audace. Le sultan demanda au Juif qui il était et il lui répondit qu'il était natif de Meknès, descendait de la cé­lèbre famille Abrabanel d'Espagne qui est de la lignée du grand roi d'Israël, David. Moulay Ismaël se tourna ensuite vers le musulman, lui demanda de décliner son identité. Il affirma être d'une famille de descendants du Pro­phète. "Tu es un menteur et un imposteur", le coupa net le sultan qui fit signe à son serviteur de le frapper. Au bout de quelques coups, il finit par recon­naître son imposture, il n'était qu'un simple berbère sans aucun lien avec la famille du Prophète. Le sultan relaxa le Juif et condamna le musulman pour coups et injures. Ce dernier, fou de colère, osa interpeller le souverain pour lui demander comment il pouvait prêter foi aux allégations de ce dhimmi et le condamner lui, un bon musulman ! "Imbécile, ne comprends -tu pas que son attitude digne et son courage sont la preuve de sa noble extraction de l'an­tique maison du grand roi d'Israël, alors que ta pusillanimité et ton manque d'assurance m'ont immédiatement convaincu que tu n'étais qu'un vil impos­teur !" Les autres sources juives sont également unanimes à ce sujet. Les Chroniques de Fès soulignent à quel point quand il s'agissait de la sécurité de ses sujets, juifs comme musulmans, le sultan se montrait intraitable – même quand étaient parfois impliqués des membres de sa propre famille : Dans la même semaine, nous reçûmes la nouvelle qu'un des fils du sultan, Moulay Abdallah, se trouvant dans le douar des Arabes Sraga, y avait enlevé une jeune fille vierge de l'un des notables. Son frère, Moulay Moutawakil, se rendit auprès de lui pour le ramener à Meknès. En route, il rencontra une caravane de Juifs qu'il dépouilla complètement laissant nus les voyageurs. Le caïd des Sraga alla se plaindre à Moulay Ismaël de la conduite de son fils. Le sultan le fit venir au Palais. On remplit deux couffins de fer et de plomb, on en suspendit un à son cou, l'autre à son pied, et on le jeta dans la séguya où il se noya incontinent..

Cette intransigeance, n'excluant pas la plus grande cruauté, pour la jalouse préservation des biens et des personnes, lui valut d’emblée la reconnaissance et l'admiration de la communauté juive comme en témoignent les réjouis­sances organisées à l'occasion de son sauvetage miraculeux des griffes des lions en 1699 comme le rapportent les mêmes Chroniques de Fès : " Quatre chrétiens furent pris en flagrant délit de cambriolage dans le trésor de Moulay Ismaël. Le lendemain, le souverain voulut jouir du spectacle de leur châtiment en les jetant en pâture aux lions. A cet effet, il monta avec eux sur le rocher surplombant la fosse aux lions. On jeta les quatre chrétiens aux bêtes, mais ceux -ci ne les dévorèrent pas. Le sultan demanda alors aux caïds et aux gardes noirs qui se trouvaient avec lui sur le rocher de les lapider. L'un des chrétiens se mit à parler en langage barbare avec une lionne en lui disant :"Bondis sur le rocher, fais tomber le sultan et dévore -le". En effet, les fauves étaient soignés par les chrétiens qui leur portaient chaque jour à boire et à manger. La lionne bondit sur le sultan et le saisit par l'épaule gauche; celui -ci s'agrippa de sa main droite sur le rocher qui était élevé. En abattant sa patte sur le sultan, la lionne le saisit par le baudrier qu'il portait et n'accro­cha point la chair. L'un des gardes noirs tira à la bête une balle entre les deux yeux. Elle s'abattit dans le fossé, tandis que le sultan tombait à l'extérieur et Allah le sauva…

Musulmans et Juifs firent une grande fête ce jour -là. Dans chaque localité, on organisa des banquets et des repas de fête. Les rabbins et les chefs de la com­munauté firent annoncer publiquement que personne n'ouvrît sa boutique et que tous se revêtissent de leurs plus beaux habits. On orna les toits et les fenêtres du mellah de tentures et de rideaux. Les Juifs firent quatre étendards et les musulmans vinrent s'amuser chez eux et boire du vin et de la mahya. Les Juifs entèrent au palais royal, dans les maisons des chorfa, dans les mosquées et les médersas avec leurs chaussures, sans que personne ne leur dise rien…"

SECURITE ET PROSPERITE

SECURITE ET PROSPERITE

La sécurité, la protection des biens s'accompagne du retour de la prospérité dont se font l'écho à plusieurs reprises ces mêmes Chroniques:

Ensuite le sultan se rendit à Taroudant pour combattre Moulay Moham­med, le fils de Moulay Mahrez contre lequel il avait déjà mené une expédi­tion à Marrakech et qui s'était enfui à Taroudant. Cette fois le sultan le relan­ça à Taroudant avec une puissante armée, mhallah, à laquelle s'étaient joints de nombreux (négociants) juifs de toutes les parties du Maroc. Ils ont gagné beaucoup d'argent dans cette expédition. Ceci a eu lieu en 5438 (1677 -78)… En 1678 -79; il y eut en plus de l'épidémie, une grande sécheresse et cherté. En vérité en ce temps -là, nos gens n'étaient pas gênés par la disette; car il y avait beaucoup de riches dans le mellah de Fès; leurs maisons étaient remplies de toutes sortes de biens; de provisions abondantes de céréales; leurs magasins étaient pleins; et pleins aussi les silos appartenant aux Juifs. Ils ne furent donc pas éprouvés par la famine qui régnait alors…"

Ce qui laisse présager que la condition de la communauté juive de la capitale n'était pas moins bonne. Les rapports des diplomates et visiteurs chrétiens vont dans le même sens en décrivant la situation générale des Juifs du pays, en y ajoutant naturellement leur propre vision peu flatteuse. Ainsi le consul de France à Salé, Estelle, grand défenseur du commerce entre les deux pays au -delà des aléas politiques fréquents, écrivait en 1698 : " Quant au commerce que les marchands chrétiens font en cette Barbarie quoi qu'il leur soit avantageux, il l'est encore davantage au Roy du Maroc, aux Maures et aux Juifs, ses sujets. Ces derniers font presque tout le commerce de ce pays, ou par eux -mêmes ou par des prête -noms maures, pour pouvoir par là ne faire paraître en aucun cas qu'ils ont du bien, à cause des continuelles contributions qu'ils sont obligés de payer, de manière qu'à leurs Pâques aussi qu'à leur samedis les Maures et les chrétiens sont aussi en fête…"

Même son de cloche dans les "Relations de voyage au Maroc des ' Rédemp­teurs de la Merci "en 1704 : " Il y a des Juifs dans toutes les bonnes villes des Etats du Roy du Maroc et ce sont eux qui font tout le commerce. Un Maure ne fait point d'achat de marchandises étrangères qu'il n'ait un Juif avec lui et les marchands chrétiens n'ont point d'autres courtiers que ceux de cette na­tion : C'est pour cela qu'il ne se fera aucun comme commerce le samedi parce que les Juifs observant ce jour -là avec la dernière exactitude. Ils s'attachent surtout à tromper chrétiens et Maures, et avec toute leur industrie ils ont bien de la peine à vivre parce qu'ils sont ac­cablés d'impôts et que la plupart du temps ils ne peuvent y suffire…"

Avec la promotion de Meknès comme capitale, les commerçants de la ville des familles Tolédano, Benattar; Maimran,

Ben Kiki ont joué un grand rôle dans sa prospérité, avec le concours de leurs proches parents et de leurs agents commerciaux à Fès, Marrakech et dans les grands ports de Salé et Tétouan. A l'exportation, les principaux produits étaient le salpêtre pour la fabrication de la poudre, la cire pour la fabrica­tion de bougies, le cuivre, l'étain et les produits de l'agriculture : laines, cuir, amandes. A l'importation, les armes, la poudre à canon, le papier, les produits textiles de haute qualité comme les bonnets rouges de laine; les brocards d'or, les soieries du Languedoc, les draps, les babioles de Venise; etc…

Ce presque monopole du commerce avait son prix, suscitant la jalousie et la convoitise du souverain toujours à la recherche de fonds pour financer ses travaux colossaux et ses interminables campagnes. Prisonnier pendant une dizaine d'années au Maroc (1670 -1681), le Français Germain Mouette pu­bliait après sa libération et son retour en France son livre '"Histoire de Mou- lay Rachid et Moulay Ismaël" dans lequel il rapportait quelques exemples des coûteux caprices du souverain dont nous avons confirmation dans une source juive :

Un jour le Roy déjeune avec des œufs. Il en trouva un qui était pourri et comme c'étaient des marchands juifs qui les avaient envoyés au sérail, il fit prendre tous les principaux de cette nation qu'il feignit vouloir faire dévorer aux lions. Toutefois, après leur avoir fait peur jusqu'au soir, il leur donna la vie, se contentant de leur faire donner à chacun quantité de coups de bâton et de les faire mettre en prison jusqu'à ce qu'ils eussent payé une grosse amende à laquelle il les taxa…Croyant un jour avoir été dérobé dans son sérail du cimeterre qui avait appartenu à Moulay Rachid, son frère et prédécesseur, estimé à 4000 écus, et ne pouvant découvrir l'auteur du larcin; persuadé qu'il n'y avait que les Juifs qui pouvaient vendre ou acheter de tels ouvrages, il ordonna qu'ils fussent chassés de leurs maisons, avec défense à qui que ce fut de les loger, jusqu'à ce qu'ils eussent payé la somme à laquelle il estimait le cimeterre – quitte à eux d'avoir leur recours contre ceux qu'ils découvriraient l'avoir volé…"

Heureusement, ajoute rabbi Habib Tolédano, aucun receleur juif ne fut impli­qué dans cette sombre affaire, datant de 1681; et la menace d'expulsion des juifs de la ville de leurs maisons fut levée, "et l'Eternel dans sa miséricorde nous a sortis des ténèbres à la grande lumière."

Meknes-Portrait d'une communaute juive Marocaine-Joseph Toledano

UN STATUT D'INFERIORITE

Mais le retour de la sécurité et de la prospérité et le quasi monopole sur le commerce international et la promotion à la Cour de conseillers écoutés, n'im­pliquaient pas la disparition, ni même l'atténuation du statut d'infériorité et des humiliations inséparables dans la tradition marocaine de la condition de dhimmis. Même si on en élimine l'exagération à dessein, le témoignage du Français Mouette, reste suffisamment éloquent sur ce point :

" Les Juifs sont en grand nombre en Barbarie et on les y respecte pas plus que dans les autres contrées, au contraire s'il y a des ordures à jeter, ils sont les premiers à cette tâche. Ils doivent travailler pour le roi quand ils sont réqui­sitionnés, en contrepartie seulement de leur nourriture. Ils doivent subir sans réagir coups et insultes même si c'est un enfant de six ans qui les lapide. En passant devant une mosquée, ils doivent se déchausser quelle que soit la sai­son et ils n'osent pas les remettre même dans les villes impériales comme Fès et Marrakech de crainte de flagellation et de prison dont ils ne seront délivrés que moyennant versement d'une grosse amende. Ils n'ont d'autres métiers que le commerce et l'artisanat. Il y a parmi eux un grand nombre de riches, mais leur statut n'est pas différent de celui des plus simples d'entre eux. Ils sont en correspondance avec les Juifs d'Europe qui leur envoient des armes et des munitions (pour leur commerce) avec l'accord des consuls…"

Monarque absolu, gouvernant seul ne s'entourant que de collaborateurs dé­voués à sa personnes, excluant ainsi les élites traditionnelles de Fès qui le dé­testaient autant qu'il les abhorrait, il avait largement fait appel à des conseilers juifs, mais quelle que fut leur véritable influence – et elle fut loin d'être négligeable, nous le verrons, ils n'eurent jamais droit à un titre officiel, les postes d'autorité incompatibles avec leur condition de dhimmi. Sur le plan de la masse, nous pouvons de nouveau nous reporter au témoignage des Ré­dempteurs de la Merci :

" Les Juifs sont habillés de noir, de brun et de violet et il leur est défendu de porter un habit blanc…Il n'est pas permis aux Juifs de se servir de mon­ture (cheval) quand ils vont en ville. Il n'y a qu'Abraham Meimoran, (Maim- tan) Juif du Roi qui ait ce privilège et encore n'ose -t -il s'en servir de crainte d'être maltraité faute d'être reconnu. Quand ils sont en campagne, ils peuvent se servir de mules ou de mulets, mais il leur est défendu d'avoir des chevaux. A notre second voyage à Mequinez en 1708, un marchand français qui venait avec nous, montait une cavale changée avec celle d'un Juif qui était aussi de compagnie. Deux Maures voyant ce Juif monté sur la cavale, viennent à lui en furie et l'auraient mis en pièces si on ne les avait empêchés, disant pour leur raison qu'un chien de Juif ne méritait pas de monter à cheval… "

La nécessité de distinguer les Juifs de la masse des fidèles musulmans devait même s'enrichir d'une curieuse et durable discrimination. Après la reprise aux Espagnols des ports de la Mamora en 1681, de Larache en 1689, et celui de Tanger (1684) aux Anglais, le sultan ordonna l'abandon des babouches peintes en noir en signe de deuil de l'occupation de ces villes par les chré­tiens, et le retour aux babouches jaunes traditionnelles.- sauf pour les Juifs, condamnés à continuer à peindre obligatoirement en noir leurs babouches ! Philosophes, les rabbins de Meknès se convainquirent aisément que ces babouches, ils les portaient noires volontairement – en signe de deuil pour la destruction du Temple de Jérusalem ! Le scrupuleux respect des règles de la dhimma, s'il interdisait de donner des titres officiels aux conseillers juifs du sultan, n'en diminuait pas pour autant leur rôle effectif dans la conduite des affaires commerciales et diplomatiques du pays.

L'AUTONOMIE RELIGIEUSE

Autre incommensurable dimension de la dhimma, la plus précieuse aux yeux d'une communauté très profondément attachée à la tradition de ses ancêtres, la liberté de culte et le respect de l'autonomie religieuse, la non -intervention dans les affaires intérieures de la communauté tant qu'il n'y avait pas de risque d'atteinte à la sécurité publique – comme nous l'avons vu au moment de la crise messianique. Liberté essentielle, même si assortie d'un statut d'in­fériorité, d'humiliation, car non -intériorisé.

Dans le mellah, le Juif vit sans être inquiété ou harcelé, selon ses lois et ses coutumes, sans être confronté comme dans l'Espagne chrétienne à une pro­pagande visant à le convertir et le contraignant à défendre sa foi dans des disputations publiques. Ce qui explique l'absence de toute littérature apolo­gétique, les rabbins marocains dispensés du devoir de défense et illustration de la religion juive, ne se préoccupant que de son application interne sans se soucier d'affrontement théologique avec la médina.

Le respect des convictions religieuses s'étendait même aux rares chrétiens habitant l’empire, recevant l'assistance de leurs prêtres. Les prisonniers em­ployés aux travaux forcés en étaient dispensés quatre jours par an à l'occasion des fêtes de Noël, Pacques, la Nativité de Saint Jean Baptiste et de la Vierge. Alors que la vente de boissons alcooliques aux musulmans était strictement prohibée, l’empereur avait exceptionnellement autorisé  les Juifs de Meknès à leur vendre la mahya – et c'est peut -être l'origine de cette spécialité indus­trielle de la communauté de Meknès jusqu'à nos jours . "Il ordonna aux Juifs "de fournir le suffisant pour la fabrication hebdomadaire de l'eau de vie qui les réconfortait.

Musulman très pieux, pratiquant scrupuleusement tous les commandements de sa religion dont nombre sont identiques à ceux de la foi juive, comme le révèle ce curieux épisode rapporté par les frères de la Merci venus négocier la libération des esclaves de leur nation : "Avant notre arrivée on avait trou­vé en creusant la terre à Salé deux grandes statues vêtues à la romaine. Elles furent portées à Méquinez et le Roy du Maroc qui ne voulait pas permettre au consul de France, le sieur De Périllé de les racheter, les donna à son Juif Abraham Meimoran qui les condamna à être enfermées entre quatre murs parce que les statues et les figures d'hommes et d'animaux sont également en horreur chez les Juifs et les Mahométans…"

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano

L'AUTONOMIE RELIGIEUSE

Autre incommensurable dimension de la dhimma, la plus précieuse aux yeux d'une communauté très profondément attachée à la tradition de ses ancêtres, la liberté de culte et le respect de l'autonomie religieuse, la non -intervention dans les affaires intérieures de la communauté tant qu'il n'y avait pas de risque d'atteinte à la sécurité publique – comme nous l'avons vu au moment de la crise messianique. Liberté essentielle, même si assortie d'un statut d'in­fériorité, d'humiliation, car non-intériorisé.

Dans le mellah, le Juif vit sans être inquiété ou harcelé, selon ses lois et ses coutumes, sans être confronté comme dans l'Espagne chrétienne à une pro­pagande visant à le convertir et le contraignant à défendre sa foi dans des disputations publiques. Ce qui explique l'absence de toute littérature apolo­gétique, les rabbins marocains dispensés du devoir de défense et illustration de la religion juive, ne se préoccupant que de son application interne sans se soucier d'affrontement théologique avec la médina.

Le respect des convictions religieuses s'étendait même aux rares chrétiens habitant l’empire, recevant l'assistance de leurs prêtres. Les prisonniers em­ployés aux travaux forcés en étaient dispensés quatre jours par an à l'occasion des fêtes de Noël, Pacques, la Nativité de Saint Jean Baptiste et de la Vierge. Alors que la vente de boissons alcooliques aux musulmans était strictement prohibée, l’empereur avait exceptionnellement autorisé  les Juifs de Meknès à leur vendre la mahya – et c'est peut -être l'origine de cette spécialité indus­trielle de la communauté de Meknès jusqu'à nos jours . "Il ordonna aux Juifs "de fournir le suffisant pour la fabrication hebdomadaire de l'eau de vie qui les réconfortait.

Musulman très pieux, pratiquant scrupuleusement tous les commandements de sa religion dont nombre sont identiques à ceux de la foi juive, comme le révèle ce curieux épisode rapporté par les frères de la Merci venus négocier la libération des esclaves de leur nation : "Avant notre arrivée on avait trou­vé en creusant la terre à Salé deux grandes statues vêtues à la romaine. Elles furent portées à Méquinez et le Roy du Maroc qui ne voulait pas permettre au consul de France, le sieur De Périllé de les racheter, les donna à son Juif Abraham Meimoran qui les condamna à être enfermées entre quatre murs parce que les statues et les figures d'hommes et d'animaux sont également en horreur chez les Juifs et les Mahométans…"

Tolérant pour les gens du Livre qui détiennent une partie de la Vérité, il n'en était pas moins absolument convaincu de la supériorité absolue de l'islam qui a clos le cycle des révélations, n'ayant que mépris ou pitié pour ceux qui malgré tout persistaient dans l'erreur en refusant de reconnaître le Prophète. Rejetant l'usage de la force et de la contrainte, il ne renonçait pas pour autant à essayer de les convertir – sans trop insister.

Malheureusement – ou peut -être significativement, nos ancêtres n'ayant peut -être jamais pris trop au sérieux ces tentatives – nous ne possédons sur elles aucun témoignage de source juive. C'est à un prêtre français, le frère Busnot, que nous devons cette anecdote qui semble liée au souvenir encore vivace de la crise messianique de Shabtaï Zvi et de Yossef Abensour:

" Moulay Ismaël réunit un jour les notables de la communauté et leur de­manda de se convertir à l'islam. "Cela fait trente ans que vous me racontez que votre Messie va venir et maintenant qu'il n'est pas venu, il est temps de revenir de votre erreur". Il les menace que s'ils ne lui indiquaient pas la date précise de l'arrivée du Mes­sie, ils ne pourront plus exercer leur commerce, ni voir leurs vies garanties. Il leur donna un temps pour réfléchir et après avoir consulté les rabbins, ils lui répondirent que le Mes­sie arrivera certainement au cours des trente prochaines années…"

Par contre, se faisant à l'occasion théo­logien, il tenta à maintes reprises de convertir Louis XIV, auquel il vouait la plus grande admiration. Pour la pe­tite histoire, notons que dans sa célèbre lettre dans le même sens au très catho­lique roi d'Angleterre déchu Jacques II; il faisait référence aux Juifs et au ju­daïsme à deux reprises :

" Jésus avait déjà annoncé Mohammed et sa mission; comme Moïse avait annoncé Jésus.

C'est un article de foi chez nous de croire en tous les prophètes, et nous ne mettons pas de différence entre eux. Nous croyons que le Messie Jésus, fils de Ma­rie – sur Lui soit le salut – est un des prophètes envoyé de Dieu, mais il n'a jamais prétendu aux titres que vous lui soutenez. Non, les Juifs n'ont pas tué Jésus et ils ne l'ont point crucifié : un homme qui lui ressemblait fut mis à mort à sa place.. ."

Une autre anecdote confirme l'irrésistible tentation de prosélytisme du sul­tan, plus d'ailleurs semble -t -il par sentiment de devoir à accomplir, que de conviction de résultat immédiat, n'excluant pas à l'occasion une pointe d'l'humour comme dans l'audience accordée à l'intrigant consul de France à Salé, le fils Estelle, venu prendre congé :

" Moulay Ismaël se tourna vers ses caïds et leur dit : "Voyez comme il est vêtu cet infidèle; il faut le faire maure ! Qu'on lui donne des habits marocains, et qu'il se fasse musulman. Ce prince dit à Maymoran de me dire de me faire maure. Je lui fis répondre que j'étais chrétien par la grâce de Dieu et que je mourrais chrétien. Ce prince se mit alors à chanter les quatre paroles qu'il faut dire pour se convertir et demanda à Maymoran de me les faire dire. Ce Juif commença à avoir peur, car si lui -même prononçait ces paroles, il serait devenu maure avant moi. Le Roy comprit l’embarras où il était et demanda s'il y avait quelque Maure qui sache parler français. Je lui indiquai un que j'avais amené avec moi de Salé. Ce prince lui dit de me dire de me faire maure de force. Je lui fis répondre que je ne m'attendais pas à cela de la part de Sa Majesté, que j'étais chrétien et je mourrais chrétien. Il me fit demander quelle religion était la meilleure, la mienne ou la sienne ? Je lui fis répondre que je n'étais pas venu voir sa Majesté pour disputer sur les religions; mais que j'étais assuré que la mienne était la bonne. Maymoran qui s'était mis derrière moi me dit : "Monsieur le consul prenez garde comment vous parlez, vous vous perdez." Je répondis à ce Juif que je savais ce que je disais et que si lui avait peur, je n'en avais point. Cependant le traducteur lui biaisa ce que je venais de dire et lui dit; "Le Chrétien dit que sa religion était bonne et la nôtre aussi". Sur quoi, ce prince me fit répondre que ce qu'il disait était pour mon bien et que je le reconnaîtrai à l'heure de ma mort; et que puisque je ne vou­lais pas me faire maure, tant pis pour moi …"

III. LES JUIFS DE COUR

Souverain absolu, assumant seul le poids du gouvernement du pays, sans ministres ni conseillers officiels, ne pouvant compter sur les élites tradition­nelles de Fès et Marrakech pour la gestion de ses biens et la conduite des affaires étrangères, il devait trouver dans les talents de personnalités juives recrutées principalement dans les trois grandes familles : Maimran, Toléda- no et Benattar, des collaborateurs idéaux, car de par leur statut dénués de toute ambition politique et dépendant pour leur prospérité et même leur sur­vie, de sa seule personne. "Le chérif réserva aux Juifs l'exclusivité du négoce de certains produits; apprécia et utilisa leurs qualités jusqu'qu'à les prendre comme conseillers financiers ou diplomatiques. Les plus notoires, Abraham Maïmran et Haïm Tolédano; figurèrent; sa vie durent, parmi les hauts digni­taires de la Cour…"

Ces deux premières familles devaient atteindre une telle primauté au sein de la communauté juive marocaine dans son ensemble, et plus particulièrement à Meknès, que le bon peuple adopta un dicton en hébreu s'en plaignant – rime à l'appui, comme il se doit pour faire un bon adage :

Létolédanos oumimraness, Aux Tolédanos et Maimrans,

Lahem lebadam nitna haress à eux seuls la terre a été donnée.

Voir:Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017-page52-55

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-LES FAMILLES MAIMRAN ET TOLEDANO

LES FAMILLES MAIMRAN ET TOLEDANO

Les relations de confiance entre Moulay Ismaël et les négociants Yossef Maimran et rabbi Daniel Tolédano – les deux familles étaient d'ailleurs liées par des liens de mariage – dataient de l'époque où le souverain n'était encore que gouverneur de la ville. On sait que c'est grâce aux informations et au prêt que lui avait consenti Yossef Maimran que Moulay Ismaël avait réussi à devancer tous les prétendants et à se faire proclamer sultan à Fès. Sans titre officiel, Yossef était devenu le conseiller économique et diplomatique le plus écouté à la Cour, au point que le consul de Hollande à Salé, Heppeedorp – qui pourtant ne le portait pas dans son cœur – pour expliquer aux Etats Généraux de son pays, son statut la Cour, se laissera aller à la plus flatteuse des comparaisons : " Le dit Maymoran jouit auprès du Roy d'un crédit égal à celui du grand Colbert en France… Pas moins !

Il devait jouer un rôle central dans le rétablissement des fructueuses relations commerciales avec la Hollande qui avaient grandement décliné pendant la période de troubles de la décadence de la dynastie saadienne et de la lutte pour le pouvoir des Alaouites. Bien que convaincu des avantages du com­merce extérieur pour les caisses de l'Etat – qui prélevait un impôt de 10% sur les transactions aussi bien d'importation que d'exportation – Moulay Is­maël ne devait donner le feu vert à la reprise de négociations sérieuses qu'en 1680, huit ans après son accession au trône. Il en chargea naturellement son plus proche conseiller, Yossef Maimran. En collaboration avec les négociants d'Amsterdam, les frères de Mesquita, il fut convenu de dépêcher en Hollande pour finaliser le traité, son proche parent, Yossef Tolédano, le fils de rabbi Daniel. Il fut convenu que la commission qui sera versée en cas de réussite par les Etats Généraux d'Amsterdam, sera également partagée entre les frères Mesquita, Yossef Tolédano et Yossef Maimran – au grand dam de ce même consul hollandais cavalièrement écarté de cette juteuse affaire. La mission de Yossef Tolédano, l'aîné des huit fils de rabbi Daniel, fut couronnée de succès, avec le concours sur place de son cousin, Itshak Sasportas, le fils de sa sœur Rachel qui, on s'en souvient, avait épousé rabbi Yaacob Sasportas dont nous avons raconté le rôle dans la crise messianique.

Le traité fut ratifié en mai 1683. Quelques mois plus tard à l'automne, Yossef Maimran mourait "accidentellement" – sans doute assassiné. Sur les circons­tances de cette mort tragique plane le mystère. Faute de référence dans les sources juives, il faut s'en tenir aux thèses rapportées par les sources chré­tiennes. Pour le frère de l'Ordre de la Merci, Busnot, ce serait Moulay Ismaël lui -même; qui; pour se débarrasser d'un créancier devenu pressant, aurait ordonné de déguiser en accident – piétiné par un cheval emballé – son assas­sinat. Pour d'autres, ce serait le gouverneur de Meknès, soit croyant devancer le vœu de son souverain, soit par jalousie, qui aurait profité de l'absence du sultan en expédition contre un de ses frères à Taroudant, pour se débarrasser d'un rival. Quoi qu'il en soit, Moulay Ismaël choisit pour lui succéder, à la fois à la tête de la communauté juive et comme son plus proche conseiller financier et diplomatique, son propre fils, Abraham Maimran. Dans cette double fonc­tion, le fils devait se distinguer encore plus que le père. S'ouvrirent alors des perspectives de fructueux échanges suite à la nomination de Yossef Tolédano comme consul -ambassadeur aux Pays -Bas. Réconcilié, le consul hollandais s'associa avec Yossef et son frère Haïm Tolédano et leurs cousins Moshé et Abraham Tolédano, les fils de rabbi Baroukh, qui déploieront avec succès les plus grands efforts au cours des prochaines décennies pour éviter la rupture entre les deux pays, malgré les frictions sur la qualité des armes fournies par les Pays -Bas.

Au début des années 1691, une grande tension devait perturber les relations entre les deux pays. A la suite de la fourniture d'armes défectueuses, Moulay Ismaël, avait autorisé sa marine de guerre et ses pirates à s'en prendre aux navires hollandais, comme il s'en expliquait dans une missive adressée en 1691 aux Etats -Généraux des Pays Bas où il ne cachait pas l'extrême estime qu'il portait à "son Juif" :

" Messieurs, vous avez appris par Mimoren l'ordre que j'ai donné à Abdallah Ben Ache, général de mes vaisseaux, de prendre les bâtiments de vos sujets qu'il trouvera en mer. Votre consul vint alors à ma cour de Mequinez, il y a environ trois ans, pour me demander la restitution d'un de vos vaisseaux pris par l'un de mes corsaires. N'ayant point trouvé son passeport en forme, pour­tant en considération pour Maimoren, mon Juif, que j'aime beaucoup, je fis rendre l'équipage du dit vaisseau à votre consul. Mais vous n'ignorez point que les chrétiens qui entrent dans mon pays, de quelle manière qu'il soit, n'en peuvent sortir pour rien : c'est pourquoi votre consul me promit 25.000 boulets de canon…Cependant ayant fait venir les boulets, l'année dernière, l'arcaïd les trouva bien différents de ceux promis, c'est pourquoi il ne voulut permettre d’embarquer que la moitié des esclaves (promis). Le consul vint alors à ma Cour s'en plaindre; et m'ayant été présenté par mon Juif, à qui je ne puis rien refuser, je lui accordai ce qu'il me demandait, qui était d’embarquer le reste des esclaves qu'il avait à Salé…"

Mais à la grande déception du sultan, le consul trahit sa promesse de se rendre sur le champ en Hollande pour obtenir l'aval au dédommagement prévu et le sultan de s'en plaindre aux Etats -Généraux :

" N'eut été Moimoren, mon Juif, je l'aurais traité de la manière qu'il méritait. Toutefois, l'estimant indigne de vous porter ma missive, j'en ai chargé Tolle- dane (Haïm Tolédano) parent de mon Juif, pour vous la porter.. .11 y a six mois qu'ils sont partis et n'en ayant aucune nouvelle, j'ai ordonné à mes vaisseaux de prendre les vôtres et de les mener à Salé. L'un de mes vaisseaux a pris un des vôtres; je l'ai donné à Maimoren, mon Juif, en dépôt, jusqu'à ce que vous m'envoyez ce que vous avez promis par votre consul…et nous aurons alors comme auparavant bonne paix, puisque mon Juif me l'a demandé par grâce… Je vous recommande de faire bien à Tolledane et de l'envoyer le plus tôt que vous le pourrez…"

Haïm Tolédano qui s'occupait directement de ces importations, avait été en effet dépêché à la Haye en même temps que le consul de Hollande à Salé pour obtenir la poursuite de la fourniture des armes et l'amélioration de leur quali­té. Ce n'est qu'au bout de plusieurs mois de négociations qu'il devait obtenir, avec l'aide de son frère Yossef l'ambassadeur permanent du Maroc, le renou­vellement de l'accord de paix de 1683 et la reprise des livraisons d'armes de bonne qualité. Après bien des péripéties, la délégation retourna à Meknès et le sultan entouré de ses ministres et d'Abraham Maimran, accepta le 16 août 1684 de ratifier l'accord.

Un moment, Haïm Tolédano fut envoyé sonder le terrain pour la signature d'un traité de paix semblable avec l'Angleterre, mais sans succès. Ce même Haïm et son frère Abraham étaient devenus les banquiers de la reine mère et des princes – ce qui devait se révéler plein de risques. L'un des innombrables fils du sultan, Moulay Ali, était en relations d'affaires suivies avec les deux frères. Vers 1704, il avait contracté envers Haïm Tolédano une dette de 4000 onces d'or. Parallèlement, il avait fait des dépôts de sommes considérables chez son frère Abraham établi à Salé. Aussi quand arriva l'échéance du prêt de 4000 onces, au lieu de s'en acquitter, il demanda à Haïm de le récupérer auprès de son frère Abraham chez lequel il avait des dépôts. Sur foi de cette déclaration, Abraham remboursa à son frère la dette du prince. Mais voilà que quelque temps plus tard, ce prince vint chez Abraham retirer ses dépôts. Ce dernier lui établit son compte en déduisant naturellement les 4000 onces remis à son frère. Fureur du prince qui démentit catégoriquement avoir ja­mais demandé de rembourser la moindre dette sur ses avoirs. Il fit empri­sonner Abraham à Salé conditionnant sa libération au versement des 4000 onces d'or – une somme considérable que ce dernier n'était pas en mesure de régler sur le champ comme exigé. Aussi de sa cellule, Abraham adressait -t -il une pathétique lettre – en hébreu, car il s'agit de grands lettrés – pieusement conservée dans la famille jusqu'à nos jours :

" La raison de ces quelques lignes est le sauvetage de mon âme; viens vite mon frère à mon secours sur les ailes des aigles. Sache que le fils du sultan s'est retourné contre moi et que je suis en prison, la corde au cou depuis deux jours et qui si cela devait se prolonger; vous ne me compterez plus parmi les vivants, car je finirai brûlé. L'adage ne dit -il pas qu'une main doit laver l'autre ? Et qui donc peut me secourir à part toi ? Et si je venais à te conter mes tourments, ni le papier ni l'encre n'y suffiraient, et si tu me voyais, tu ne me reconnaîtrais certainement plus en raison du chagrin et des tortures dont je suis victime. Je ne bois, ni ne mange. Aussi dès réception de cette lettre, en­voie -moi à Salé par Yéhouda Lévy et son frère, la somme de 4000 onces que je t'avais remise, ainsi que 250 mektal pour le paiement de mes frais d’empri­sonnement… Si nécessaire, hypothèque tout ce que je possède, mais fais vite et délivre – moi au nom de l'Etemel, moi ton frère Abraham.

Ce ne devait qu'au bout de 22 jours que les sommes demandées parvinrent à Salé et qu'Abraham fut libéré. Dans la suite, les affaires des deux frères de­vaient péricliter à l'image de la détérioration globale de la situation de la com­munauté juive et du pays dans son ensemble au cours de la seconde partie du règne de Moulay Ismaël. Ceci en raison du plus grand fléau de ce règne : une fiscalité écrasante à la mesure de son zèle constructeur et de l'entretien d'une immense armée de métier, la Garde Noire, comme nous le verrons dans la suite.

Deux ans plus tard, quand un navire hollandais transportant des marchan­dises appartenant à son Juif Maimran fut saisi à Cadix, le sultan fit empri­sonner les prêtres franciscains espagnols chargés du rachat des esclaves pour obtenir la libération de sa cargaison. Le succès des négociations hollandaises pour la libération des prisonniers de ce pays, amena le roi du Portugal à sonder Maimran sur la possibilité d'arriver à un accord semblable pour ses propres ressortissants. Le sultan accepta de négocier et dépêcha deux émis­saires juifs dans la dernière forteresse portugaise de Mazagan, en route pour Lisbonne, porteurs d'un message au roi du Portugal. Le diplomate français informa ainsi Paris du succès de cette mission :

" Ils sont revenus avec un ambassadeur pour la ratification du traité qu'ils ont fait par l'entremise de Maimoran pour la libération des esclaves portugais qui sont à Mequines au nombre d'environ cent trente. Cet échange se fait en cette conformité que le Roy de Portugal fera compter à Amsterdam la somme de 60.000 piastres à un Juif que nommera à cet effet ledit Maimoran, somme qui sera employée à ce qu'ordonnera le Roy du Maroc au Juif. Encore donnera le dit Roi du Portugal tous les Maures sujets du Roy du Maroc qui se trouveront au Portugal, au nombre d'environ soixante."

Les corsaires de Salé continuant à sévir, même en temps paix, de nouveaux prisonniers hollandais étaient venus repeupler les prisons marocaines provo­cant en 1694 une grave crise dans les relations entre les deux pays, mettant dans le plus grand embarras le Juif du Roy comme le rapporte l'infatigable auteur de rapports qu'était le consul Estelle : " Maimoran, Juif et favori du Roy de Maroc, qui maniait cette affaire, se trouvait bien embarrassé de voir le procédé de ce prince à qui les Hollandais avaient apporté tout ce qu'il leur avait demandé, et encore beaucoup plus pour la liberté de quelques soixante esclaves, dont un tiers pris l'année dernière, en temps de paix et que cepen­dant ledit roy de Maroc ne voulait donner aucune liberté…"

En désespoir de cause, Abraham Maimran, obtint – moyennant présent – l'in­tervention de la seule personne à laquelle le sultan ne pouvant rien refuser, son épouse préférée, Lalla Aïcha, la mère de son grand ami le prince Moulay Zidane. Elle tança vertement son intraitable époux, lui reprochant de renon­cer à tant de poudre pour la "liberté de quelques chiens de Flamands !"Le roi lui expliqua alors qu'il avait fait un terrible rêve où il se voyait entouré de soufre et il avait compris le message : il irait en enfer s'il libérait ces chrétiens. Face à un tel argument, même la reine se trouva désarmée,

Quelque temps après, Abraham Maimran revint à la charge, expliquant au sultan les avantages du respect des termes du traité et la réponse qu'il reçut le laissa sidéré, ne pouvant aller à l'encontre des superstitions d'un souverain aussi croyant :

" Ce prince lui demanda s'il lui voulait du bien. Je laisse à penser à Votre Grandeur la réponse du Juif. Sur quoi, ce prince lui dit qu'il n'avait de l'ami­tié pour lui que pour les choses présentes, mais pas quant à l'avenir, et princi­palement à son âme, et lui fit relation de son songe. Sur quoi ce misérable Juif se taisa et ne répondit plus rien et vit son affaire perdue sans recours…" Pro­visoirement du moins, car les choses devaient s'arranger; la paix finira, après maints rebondissements par être renouvelée avec les Hollandais non sans que " ce Juif ne déplorât devant moi son malheur de servir un tel prince;"

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017page 55-59

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017- LE TRAITE DE PAIX AVEC LA France

LE TRAITE DE PAIX AVEC LA FRANCE

Même s'il fut largement également impliqué dans les relations avec les autres pays européens – Espagne, Portugal, Angleterre – Abraham fut avant tout l'homme des relations avec la France, partisan de la ligne francophile contre son rival Benattar favorable à l'Angleterre comme nous le verrons dans la suite. Il y était intéressé au premier chef, ayant le monopole des échanges commerciaux avec la France, prélevant un droit de 1 % sur toutes les transac­tions, qui finit par être réduit de moitié en 1690 sur l'intervention du jeune consul de France à Salé, Jean Baptiste Estelle :

" Le Roy de Maroc voulant favoriser un Juif nommé Maymoran, qui fait ses affaires en son palais de Mequines, lui fit don du droit d'un pour cent pour courtage de toutes les marchandises entrant ou sortant de ses ports. Ledit Es­telle, voyant le préjudice que cela causerait à la nation française, agit auprès de l'arcaïd Amet Adou pour faire révoquer ledit établissement…Les négo­ciants français, n'ayant plus de chef pour soutenir leurs intérêts, s'avisèrent de s'assembler tous et d'aller le voir en corps à Mequines : auquel ils por­tèrent un présent, qu'il prit sans regarder, leur disant que s'ils voulaient qu'il les reçoive d'un bon œil, qu'il fallait qu'ils commenssent à payer le dit droit au dit Maymoran…

Un premier traité de paix avait été signé au port de la Mamora -Mehdiya le 13 juillet 1681 après sa reprise sur les Espagnols, mais Louis XIV le trouvant défavorable à la France, avait refusé de le ratifier. Moulay Ismaël en­voya alors à Versailles l'ambassadeur, Hadj Mohammed Temim sonder les véritables intentions du souverain français. Ebloui par les charmes déployés en son honneur par la Cour, il contresigna en janvier 1682 à Saint Germain en Laye l682 le traité d'amitié entre les deux pays, un traité si peu équilibré, qu'à son retour à Meknès il n'osa pas le présenter à la ratification de Moulay Ismaël. A son tour, Louis XIV dépêcha au Maroc le baron de Saint -Amans, qui obtint malgré tout la ratification du traité avec pour seule réserve – cardi­nale – l'échange réciproque des prisonniers, tête pour tête et non leur rachat comme le réclamait la France, une concession qui n'était pas du goût du sou­verain français…

D'où la multiplication des "malentendus" sur l'application du traité, pour ne pas parler de ses multiples violations réciproques, les corsaires de Salé conti­nuant à sévir contre les navires français et la marine française d'arraisonner des navires marocains. Cela aboutit en 1687 à la rupture des négociations et à la suspension par la France de toutes les relations commerciales avec le Ma­roc. Une aubaine pour les Anglais qui s’empressèrent de prendre la place des Français défaillants. Ce que voyant, Louis XIV leva en 1688 l'interdiction de commerce, mais les relations politiques restèrent gelées.

En 1693, Moulay Ismaël accepta la reprise des négociations et Louis XIV dé­pêcha l'ambassadeur François Pidou, seigneur de Saint Olon pour essayer de conclure un nouveau traité de paix sur les mêmes bases que celui de Saint -Gemain de 1682.

Il arriva à Meknès début juin. Malgré les efforts du conseiller diplomatique du sultan, Abraham Maimran, ce devait être de nouveau un échec retentis­sant, l'obstination de deux souverains aussi absolus l'un que l'autre, ne per­mettant pas de compromis.

" Cependant vers deux heures après midi; ce seigneur vint voir Monsieur l'ambassadeur accompagné de Maimoran, Juif favori du Roy du Maroc et d'un écrivain, et après les premières civilités, ils commencèrent à examiner les articles de paix …"

Les deux principaux points d'achoppement restaient toujours les articles 5 et 7 du projet de traité présenté par les Français. Le premier, stipulait le de­voir de protection réciproque des navires de chaque pays contre des attaques étrangères, que les Marocains trouvaient inacceptable car contraire à la so­lidarité islamique, impliquant en effet l'engagement d'avoir à défendre les bâtiments français contre des pirates frères algériens, tunisiens et tripolitains. Pour le second, Moulay Ismaël s'en tenait toujours au principe de l'échange réciproque des prisonniers, tête pour tête. Mais Louis XIV n'était pas disposé à un tel échange qui aurait eu pour conséquence de dégarnir les galères de Toulon où, pour leur malheur, les galériens marocains avaient la meilleure réputation d'endurance. Les Français, disposant de plus de fonds pourraient racheter les leurs, escomptant que les Marocains, disposant de moins de moyens, auraient des difficultés à le faire.

Mais en plus de ces questions de fond, il semble que des considérations plus terre à terre étaient à l'origine du peu d'enthousiasme à conclure favorable­ment, si l'on se fie au rapport de l'intrigant consul de France, Estelle, qui ac­compagnait l'ambassadeur :

" Le soir, Maimoran vint à notre logis, et après s'être promenés un long temps Monsieur l'ambassadeur, lui et moi, il me tira à part, me disant de prendre la peine demain matin de me trouver chez lui, qu'il avait à me parler, ce que je lui promis, après quoi il se retira. Le lundi 15 juin, je fus trouver ce Juif à sa maison où il me fit honnêteté; et après avoir parlé de plusieurs affaires, il me tira à part pour me dire que l'alcaïd Ahmed Adou Atard lui avait dit de me dire à quoi nous pensions, et si je ne savais pas la coutume, et que si nous voulions réussir dans notre affaire, il fallait commencer à le contenter en lui donnant une somme d'argent. Ce qui m'étonna et donné à connaître à ce Juif que j'étais surpris qu'un premier ministre d'un aussi grand Roy qu'était l'Empereur du Maroc traitasse de cette manière, mais que pourtant il pouvait l'assurer que notre affaire finie, Monsieur l'Ambassadeur en aura de la recon­naissance…

Ce Juif me répondit qu'il me plaignait, à cause me dit -il que je n'aurais rien ni en argent ni en reconnaissance, ayant affaire à un méchant homme sans hon­neur et scélérat au dernier point, mais que pourtant il lui dirait ma réponse… Le lendemain, le Juif vint me trouver pour me dire qu'il avait dit à cet alcaïd mon sentiment sur les prétentions qu'il avait et il lui avait dit qu'il ne ferait rien si auparavant l'ambassadeur ne lui donnait un présent."

Un compromis finit par être trouvé sur ce point – Abraham Maimran se portait personnellement garant du présent qui sera offert une fois le traité conclu – mais sur le fond, c'était toujours l'impasse. Les Marocains ne vou­lant pas transiger sur l'article 5, les Français dirent que dans ces conditions la poursuite des négociations n'avait plus de sens et qu'ils allaient repartir.

" Sur quoi, Maymoran dit qu'il fallait accommoder cette affaire et commen­çâmes de nouveau à entrer en matière. Cet alcaïd dit à ce Juif ses raisons et moi les miennes qu'il trouva bonnes, et il dit ensuite à ce seigneur qu'il ne de­vait faire aucune difficulté à me passer cet article. (Les Turcs et les Algériens ayant signé pareilles clauses)

Les négociations n'avançant pas, le grand vizir se dérobant à toute nouvelle rencontre, le consul Esetlle se tourna de nouveau vers Maimran,

" .. .Je m'en allais à la Juiverie voir Maimoran et le priai de venir avec moi au palais chercher cet alcaïd. Sur quoi ce Juif se voulut défendre, mais le lui ayant demandé en grâce, il vint avec moi. En chemin faisant, il me dit en secret pour dépêcher ce jourd'hui Monsieur l'ambassadeur de voir le Roy, à cause que ce prince partira dans deux jours sans faute pour aller commander ses armées qui l'attendaient à Taza…"

A la demande d'Abraham Maimran, le consul lui remit quatre bouteilles de vin français destinées à l'un des fils favoris du sultan, resté à commander le pays, Moulay Zidan "qui est son ami à l'extrême. Il est fort débauché et s'enivre souvent et fort terrible quand il a la tête chaude."

Le Juif du roi profita d'une entrevue avec Moulay Ismaël sur les préparatifs du départ, venu lui apporter "le lit de campagne et deux matelas faits avec de la laine cardée et des coussins recouverts de drap écarlate", pour glisser quelques mots sur l'urgence de conclure le traité de paix avec la France.

" Le soir vers sept heures, Maimoran m'envoya dire qu'il avait parlé à son Roy pour donner audience à Monsieur l'Ambassadeur, que ce prince l'avait prié pour l'amour de Dieu; d'attendre jusqu'à demain vendredi après qu'il eut fait sa prière. Ce prince ne parle d'aucune affaire ce jour -là qu'il ne soit sorti de la mosquée…"

L'audience eut lieu effectivement vendredi dans la soirée, mais cette fois, le souverain de fort méchante humeur, "oublia" d'y convier son Juif. Et pour cause. L'audience devait se terminer en catastrophe, le sultan, refusant non seulement l'article 5, mais revint également sur son accord antérieur en ma­tière de libération des prisonniers, exigeant quatre de ses sujets pour chaque Français comme il venait de le conclure avec l'Espagne.

C'était officiellement la rupture. Estelle confia sa déception à Maimran qui lui dit comprendre maintenant pourquoi le sultan ne l'avait pas convié à l'au­dience, redoutant qu'il ne donne raison aux Français – preuve à la fois de l'estime dont il bénéficiait auprès du souverain et ses limites de son influence. En réalité, la signature du traité avec la France avait pour Moulay Ismaël per­du de son intérêt, maintenant qu'il était clair que Paris n'était pas disposée à une alliance militaire contre l'ennemi commun espagnol qui aurait permis au Maroc de reconquérir le -présidés de Ceuta assiégé vainement depuis des mois. Cet état de ni guerre ni paix se prolongea jusqu'en 1710, Moulay Ismaël déses­pérant définitivement de mettre de son côté Louis XIV, devenu au contraire le protecteur du nouveau roi d'Espagne, son propre petit -fils Philippe V, ce fut la rupture des relations diplomatiques, sans pour autant mettre fin aux relations commerciales, également profitables aux deux pays. Moulay Ismaëî donnait même des instructions strictes pour assurer leur bonne conduite. Il écrivait ainsi en 1709 au gouverneur de Rabat

" S'il nous parvient que quelqu'un a causé du tort à l'un des commerçant chrétiens, je jure de te trancher la tête. Fais annoncer partout dans toute la ville ce que Nous t'écrivons.. .Sache que les commerçants juifs et musulman et les négociants chrétiens en relations de commerce avec eux ont souver des sujets de désaccord, de disputes. Fais donc annoncer aux Marocains, juifs et musulmans; que l'on ne tiendra compte que ce qui sera reconnu par les chrétiens dans les témoignages des adouls les plus sûrs, les plus dignes : confiance..

Au printemps 1716, une rixe mit aux prises un soldat de la garde noire de Rabat, le marchand français Adrien Pain, l'israélite Moshé Ben Attar, Etienne Pillet et, dit -on, le consul de France Magdeleine. Adrien Pain "ayant été souf­fleté" par Benattar, le consul en compagnie des marchands français se rendit à Meknès "exposer à Moulay Ismaël les violences dont il avait été l'objet de la part des Juifs et demander réparation des outrages reçus". Les choses de­vinrent alors plus confuses encore. Selon la version de Magdeleine, Moulay Ismaël, "sans même entendre les plaignants, condamna les marchands fran­çais à payer solidairement et sans retard" les dettes de Pillet.

Aussitôt, Abraham Meimoran fit saisir et vendre à l'encan toutes les mar­chandises de provenance européenne entreposées dans les magasins des né­gociants français… "

Deux ans plus tard, en 1718; les consulats français au Maroc étaient fermés, laissant la place au développement de la prépondérance anglaise dont le champion devait être dans la scène juive Moshé Benattar. Mais avant d'en faire le récit, évoquons la fin tragique de la famille Maimran.

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Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017- LA FIN TRAGIQUE DE LA FAMILLE MAIMRAN

LA FIN TRAGIQUE DE LA FAMILLE MAIMRAN

En 1697, alors qu'Abraham était à Tanger pour conclure l'affaire hollandaise, il apprit l'assassinat par un des fils du sultan, de son frère qui représentait l'affaire familiale à Salé, dans d'horribles circonstances que rapporte le consul de France Estelle :

" Moulay Ahmed Edehbi vint chez Maymoran, le frère du chef des Juifs et le pria d'aller à un jardin avec lui. Ce Juif ne put lui refuser. Y étant, le prince voulut jouir de lui, ce qui surprit ce Juif qui ayant fait résistance, il le tua lui -même d'un coup de fusil. Ce Juif avait quatre coreligionnaires qui l'ac­compagnaient, lesquels il fit forcer par les Maures en sa présence – ce qu'il fallut qu'ils souffrent pour épargner leur misérable vie : cruauté et malice presque inouïes. Cette mort a causé bien des désordres. Ce Juif était l'homme le mieux fait qu'il y eut dans ce pays et de beaucoup d'esprit; fort ami du Roy de Maroc. Ce Juif était mon ami intime, le protecteur de notre nation, la France, et je puis dire que notre commerce perd là un bon patron …" L'affaire fit grand bruit et le sultan qui estimait et aimait sincèrement la vic­time, dut sévir avec sa sévérité habituelle, mais cette fois fort sélective. Il fit décapiter les quatre soldats qui accompagnaient le prince pour ne pas être in­tervenus pour éviter le crime. Quant à l'auteur lui -même, il était intouchable, car fils de la reine Aïcha, l'épouse préférée du sultan qui avait sur lui un as­cendant presque magique. Abraham ne put de ce fait obtenir réparation, mais il garda sa place à la Cour. Son influence devait rester telle que le gouverneur de ville jaloux de sa position, soudoya son médecin pour l’empoisonner en 1723. Pour la communauté juive c'était une perte irréparable. Une fin aus­si tragique comme celle de son père avant lui, frappa de stupeur toutes les communautés bien au -delà de Meknès.

Loin d'abuser de sa fonction de Naguid comme d'autres avant et après lui, il avait toujours usé de son immense influence en faveur de sa communauté. "Grand Chef des Juifs, uniquement préoccupé par le bien de son peuple". Le grand maître de Halakha de Fès qui le connaissait personnellement, rabbi Yaacob Abensour, lui consacra une élégie en hébreu restée célèbre. A preuve que grandeur matérielle n'est pas incompatible avec l'élévation spirituelle. Après sa mort, le sultan désigna pour lui succéder comme Naguid de la com­munauté un proche de la famille, Mimoun Maimran.

Sans jamais égaler sa renommée, d'autres membres de sa famille remplirent de hautes fonctions à la Cour et dans le commerce avec la France.

A propos de Meyer Maimran, les chroniqueurs juifs disent qu'il fut un "grand notable aux yeux de son peuple et du gouvernement, il usa de son influence pour améliorer le sort de ses malheureux coreligionnaires".

D'un autre membre de cette vénérable famille, rabbi Yaacob Abensour, écrit dans son livre Michpat outsédaka Béyaacob :

" Quant à ce qu'ont prétendu les rabbins de Meknès, qu'ils avaient vu dans leur génération un notable acquitter intégralement sa quotepart (des taxes et impôts), je l'ai effectivement connu : c'était Shmouel fils de Yaacob Maimran. S'il l'avait voulu, il n'aurait jamais eu à payer le moindre impôt comme l'ont toujours fait ses semblables et Naguidim proches du pouvoir et qui aurait pu alors le lui en faire reproche ? Mais lui dans sa générosité, ne lésinait pas dans sa contribution à la caisse publique. Sa notoriété était grande et l'éten­due de ses relations commerciales avec les Chrétiens et les Juifs bien connue de tous. Il entretenait les meilleures relations avec les grands et les ministres à Meknès, Salé, Fès, Tétouan, Taza, Marrakech, les pays du Maghreb et d'Eu­rope. Ses agents étaient présents dans toutes les villes, au point de susciter des convoitises et d'attirer sur lui le mauvais œil…"

Le fils d'Abraham Maimran, Itshak, fut à son tour assassiné par des brigands en 1728. Le sort s'était acharne sur cette famille qui pendant un demi siècle avait dominé la vie de la communauté de Meknès et après la mort de Moulay Ismaël, elle disparut du devant de la scène pour retomber dans l'obscurité de l'anonymat. Deux siècles plus tard; en 1931, le reporter du bimensuel de Casa­blanca; L'Avenir Illustré, Jacob Ohayon écrivait : "Je cherche à savoir quelles traces a laissées ce Maimran dans la tradition des Juifs de Meknès; personne ne connaît cette histoire; les quelques Maimran qui restent à Meknès vivent très obscurément."

Entre temps une autre famille devait également connaître son heure de gloire.

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Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017- Moshe Ben Attar, le champion de l'Angleterre

 

 

MOSHE BEN ATTAR, LE CHAMPION DE L'ANGLETERRE

Venue au Maroc avec la vague des expulsés d'Espagne, la famille Ben Attar s'était installée principalement à Fès, puis une partie de la famille fit souche également à Salé et Meknès. Au moment du règne de Moulay Ismaël, des liens proches existaient encore entre les trois branches et la mobilité était fréquente dans ce triangle constituant une seule entité culturelle fière de son appartenance séfarade, les mêmes personnages passant une partie de leur vie dans chacune de ces trois villes. Ainsi Shemtob, le père de Moshé Ben Attar par exemple, natif de Salé où il avait une maison de commerce internatio­nale, en association avec son frère, rabbi Haïm Ben Attar dit le Vieux, pour le distinguer de son petit -fils, le célèbre rabbin du même nom. Les deux frères avaient des relations commerciales suivies avec leurs proches de la capitale et c'est à Meknès qu'il mourut en 1701.

Moshé serait né à Fès, mais passa son enfance et sa jeunesse à Salé. Mais sa re­nommée et ses premières relations avec la famille royale, il devait les acquérir à Taroudant, le fief de l'un des fils préféré de Moulay Ismaël, Moulay Zidane, que nous avons déjà rencontré comme grand ami d'Abraham Maimran et grand amateur de bon vin de France. Après la mort de ce prince, sa mère, Lala Aïcha, avait pris Moshé à son service et sous sa protection, en faisant le gérant de ses d'affaires et son fournisseur attitré en bijoux. Ayant entendu de son épouse les éloges de ce négociant, Moulay Ismaël l'appela à la Cour vers les années 1710 pour en faire son intendant de palais et homme d'affaires. Il accumula une fortune colossale que l’empereur, toujours à court d'argent, de­vait se charger de "neutraliser" en lui imposant de temps à autre des amendes exorbitantes qui devaient en fin de compte le ruiner.

Son ascension à la Cour en fit au départ un dangereux rival pour Abraham Maimran et on raconte que les deux hommes cherchèrent à s'éliminer mu­tuellement en proposant force cadeaux à Moulay Ismaël. Mais l’empereur qui avait besoin autant des talents du diplomate que de ceux du financier, se serait contenté d’empocher les sommes avant de les contraindre à se réconci­lier – et à contracter mariage, Ben Attar épousant la fille d'Abraham Maimran. Moulay Ismaël, désespérant d'une possibilité d'alliance avec la France dé­sormais liée à l'Espagne, sur le trône de laquelle Louis XIV avait imposé son petit fils, avait donc nous l'avons vu; changé de cap. Il lui confia la reprise des négociations d'un traité de paix avec l'Angleterre qui venait de se rapprocher géographiquement du Maroc en s’emparant en 1704 du promontoire straté­gique de Gibraltar

A la Cour, alors que Maimran continuait la ligne profrançaise, Benattar se fit l'avocat du rapprochement avec l'Angleterre. Bien placé par ses vastes rela­tions commerciales avec l'Angleterre, il avait installé un comptoir à Gibraltar tenu par ses agents juifs originaires de Tétouan. Pour contourner le blocus imposé par l'Espagne, la garnison anglaise de Gibraltar ne pouvait se fournir en produits frais et matériaux de construction que de l'autre côté du détroit, au Maroc.

Le contentieux entre les deux pays, débarrassé de la question de Tanger éva­cuée en 1684 par les Anglais sans combat après des années de confrontation, un premier accord de paix avait été signé en 1702.

Les négociations pour la signature d'un nouveau traité de paix s'étaient là aussi heurtées à l'épineuse question de l'échange de prisonniers. Un compro­mis semblait possible si l'Angleterre acceptait de fournir une certaine quan­tité de poudre à canon. Pour finaliser l'accord, Londres dépêcha en 1718 à Meknès le capitaine Conisby Norbury. De son côté, Moulay Ismaël chargea Shmouel Maimran et Moshé Benattar de le recevoir et de conclure rapide­ment la négociation. Mais l'intransigeance et les exigences exorbitantes de l'Anglais – il exigea la libération préalable, à ses conditions, de tous les pri­sonniers – firent capoter les négociations. Il faudra la persévérance de Moshé Benattar qui continua le dialogue direct avec Londres – il avait recueilli chez lui pendant près de deux ans 13 officiers anglais prisonniers jusqu'à leur li­bération – pour arriver enfin le 28 janvier 1721 à la signature à Meknès du traité de paix et de commerce entre les deux pays , qui servira de base à tous les traités postérieurs tout au long du 18ème siècle. Fait exceptionnel pour un dhimmi, Moche Benattar est cosignataire du traité aux côtés du pacha Ahmed Ben Ali ben Abdallah, en tant que "trésorier de son Altesse Impériale, le Juif Moshé Ben Attar."

Comme il était de coutume à l'époque, les Anglais à la suite de cet heureux événement distribuèrent des présents à ceux qui y avaient contribué, en pre­mier lieu Moshé Benattar et son fidèle associé, Réouben Benkiki; son frère Abraham Ben Attar, sans oublier Abraham Maimran. A la prépondérance hollandaise, puis française, allait désormais succéder la prédominance com­merciale anglaise.

Mais ce que le souverain donne d'une main, il peut le lendemain le reprendre de l'autre.

Les Chroniques de Fès rapportent qu'en 1717, l’empereur avait imposé à Mo­shé et à son associé Réouben Benkiki une lourde amende de 50.000 pièces d'argent qui les contraignit à tout vendre pour s'en acquitter, puis une nou­velle amende de 25.000 pièces d'or. Revenu en grâce, Moshé fut nommé Naguid de la communauté après l'assassinat d'Abraham Maimran.

Comme chef de la communauté, il a laissé le souvenir d'un Naguid énergique mais bienveillant qui malgré sa richesse et sa haute position à la Cour était resté très attaché à la tradition et à la religion, faisant honneur à son appar­tenance à une grande dynastie de rabbins et lettrés comme en témoigne un conte populaire rapporté par rabbi Yossef Messas que nous raconterons dans la seconde partie du livre

Mais l'année suivante, ce fut de nouveau la disgrâce. Arrêté, il fut condamné à mort. Mené au four à chaux pour être brûlé, supplice habituel de l'époque, il fut gracié à la dernière minute contre le versement d'une nouvelle amende colossale. Brisé par tant d'épreuves, il mourut ruiné l'année suivante en 1725. Cette biographie en dents de scie est à l'image de la communauté de Meknès dans les dernières années de l'interminable règne de Moulay Ismaël mar­quées par une pression fiscale devenue dévastatrice.

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Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017-Une fiscalite ecrasante

 

UNE FISCALITE ECRASANTE

Malheur général, semi consolation dit l'adage rabbinique. Pourtant, moins impliquée et s'iden­tifiant moins avec les ambitions politiques du souverain, la communauté juive ne pouvait que ressentir plus lourdement et comme discrimi­natoire le poids des impôts arbitraires prélevés à tout propos pour financer les guerres et les constructions.

Un curieux épisode de cette "avidité à avoir de l'argent" est rapporté dans les écrits de l'un des plus célèbres esclaves chrétien de l'époque. Offi­cier de l'armée espagnole fait prisonnier en 1708,

José de Leon avait réussi au bout de quelques an­nées de captivité à gagner la confiance du sultan qui l'avait chargé de l'entretien de ses armes. Il rapporte qu'il y avait à Meknès une famille juive exemptée du paiement de tout impôt, car descen­dant de l'une des épouses juives du Prophète, les Ben Sarrat ( ?) Le sultan demanda un jour au chef de la famille de produire le document attestant cette dispense. Lorsqu'il vit que le nom de Mohammed était recouvert d'une tâche, il entra dans

une terrible colère et décida en représailles de…confisquer tous les biens de la

famille.

Aussi justifié soit -il, ce sentiment de discrimination, doit être relativisé, le poids des impôts et leur arbitraire étant le lot de toute la population comme en témoigne l'audacieuse critique adressée dès 1684, au souverain par le docte ouléma de Fès, Hassan Al Youssi. Il lui rappela qu'une des premières obligations du souverain musulman est "de recueillir les impôts et de les dé­penser d'une façon juste" Or il n'en était rien :

" Que notre Seigneur procède à un examen : les impositions de son gouver­nement ont attiré la peur de l'iniquité sur tous ses sujets. Elles ont mangé leur chair, bu leur sang, sucé leurs cerveaux, elles n'ont rien laissé à personne, ni biens de ce monde, ni religion. Les biens de ce monde leur ont été enlevés. Quant à la religion, elles les ont excités à se révolter contre elle. Ce n'est pas là une opinion, c'est une chose que j'ai vu de mes propres y eux… Si sous un règne, l'homme est privé de deux choses : un peu d'avoir et le bonheur, il désire la fin de ce règne…

Dans son réquisitoire, l'intrépide censeur berbère rappelait également les ex­cès des ponctions fiscales sur les Juifs contraires aux dispositions du pacte de protection, la dhimma. Cette description aux couleurs apocalyptiques n'était pas très éloignée de l'image que s'en faisaient les communautés juives du Ma­roc comme en témoignent les Chroniques de Fès deux décennies plus tard :

" L'année 5461 (1701) marqua le début des calamités qui fondirent sur nous sous le règne de Moulay Ismaël. Au mois d'avril, nous parvint la nouvelle de la bataille qu'il avait livrée aux Turcs. Il imposa à se sujets juifs une contribu­tion spéciale de cent quintaux d'argent. Cette mesure nous jeta dans le désar­roi le plus complet. La joie de la veille de Pessah se transforma en affliction. Toutes les communautés firent parvenir au sultan cadeaux et présents, dans l'espoir qu'il transigerait d'un tiers ou d'un quart; mais sans succès. Le sultan, disait -on, avait juré, en s'engageant à répudier sa femme, que les Juifs paie­raient la somme intégrale. La communauté de Fès se vit imposer du quart de la somme…Le recouvrement commença au milieu du désarroi et des pleurs. Par nos iniquités, le jour de Shabouot nous ne priâmes pas à la synagogue… " Aux faits de l’empereur, devaient s'ajouter dans les autres villes les rapines de ses fils imprudemment nommés à des postes d'autorité dont ils devaient se servir pour pressurer leurs administrés et parfois pour se révolter – autre calamité du règne. Siège de la Cour, Meknès eut moins à en souffrir, offrant souvent un refuge – pas toujours très sûr – aux notables de la communauté de Fès, comme le rapportent les Chroniques de Fès :

" En 1703, Moulay Hafid, fils du sultan est venu à Fès; car c'est l'habitude des princes royaux de passer chez nous pour nous dépouiller. Quelque temps plus tard, il fut nommé gouverneur de Fès -la -Neuve et fit son entrée dans la Ville. Le lendemain, ses serviteurs et ses gens envahirent le mellah; commirent toutes sortes d'excès et de dépravations en se réclamant mensongèrement de  leur maître. Ils nous rendirent la vie insupportable par leurs exactions, si bien que nous finîmes par ne plus oser sortir dans la rue et ne pouvant même rester dans nos maisons; fuîmes avec nos hardes et nos enfants de terrasse en terrasse pour nous cacher. Moulay Hafid nous envoya un de ses officiers pour exiger quatre mille onces, la communauté prise de panique, les paya en une seule nuit…Voyant cet état de choses, les notables décidèrent de fuir à Meknès dans l'espoir que l'un d'entre eux réussisse à en informer Moulav Ismaël…Ils montèrent à la casbah du sultan et se mirent à crier. Entendant leurs clameurs, le sultan les fit amener en sa présence : Ils commencèrent par lui dire : "Les notables et les collecteurs d'impôts nous ont dépouillés; ils ont ruiné nos maisons Aussitôt, le sultan ordonna que les notables et les collec­teurs d'impôts comparaissent devant lui…Il chargea Abraham Maimran de porter son ordre par écrit à Fès…Introduits devant le sultan, les notables e: les collecteurs se répandirent en supplications. Le sultan commanda à ses ser­viteurs de tirer sur les Juifs; deux furent tués; un troisième gravement blesse Cette scène, jointe aux clameurs de l'autre jour, ne firent qu'exacerber la co­lère du sultan et il condamna les notables survivants à être brûlés vifs dans le four à chaux. On les emmena, puis on les fit revenir. Le sultan se tourna vers l'un de ses officiers et lui dit : je te les livre ainsi que toute la communauté de Fès, jusqu'à ce que tu aies levé sur eux vingt quantar d'argent dont ils me sont redevables…"

Trois jours plus tard, l'irritation du sultan s'étant apaisée, le Naguid Abraham Maimran retourna auprès de lui et le supplia de pardonner aux Juifs. Il ac­quiesça, mais exigea absolument des tentes en toile.

La mort providentielle quelque temps plus tard de ce cruel prince Moulay Hafid ne devait mettre fin aux exactions sur la communauté de Fès, son suc­cesseur Moulay Moutawakil allant sur ses pas et ce fut encore une fois un notable de Meknès qui évita la catastrophe :

" Ils mirent la main sur deux Juifs pauvres qu'ils amenèrent chez Moulay Moutawakil qui leur dit : "Apportez -moi une da'ira; sinon je vous ferais brûler vifs". Les Juifs se rendirent avec ses serviteurs à Fès -la -vieille et cherchèrent de l'écarlate, mais n'en trouvèrent pas car les Gentils, pris de peur eux aussi, avaient caché leur marchandise et tous leurs biens. Les Juifs retournèrent au­près du Prince et l'informèrent qu'ils n'avaient point trouvé d'écarlate. Il les fit alors jeter dans un abreuvoir. Rabbi Abraham Tolédano intervint en leur faveur. Le Prince fit retirer les Juifs de l'eau et exigea d'eux deux mille onces. Sur une nouvelle intervention de rabbi Abraham, il rabattit ses prétentions à deux cents once et une da'ira qu'ils lui donnèrent…"

Mais même la protection de son Naguid, le favori du roi Abraham Maimran ne pouvait pas toujours mettre même sa propre communauté; à l'abri des exactions en cette seconde partie du règne comme en témoigne un contempo­rain cité par rabbi Yossef Messas :

" Au mois de kislev 5464 (1704,) il y eut de grands désordres dans la ville, car les esclaves du sultan ont fouillé toutes les cours et toutes les maisons et se sont emparés de l'argent et de tout objet de valeur, des ustensiles en or, cuivre, objet métallique, y compris les Hanoukiot. Ils se sont pris également aux jeunes filles, aux vierges et aux jeunes hommes, faisant d'eux ce qu'ils voulaient. D'épouvante, nombre de femmes ont avorté; d'autres sont tombées malades. De plus, ils ont souillé toutes nos réserves de vin cacher. Et nous n'avons même pas eu la force de les supplier et de les implorer pour qu'ils cessent leurs exactions, terrorisés par les lames des épées sur nos gorges sous leurs rires moqueurs …. "

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017Une fiscalite ecrasante

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017

LE RETOURNEMENT DE LA FIN DU RÈGNE

La situation allait empirer au fil des ans : exécutions capitales à Meknès on ne sait pour quel motif de notables et rabbins de Fès. Le 11 du mois de Tamouz 1712 ,furent brûlés vifs à Meknès des notables de Fès, Yéhouda Abensour et Itshak Arama et le lendemain également son fils, Aharon. Deux ans plus tard, une double exécution causa la stupéfaction, comme le rapporte un témoin oculaire, rabbi Yéhouda Berdugo :

" Au mois de Ellul 1714 il y eut ici à Meknès un grand mouvement de repentance téchouba, toute la communauté jeûnant, se flagellant et s'impo­sant (symboliquement) les quatre peines de mort du tribunal, priant et écou­tant les semons de notre maître et guide (sans doute rabbi Habib Tolédano). Près de trois cents personnes se sont réunies de minuit à l'aube, pleurant et suppliant l'Etemel, béni soit -II. Et la repentance a attient jusqu'aux bébés pleurant dans leurs berceaux et les femmes aussi se tenaient aux fenêtres pour écouter les serments, nuit après nuit.. .Et par nos fautes et nos péchés qui sont montés jusqu'au ciel, nous fûmes victimes d'horribles machinations, accusés de crimes que par terreur de la réaction des Gentils, la bouche n'ose pas pro­noncer, et dont le résultat fut la condamnation à mort du saint et pieux Moshé Hacohen; son corps transpercé comme un tamis. La même peine fut infligée à son frère Shemtob, qui comme Zébouloun apportait la pitance à la bouche de son saint frère se vouant uniquement à l'étude. Avec la mort, le couple a été défait sans que nul n'ose en parler ou s'en plaindre de peur des nations…" Les autorités interdirent d'enterrer les deux martyrs avant le paiement par la famille d'une rançon de deux mille meqtal et ils restèrent ainsi sans sépulture du vendredi au samedi soir jusqu'à ce que la somme soit collectée et remise personnellement au souverain par Abraham Maimran;

En 1720, nouveau sac du mellah de Meknès. Il n'y eut heureusement pas de victimes, la soldatesque ne s'intéressant qu'au pillage et au saccage, mais dé­truisant un trésor inestimable : les manuscrits des rabbins, dont une les Chro­niques de la ville tenues à jour jusque là et qu'un rabbin de la famille Toléda­no devait essayer de reconstituer :

" Je me suis proposé, moi Daniel Tolédano; fils de rabbi Habib; que sa mémoire soit sanctifiée, de recopier une page sauvée du désastre du grand nombre de livres, anciens comme nouveaux, manuscrits de nos parents et saints rabbins et en voici les termes : en ce jour néfaste du mois de héchban 1720, ont été pillés; déchirés et brûlés ces manuscrits quand des Gentils ont envahi notre quartier, brûlé les synagogues et les écoles de notre ville Meknès, le grand centre de Torah et de piété de tout le Maroc; nombre de femmes et de vierges ont été torturées et laissées sans habits et pieds nus et grâce à Dieu aucun de nous n'a succombé; notre argent ayant sauvé nos vies…"

La détérioration dramatique de la situation de la communauté de Meknès à la fin du règne est reflétée dans la description qu'a laissé du mellah, autrefois le plus beau quartier de la ville, le capitaine de navire anglais, Braitthwaite; de l'escorte de l'ambassadeur venu négocier le renouvellement du traité de paix :

" Les Juifs sont très pauvres pour la plupart, comme ils le sont ordinairement dans les villes éloignées de la côte. Leur quartier est excessivement sale qu'il est impossible d'y circuler pour les gens à pied, à moins qu'ils n'ôtent leurs bas et leurs souliers et les Juifs ne marchent pas autrement. Leurs maisons sont très peu de choses et chacune contient plusieurs familles." (Histoire des Révolutions de l'Empire de Maroc).

Toutefois malgré cette paupérisation; la communauté ne devait pas oublier sa vocation de centre de Torah et la nécessité d'assurer une éducation religieuse minimale à ses enfants. Meknès et Fès constituant encore une seule entité reli­gieuse, une taqana valable dans les deux villes fut adoptée en 1721 interdisant l'abandon de l'école pour l'atelier d'apprentissage, signée par le grand rabbin de Fès, rabbi Yaacob Abensour en poste à Meknès à cette époque :

" J'ai été témoin du scandaleux phénomène que dans la maison d'Israël il est des parents qui sortent leurs enfants de l'école dès l'âge de 7 ans pour les mettre comme apprentis pour apprendre le tissage de la laine et autres métiers, alors qu'ils ne savent pas encore lire les prières. Au lieu de grandir sur les genoux des rabbins, ils s'habituent à la vulgarité et à la dissolution des mœurs. Arrivés à l'âge adulte, ils tournent le dos à la pratique religieuse et un péché en entraînant un autre, ils sombrent dans la mauvaise voie – que Dieu nous en préserve ! Et nous savons que ce sont les patrons des ateliers qui les encouragent dans ce sens, car il est bien connu que le voleur n'est pas la sou­ris, mais le trou…En conséquence, nous avons ouvert les yeux et le cœur et nous avons solennellement statué qu'il est désormais formellement interdit aux patrons de tous les corps de métier de prendre à leur service des enfants avant l'âge de bar mitsba. Ce n'est qu'après qu'ils auront appris les prières et porté les phylactères qu'ils pourront les prendre en apprentissage, et ceci à condition qu'ils les habituent ensuite à participer aux offices avec le public… Les contrevenants seront excommuniés. Par contre ceux qui se plieront à ces dispositions seront en paix et sans peur et auront le privilège de connaître le jour de la Délivrance …"

La détérioration générale de la situation économique en raison de la pression fiscale écrasante et de la multiplication des révoltes des fils du souverain de­vait être encore plus aggravée par une nouvelle vague de sécheresse qui sévit dans tout le Maroc de 1721 à 1724. Si elle ne devait pas épargner la commu­nauté de Meknès, elle ne devait pas atteindre le degré de détresse de celle de Fès, dont un grand nombre de membres avaient trouvé refuge à Tétouan et à Meknès, telle que décrite en 1724 par rabbi Shaul Iben Danan dans les Chro­niques de Fès :

"Il n'a presque pas plu depuis trois ans et cette année est la quatrième… Cette communauté était remplie de synagogues et de maisons d'études où des savants s'appliquaient à l'étude du Talmud et de ses commentaires. Au­jourd'hui ils sont dispersés dans tout le royaume, réduits à mendier un mor­ceau de pain de porte en porte. Les synagogues sont désertes et l'on ne trouve plus les dix adultes pour célébrer l'office. Nous faisons les prières dans l'obs­curité, et la communauté ne peut plus s'offrir les frais d'une lampe dans les maisons de prières. Le jeudi 24 Tebet, on proclama publiquement dans les rues du mellah "quiconque veut se loger gratuitement dans les maisons et les

boutiques, est libre de le faire, à charge seulement de les garder", mais nul ne répondit à cet appel. Chaque jour une demi -douzaine, et davantage, de pères de famille, accompagnés des leurs, s'en vont, gonflés comme des outres vers Meknès et d'autres lieux."

Aussi ce fut avec un soupir de soulagement général que fut accueillie dans tout le pays et dans les communautés juives en particulier, la mort du sultan le 7 avril 1727, après 55 ans de règne.

C'est sous ces plus sombres couleurs de mort, de persécutions et de ruine (qui ont amené le premier historien des Juifs au Maroc, le rav Moshé Yaccob To- lédano, à qualifier Moulay Isamël de "terrible ennemi d'Israël") que se clôt pour la communauté juive de Meknès le chapitre de la gloire temporelle. Bien que restée officiellement capitale pendant encore des décennies, Meknès ne retrouvera jamais son éclat du temps de Moulay Ismaël.

Si sur le plan matériel la communauté juive de Meknès ne se remettra jamais de la fin de ce règne et de la guerre de trente ans qui le suivit, les acquis spi­rituels de la période de prospérité persisteront, et malgré la décadence éco­nomique, Meknès gardera jalousement pour toujours son titre de centre de Torah.

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Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-

ALEAS POLITIQUES ET FECONDITE INTELLECTUELLE

Les guerres de succession qui suivirent la mort de Moulay Ismaël révélèrent la fragilité de son œuvre apparemment grandiose. Il avait bien réussi à unifier sous son autorité absolue un Empire craint de tous, mais il en était le seul ci­ment, et lui disparu, l'édifice, miné par une écrasante fiscalité, ne pouvait que s'écrouler. Symboliquement, la plus grande réalisation du plus long règne de l'histoire du Maroc, la Garde Noire, devait une fois son architecte disparu, devenir la plus grande calamité. Garantie de la stabilité, cette armée de métier à l'armement modernisé grâce au commerce avec l'Europe, tenu en mains par ses collaborateurs juifs, perdit sa plus précieuse qualité – la discipline. Elle se transforma en horde de mercenaires se louant au plus offrant, faisant et défaisant les sultans, pillant et terrorisant la population civile et plus particu­lièrement les communautés juives privées de protecteur. Bénéficiant encore du dérisoire et peu enviable titre de capitale, Meknès et sa communauté juive seront à l'épicentre de ce séisme.

  1. TRENTE ANS DE CHAOS

Faute de règle de succession univoque, pas moins de sept fils du souverain disparu se disputèrent au départ sa succession. Le premier à se faire pro­clamer sultan, Moulay Ahmed ed -Dehbi, fut renversé au début de l'année suivante 1728 par son frère Moulay Abdel Malik, mais il reprit le pouvoir quelques mois plus tard à la suite d'une terrible bataille près de Meknès au cours de l'été 1728. En récompense, la ville fut offerte en butin aux soldats de la Garde Noire ivres de pillages et de massacres, sans distinction ente habi­tants juifs, chrétiens et musulmans. Dans son Histoire Universelle d'Israël, Kissé Mélakhim, (Le trône des Rois), le célèbre rabbin de Séfrou, Rabbi Moshé Elbaz, dont la propre mère fut parmi les victimes de cette journée sanglante, a laissé une description apocalyptique de cet événement en ce mois de Ab, prédestiné au malheur dans l'histoire juive :

" Le camp des esclaves a envahi la ville de Meknès. Ils sont d'abord entrés dans la Casbah et y ont pillé tous les trésors du temps de Moulay Ismaël, les instru­ments en or et argent, les épées, les lances, les fusils, les sceptres, les vêtements et les bijoux. Ils ont ensuite envahi le harem, dépouillé les femmes de leurs bi­joux et de leurs habits. Puis ils se sont tournés vers les habitants de la médina en tuant tant que le sang coulait comme un fleuve, dépouillant de leurs biens les survivants. Ce fut ensuite le tour du quartier des chrétiens, les laissant dans le dénuement total. Et la nuit de ce même jour, le 22 du mois de Ab, ils enva­hirent le mellah des Juifs et les ont dépouillés de tous leurs biens, les laissant nus, hommes, femmes et enfants, rabbins et lettrés, tuant cent quatre vingts habitants et en blessant un grand nombre; torturant les survivants, avant de s'en prendre aux jeunes femmes et aux vierges, toutes violées sous les yeux de toute la communauté, que Dieu se charge de leur vengeance…"

Suite à cette tragédie, un grand nombre de rabbins, lettrés et notables aban­donnèrent la ville pour trouver refuge à Salé; Tanger et Jérusalem comme le rapporte un chroniqueur contemporain anonyme cité par rabbi Yossef Messas. La guerre se poursuivit entre les deux frères jusqu'à la mort des deux préten­dants en 1729, et ce fut alors un troisième fils, Moulay Abdallah, appelé du Tafilalet, qui finit par s'imposer et monter une première fois sur le trône. Il y restera par intermittences jusqu'en 1757, cinq fois déposé et restauré (en 1735, 1736, 1738, 1740 et 1745) au gré des intrigues de palais et des humeurs de la Garde Noire qu'il devait finir par mater, sans pour autant réussir à ramener durablement ni la paix ni la prospérité.

Sur sa conception du statut des Juifs en cette période troublée, nous avons le témoignage d'un observateur anglais fiable, relatant le destin tragique d'un négociant juif de Londres d'origine marocaine, revenu en 1733 pour ses af­faires au Maroc. Il s'était porté volontaire pour accompagner le consul britan­nique à Meknès et lui servir d'interprète au cours de l'audience royale :

" Suite à la capture en 1733 d'un vaisseau britannique par le pirate salétin Kan- dil, le consul britannique à Salé James Read, se rendit auprès du souverain à Méquinez accompagné d'un Juif du nom de Salomon Nahmias qui lui servait d'interprète. Il fut bientôt introduit auprès du souverain qui lui demanda ce qu'il voulait. Il répondit par le truchement du Juif, qu'il était venu informer Sa Majesté de la violation par le dit pirate de la trêve que respectaient jusqu'ici les deux pays. Par conséquent, il osait espérer qu'il plairait à Sa Majesté de bien vouloir ordonner la restitution des hommes et du navire. Le tyran répondit que les personnes capturées n'étaient pas des sujets du roi d'Angleterre, mais du roi du Portugal, son grand ennemi, et que de ce fait, ils étaient bonne prise. Le Juif déclara alors qu'il était à souhaiter que les Anglais eussent droit d'avoir sur leurs propres navires des passagers appartenant à l'une des nations avec lesquelles ils étaient en paix. Il ajouta qu'il se permettait d'espérer que l'Empe­reur, s'il n'était pas disposé à remettre les Portugais en liberté, voudrait bien au moins laisser partir les Anglais et leur navire. Kandil qui était présent, demanda alors au tyran s'il savait qui était la personne avec laquelle il s'en­tretenait. " Mais je parle à un Anglais" répondit le souverain.

Non, Sire, avec un Juif !

־ Quoi, avec un Juif ?

Il appela sur le champ ses gardes et leur dit " Emmenez Monsieur le Juif et brûlez -le immédiatement ! " Les soldats s’emparèrent du malheureux qui im­plora pitié, promettant en échange de sa vie, deux cents quintaux d'argent, renouvela son offre si le souverain lui accordait au moins la parole pour se défendre.

Non chien, lui dit le tyran, tout l'argent de la Barbarie ne t'excuserait pas, je vous dis de l’emmener et de le brûler !

L'ordre fut exécuté sur le champ. Le malheureux fut couché sur le ventre et le bois entassé sur lui. Il mourut dans les tourments les plus atroces. Par la suite, sa maison fut pillée et on y trouva de grandes richesses et beaucoup d'argent. On apprit que le consul, voyant qu'il ne pouvait avoir gain de cause, repartit pour l'Angleterre…*

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017-page 77

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