Meknes-J.Toledano


Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017

Le mellah de Meknès fut attaqué une nouvelle fois au mois de Hechban 1737, le jour de l'enterrement du grand rabbin Moshé Dahan, sans cette fois faire de victimes, les assaillants avant tout préoccupés de pillage.

L'insécurité, l'anarchie, la coupure des routes et une période de trois ans de sécheresse devaient faire de la grande famine des années 1737 -38 une des plus grandes catastrophes de l'histoire des communautés juives du Maroc, tragiquement ressentie à Fès et à Meknès, beaucoup trouvant refuge à Tétouan.

" Chaque jour il meurt de faim dix personnes et davantage et elles restent gisantes sur le sol sans sépulture. J'ai vu de mes propres yeux des femmes porter un cercueil sur les épaules.. .Les enfants réclament du pain en pleurant et il n'y en a point.. .La famine sévit à un tel point que nul ne connaît plus son prochain et son parent. Quelqu'un verrait ses fils et ses frères expirer de faim qu'il n'y prendrait point garde. Nous avons vu de nos yeux des pères battre leurs enfants en leur disant : "Débarrassez -moi de votre présence et allez re­nier votre religion… "

Comme dans toutes les périodes de grande disette; la conversion à l'islam ap­parut en effet à un nombre non -négligeable comme la seule chance de survie, les apostats étant pris généreusement en charge par la mosquée. En plus de l'impact immédiat sur le moral de la communauté, ces conversions devaient poser à plus long terme d'épineux problèmes religieux. Tel par exemple le cas des conséquences d'un divorce de divorce que rapporte le docteur Maury Amar dans son livre sur les taqanot de la communauté de Meknès :

A la mort (en 1740) du frère d'un converti sans laisser de descendant, s'était posée la question du lévirat, ïboum, la loi juive commandant au frère du dé­funt n'ayant pas laissé d'enfants, d'épouser la veuve afin d'en assurer la des­cendance. En cas de refus, il doit alors se soumettre à la cérémonie humiliante dite de halitsa, déchaussement, au cours de laquelle la veuve ôte la chaussure du récalcitrant en lui crachant au visage.

Dans le cas présent, le père de la veuve, un certain Itshak Azérad, avait son­dé les autorités musulmanes qui avaient fini par accepter que le converti se prête à la cérémonie du déchaussement afin de libérer la veuve, à condition que cela se fasse dans la plus grande discrétion. Mais en fin de compte, sans doute de crainte de remous en cette période de troubles, une autre solution fut trouvée en statuant que dans ce cas précis la conversion annulait le devoir de lévirat qui est de perpétuer le nom en Israël du défunt et sans possibilité de lévirat, nul besoin de déchaussement.

En 1747, nouvelle révolte ramenant l'insécurité. Le mellah de Meknès fut de nouveau livré au pillage, puis en raison de l'insécurité, il devait rester coupé du monde pendant huit mois, comme le rapporte un témoin contemporain, rabbi Moshé Tolédano : "Que l'Eternel dans sa bonté nous ouvre les portes de la miséricorde, car nous sommes dans la plus grande détresse; nos voisins

Philistins (Berbères) nous ont dépouillé de tout et nous assiègent depuis plus de cinq mois, nul ne peut sortir de la ville et les assiégeants nous guettent…" En 1749, une épidémie de peste décima pendant six mois la communauté faisant jusqu'à 20 victimes par jour et contraignant les survivants à trouver refuge sous les tentes dans la campagne. Le même rabbi Moshé Tolédano rapporte qu'il a dû fuir avec sa famille dans une autre ville et qu'à leur retour ils souffrirent de la famine qui se poursuivit jusqu'en 1751.

LIMITATION DE LA CONSTRUCTION DE SYNAGOGUES

Pour prier Dieu ce n'était pas les synagogues qui manquaient; bien au contraire il fallait réfréner le zèle constructeur des particuliers. Sur fond de détresse économique et de crainte que la construction de nouveaux lieux de culte ne soit interprétée par les autorités comme un signe extérieur de ri­chesse justifiant de nouvelles ponctions fiscales, les dirigeants de la commu­nauté adoptèrent en 1750 une taqana interdisant la construction de nouvelles synagogues. Une mesure semblable avait déjà été adoptée à Fès en 1745, mais à la différence de Meknès où elles étaient propriétés familiales, les synago­gues de Fès étaient le plus souvent propriété de la communauté; construites sur ses fonds et dirigées par des parnassim nommés par elle :

" En conséquence, nous avons décidé que pour une période de 10 ans, nul n'aura le droit de construire de nouvelle synagogue, ni de restaurer celles qui tomberaient en ruines; ni de fonder en aucune manière un lieu de prières en son domicile. Tout contrevenant d'une manière ou d'une autre à cette inter­diction absolue, sera exclu de la communauté d'Israël et la malédiction sera sur lui et sur ceux qui se joindront à lui. Il ne sera réintégré à la vie de la com­munauté qu'après versement d'une amende de 1000 onces pour la caisse des pauvres. En foi de quoi nous soussignons :

Rabbi Yaacob Tolédano, rabbi Shélomo Tolédano, rabbi Moshé Tolédano et tous les rabbins reconnus de la ville.

Au bout des dix ans, la taqana devait être reconduite ans et prolongée pour une décade supplémentaire jusqu' en 1771.

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TREMBLEMENT DE TERRE

Comme pour achever le tableau de ces trois décades de malheurs vécus comme une sorte de punition divine, devait survenir en 1755, le plus terrible tremblement de terre de l'histoire du Maroc qui fit tomber en ruines les vestiges romains de Volubilis et provoqua entre autres l'effondrement de la grande mosquée Hassan de Rabat. C'était le contre -choc du terrible séisme suivi d'un tsunami qui détruisit de fond en comble la ville de Lisbonne, fai­sant des dizaines de miniers de victimes. Malgré l'isolement, de vagues échos de l'épicentre de ce cataclysme étaient parvenus jusqu'à Meknès; comme le relate le même chroniqueur de l'époque, rabbi Moshé Tolédano :

" Je voudrais rappeler les mi­racles faits en notre faveur par l'Eternel. Le 20 du mois de Hechban 5515 après la col­lation du matin, il y eut un grand tremblement, ébran­lant les montagnes et fracas­sant les pierres. Des murs tombèrent et tous se fissu­rèrent. Cela dura près d'une demi -heure, la terre montait et descendait et nous ne com­prenions pas ce que cela si­gnifiait et ce qu'il fallait faire. Puis le 15 du mois de Kislev, il y eut un nouveau tremble­ment de terre venu du nord, comme il n'y en eut jamais. Toutes les maisons et mêmes les tours hautes comme les cèdres du Liban se sont écrou­lées et par nos péchés il n'y avait pas de foyer où on ne déplore pas au moins un mort. Au mellah, il y eut deux cents victimes et un chiffre innombrable parmi les Gentils. Nous nous sommes réfugiés dans des tentes comme des bé­douins et nous y sommes restés jusqu'à la fin de cette année, et pendant tout ce temps, il ne se passa pas de mois sans de nouvelles secousses, mais jamais aussi fortes que les premières. Cela se passa avec une telle intensité unique­ment dans notre ville, alors que dans les autres contrées du Maroc la secousse ne fut que peu ressentie sans causer de dégâts. Par contre, la rumeur nous est parvenue que dans les villes d'Europe, le jour de la première secousse le feu est tombé du ciel et s'est propagé cinq jours durant et la mer est montée et a inondé nombre de villes…"

La destruction d'un grand nombre de bâtiments du mellah suite au tremble­ment de terre, et la grave pénurie de numéraires amenèrent l'adoption d'une taqana fixant à 2,5% au maximum le taux d'intérêt pour les prêts hypothé­caires. Pour protéger les petits propriétaires qui hypothéquaient leur maison pour survivre, la taqana prévoyait que dans le cas où la maison hypothéquée tombait en ruines, la dette serait éteinte, alors que jusque là elle était divisée à égalité entre les deux parties. Le créancier n'aura d'autre recours que de récupérer les poutres et les pierres de la maison effondrée. Premier signataire de la taqana, rabbi Haïm Tolédano suivi de son frère rabbi Yaacob et de rabbi Mordekhay Berdugo avec l'approbation de rabbi Raphaël Berdugo.

Deux ans plus tard, en 1757, la situation économique restait encore si précaire qu'une taqana fut adoptée pour réfréner la générosité des membres de la communauté, limitant le montant des dons aux quémandeurs étrangers de passage dans la ville :

" Avec l'accord des membres du tribunal, et des membres de la sainte com­munauté, il a été décidé qu'à compter de ce jour, aucun talmid hakham de pas­sage, quelle que soit sa contrée d'origine, ne pourra recueillir plus de 35 onces d'argent pur, et dans le cas de grande personnalité, la somme pourra s'élever jusqu'à 75 onces.. .A l'exception des émissaires de la Terre Sainte – que l'Eternel la reconstruise rapidement de nos jours"

Signataires; les rabbins Yaacob Tolédano, Mordekhay Berdugo, Shélomo Cohen, Moshé Tolédano et les notables : Shemtob Toby, Saud Benlahdeb, Moshé Tolédano, Abraham Monsonégo, Daniel Ben Tolila, Lévy Benlahdeb. Mais même dans cette période de troubles, la diplomatie et le négoce interna­tional ne perdirent pas leurs droits et les Juifs de Cour restaient toujours les intermédiaires incontournables.

LES AVATARS DES JUIFS DE COUR

Malgré les bouleversements, la rupture n'est pas brutale, les commis du règne précédent sont au départ appelés à la rescousse. Dernier rescapé de la période de Moulay Ismaël, Eliezer Ben Kiki, reprit du service. Il fut envoyé par le sultan Mohammed Edehbi (1727 -1729) renouer les négociations avec la Hollande. Arrivé à Gibraltar en compagnie de deux prisonniers hollandais libérés par le souverain en signe de bonne volonté, il apprenait la mort de son mandant et projeta de revenir sur ses pas à Meknès, mais son influent frère Réouben – qui on s'en souvient avait été l'associé de Moshé Benattar – avait réussi entre temps à gagner la confiance du nouveau sultan Moulay Abdallah qui confirma son frère dans sa mission. Mais, signe de ces temps troubles d'anarchie, en arrivant à la Haye, il se trouva face à ….trois autres ambassadeurs marocains chargés de la même mission ! N'arrivant pas à re­cevoir du sultan, qui avait d'autres soucis, de nouvelles lettres de créance, il s’embarqua pour Londres où il sollicita l'aide des autorités britanniques pour revenir au Maroc : Elles la lui accordèrent en tenant compte de la position de son frère, en contrepartie de l'engagement de servir sur place leurs intérêts – ce qu'il n'aura pas l'occasion de faire.

Les familles des grands commis de l'époque de Moulay Ismaël, les Tolédano; Maimran et Benattar définitivement écartées, c'est une autre famille qui prit la relève dans les conditions périlleuses de cette époque troublée. Son repré­sentant le plus illustre, Shmouel Lévy Ben Yuly, fils de Moshé était à la tête d'une grande maison de commerce international en association avec son frère Yéhouda, gérant de l'agence de Rabat. Le sultan Moulay Abdallah l'avait nommé Naguid de la communauté de Meknès en 1730, fonction qu'il remplit avec autorité et équité, s'attirant l'amour du peuple comme en témoigne un rabbin contemporain :

" En cette année 5492,1732, nous avons été saisis d'une grande frayeur en ap­prenant que les ministres et les conseillers du roi projetaient de nous dépouil­ler et de nous laisser nus, mais grâce à Dieu le pieux Naguid rabbi Shmouel Ben Yuli a pris des risques énormes et par sa diligence et son intelligence a déjoué leurs mauvaises pensées, gloire soit rendue à l'Eternel !"

Il devait laisser le souvenir d'un dirigeant courageux, d'une grande fermeté, dévoué au bien public, d'une piété intransigeante qui lui valut la dévotion des rabbins. Avec une audace sans précédent, il stigmatisa le relâchement des mœurs des nouveaux riches surgis en cette période de troubles politiques et de disette économique. Avec l'accord des rabbins de Fès et de Meknès, il fit adopter une taqana applicable dans les deux villes, prévoyant la désignation d'un comité de six membres pour veiller à la moralité et à la bonne conduite des habitants du mellah dans les domaines suivants :

interdiction du mélange hommes et femmes dans les fêtes familiales

interdiction aux femmes de sortir du mellah ou de se rendre seules au four public

interdiction des jeux de hasard comme les dés

interdiction de vente d'eau de vie le jour du shabbat

fermeture des magasins avant l'entrée du shabbat

vérification des poids des marchands de farine et d'huile pour éviter les fraudes

Tel Pinhas dans la Bible, il alla jusqu'à se faire justice. Ayant appris avec cer­titude qu'un riche négociait commettait l'adultère avec une femme mariée, il lui fit administrer par ses serviteurs la bastonnade et le malheureux en mou­rut. Dénoncé, il fut condamné à être brûlé vif dans le four à chaux, puis gracié à la dernière minute. Selon une autre version, "convoqué au Palais par le sultan, il prononça cette phrase qui fut retenue par la postérité : "Si mon pantalon est propre, mon âme est propre." Le sultan le renvoya chez lui en le comblant de cadeaux."

Arrête de nouveau en 1742 pour dettes envers le sultan, il fut relâché quelques mois plus tard et rétabli dans ses fonctions de Naguid qu'il assumera jusqu'à sa mort en 1750. (Un descendant de la branche de la famille installée à Mogador, David Lévy Yulee (1810 -1883) sera le premier sénateur juif de l'histoire des Etats -Unis.)

Si la tradition des Juifs de Cour avait péniblement survécu à ces années de troubles et d'instabilité, elle devait connaître ses plus beaux jours sous le règne suivant, mais Meknès n'y jouera plus qu'un rôle marginal, cédant la primau­té aux villes du littoral. L'année de la mort du souverain Moulay Abdallah, 1757, fut marquée par une nouvelle attaque et pillage du mellah de Meknès qui devait rester assiégé six mois.

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  1. UN REGNE REPARATEUR

Successeur incontesté de son père, héritant d'un pays las des guerres et des pillages, Sidi Mohammed Ben Abdallah (1757 -1790) ramena la paix et la stabilité et avec elles la prospérité, en reconstituant une armée nationale, en mettant au pas les abid de la Garde Noire et en allégeant le poids des im­pôts. Grand ami des Juifs, il mit fin aux extorsions fiscales, ne prélevant que l'impôt de capitation prévu par le pacte de protection, renouant largement avec la tradition des Juifs de Cour. Convaincu alors qu'il était gouverneur lu Sud des bienfaits du commerce international, il devait transférer le centre le gravité des villes traditionnelles de l'intérieur à celles du littoral, remettant en activité le port de Mazagan évacué par les Portugais après un long siège. L'Angleterre devint le premier partenaire commercial. Pour contrôler le commerce extérieur, il fonda le port de Mogador et y installa les "commer­çants du roi" tajer sultan, munis de grands privilèges. Il avait demandé aux grandes familles de négociants juifs du Maroc qui avaient fait leurs preuves, de dépêcher des représentants pour faire fonctionner le nouveau port. Dans la liste des 10 premiers tajar es sultan venus de Safi, Rabat, Marrakech, Aga­dir, Tétouan, ne figure aucun représentant de Fès ni de Meknès. Si toutefois forte de son infrastructure artisanale et commerciale et de son titre retrouvé de capitale, Fès conservait un certain rôle national, Meknès périclitait, alors que Marrakech profitait de sa proximité de Mogador, la nouvelle porte vers l' Europe.

Bien que son règne ait été largement réparateur pour l'ensemble de la com­munauté juive marocaine, il fut toutefois, du point de vue de la communauté de Meknès, bien loin de l'image idyllique qu'en a laissé rabbi Moshé Elbaz dans son livre Kissé Mélakhim comme "très grand ami d'Israël, son carrosse riait toujours précédé des montures de ses dix conseillers juifs somptueuse­ment vêtus." 

L EGALITE DEVANT L'IMPOT

Sortie ruinée des années de guerre de succession de Moulay Ismaël, la com­munauté de Meknès n'avait pas eu le temps de se relever de ses épreuves ou une nouvelle contribution exceptionnelle exigée par le sultan en 1768 pour financer le siège de la dernière enclave portugaise, le port de Mazagan, mit encore plus à mal ses finances. Il ne resta d'autre alternative pour s'en acquitter que de vendre aux particuliers les biens immobiliers communau­taires, dont les revenus servaient au financement de la caisse des pauvres. La troisième taqana édictée par les rabbins et les notables de la ville motivait ainsi cette décision :

Face à la multiplication infinie des (mauvaises) intentions de nos voisins oui s'abattent en torrent sur les membres de notre communauté, et à notre incapacité à supporter le fardeau des impôts, nous nous sommes réunis, nous les représentants de la communauté, et avons décide pour essayer d'alléger ce fardeau face aux exigences renouvelées du sultan et des grands, de vendre aux particuliers les magasins du mellah appartenant au public. Dans ce cadre, nous proclamons que les acheteurs jouiront en toute propriété sans aucune restriction des biens ainsi acquis et pourront en disposer à leur guise, les louer, les vendre, en faire donation ou les transmettre par héritage …" Signataires, les rabbins Yaacob Tolédano, Shélomo Tolédano, Shélomo Tapiéro, Yékoutiel Berdugo, Shélomo Hacohen et Abraham Halioua auxquels se joignirent les notables Aharon Ouakrat, Yossef Ben Haki, Yaacob Anidjar, Moshé Benlahcen, Méïr Tsadok, Shélomo Attia, Mo­shé De Avila, Yossef Hacohen, Abraham Ben 'Olo, Ephraïm Lazimi. Les magasins furent effectivement cédés à Yahya Ben Itah et à Shélomo Shémla;

Dix ans plus tard, le poids des impôts s'alourdissant de nouveau, la commu­nauté devait vendre des terrains lui appartenant situés en dehors du mellah à rabbi Yékoutiel Berdugo et son frère rabbi Raphaël, et à Moshé Maimran, Messod Oliel, Hassan Ben Hassine, Moshé Benshloush et Baroukh Tolédano. C'est à propos de l'établissement de l'assiette des taxes et impôts internes que la communauté de Meknès fit un pas de plus dans son autonomie judiciaire par rapport à celle de Fès, en adoptant le principe de l'égalité absolue devant l'impôt; chacun devant contribuer au prorata de sa fortune. Alors qu'à Fès et à Tétouan, pour ne pas désigner l'homme le plus riche de la communauté à la convoitise des autorités, il ne devait acquitter qu'une quote -part égale à celle du second en rang des contribuables.

Dernier vestige de l'époque de gloire de Moulay Ismael, un grand négociant originaire de Tétouan, établi à Meknès, rabbi Moshé Maman, avait acquis une fortune colossale dans le commerce avec l'Europe; ayant le monopole de l'exportation de la cire et des cuirs bruts, bénéficiant d'un rang enviable à la Cour. La roue de la fortune avait tourné et se prévalant des précédents de Tétouan et de Fès, il avait sollicité d'être imposé comme le second en rang. Face au rejet de sa demande par le tribunal de Meknès, il avait porté l'affaire devant le tribunal de Fès qui statua en sa faveur.

Mais les chefs de la communauté de Meknès refusèrent de transiger : Malheu­reusement le pressentiment des rabbins de Fès devait se justifier. Sa fortune avait suscité tant de jalousies dans le peuple, que retiré dans sa ville natale, Tétouan, rabbi Moshé Maman fut assassiné en 1763 dans sa maison par un voleur musulman..

ATTEINTE A LA COHESION INTERNE

En 1769, nouvelle taqana illustrant l'érosion de la cohésion de la communau­té conséquence des troubles politiques et de la détresse économique favori­sant l'apparition d'une classe de nouveaux riches sans scrupules. Elle visait à rappeler la nécessité du respect du principe de non -ingérence des étrangers dans la vie communautaire et l'interdiction absolue de porter des conflits entre Juifs devant les instances des Gentils :

" Nous avons déjà statué au mois de Hechban dernier que tout membre de la sainte communauté de Meknès qui s'adresserait aux instances des Gentils ou solliciterait l'intervention de leurs puissants, sera exclu de la communauté d'Israël, et ses biens saisis au profit des indigents de notre ville – sanctions également applicables à ses éventuels complices. Cette taqana qui portait la signature de notre maître rabbi Yaacob Tolédano et de tous les lettrés et les notables de la ville, avait été proclamée dans toutes les synagogues et inscrite au livre des taqanot. Mais hélas, depuis lors se sont levés de vils individus pour enfreindre la foi et contrevenir à cette taqana. Les sieurs Abraham Perez, son frère Moshé et Messod Benzikri ont ainsi ont sollicité l'intervention de nos seigneurs les chérifs (descendants de leur prophète) dans l'affaire du dit Messod. Après avoir répudié sa femme selon les règles de la Halakha; il avait voulu la reprendre de force. Sous la menace de ces mêmes puissants, il avait contraint le père de son ex -épouse à renoncer au versement de la pension alimentaire pour sa fille…De plus, des témoignages concordants confirment que les dits frères Abraham et Moshé s'étaient par ailleurs rendus coupables de dénonciations et délations à l'encontre de coreligionnaires et avaient tenu publiquement des propos malveillants envers les rabbins et la sainte Torah… Suite à ces violations de la taqana et à leurs autres méfaits, nous proclamons leurs biens mobiliers et immobiliers en déshérence et autorisons tout membre de la communauté à leur causer des dommages de toute nature : vendre ou hypothéquer leurs biens, se saisir de tout ce qui leur appartient – ceci jusqu'à ce qu'ils fassent repentance totale; car ils ne sont pas à leur premier méfait comme nous en avons les preuves."

Signataires les rabbins ShléomoTolédano, Moshé Tolédano, Yékoutiel Berdugo et Raphaël Berdugo.

En fin de compte, aucune des parties ne voulant aller jusqu'au bout, elles de­vaient s'arrêter au bord de l'abîme et arriver à un compromis. Les contreve­nants acceptèrent de faire repentance et de reconnaître le principe de l'autori­té exclusive des rabbins. De son côté, le tribunal – de crainte de la réaction des puissants – ne leur infligea qu'une amende avec sursis, mais imprescriptible, payable "quand les circonstances le permettront, par les redevables ou leurs héritiers après eux. "

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INTERDICTION DU PRET A INTERET ET DES JEUX DE CARTES

Les abus liés à la détérioration de la situation économique avaient amené en 1786, les rabbins à rappeler en cette période de sécheresse propice aux abus, l'interdiction des prêts à intérêt entre enfants d'Israël, sous des formes dégui­sées, demandant double vigilance aux notaires rédacteurs des tels actes :

" Nous avons vu la plaie du prêt à intérêt se répandre et trouver de nombreuses brèches dans les fils de l'araignée et en premier lieu dans les prêts hypothécaires où le prêteur n'avance la somme qu'après en avoir déduit les frais d'un loyer fictif."

Une brèche colmatée ( ?), il fallait en affronter un autre. Pour essayer de déra­ciner le fléau endémique des jeux de cartes, la taqana de 1786 allait beaucoup plus loin que les précédentes sur le même sujet :

" Nous avons hélas vu l'ampleur de ce vice qui s'est répandu dans notre peuple, n'épargnant ni les grands ni les petits, que sont les jeux de cartes – vice duquel découlent d'autres péchés d'une extrême gravité.. Nous avons en conséquence solennellement décidé pour déraciner cette plaie de proclamer que quiconque s'adonnerait à ce jeu au cours des deux prochaines années, sera maudit et excommunié sans espoir de pardon de la part de l'Eternel… Ce n'était pas, et de loin, la première condamnation aussi catégorique de ce jeu de hasard – le retour sur les mêmes taqanot est le symptôme des temps de crise – mais la sanction cette fois était sans précédent, signe de la gravité de la situation. En effet, au -delà des admonestations et des amendes habituelles, l'argent gagné au jeu devait être considéré comme larcin, donnant droit au perdant d'en réclamer la restitution intégrale. Le tribunal pourra, à sa discré­tion, soit restituer cette somme au perdant, soit la transférer, intégralement ou en partie, à la caisse des pauvres de la communauté. Comme cette sanction originale était juridiquement contestable, mais apparaissait indispensable dans les circonstances, les rabbins avaient pris la précaution d'en limiter la validité dans le temps : deux ans seulement.

PROPRIETE PUBLIQUE ET PROPRIETE PRIVEE

Quatre ans plus tôt, en 1772, la situation économique de la communauté s'était relativement rétablie et en bons gestionnaires soucieux de l'avenir, ses dirigeants avaient décidé d'investir à nouveau dans l'immobilier en construi­sant des magasins dans la rue commerçante attenante au mellah, au souk des bijoutiers, Sékakine. Aux termes de la nouvelle taqana, ces magasins resteront propriété collective à la disposition de la communauté qui pourra en disposer selon ses besoins, en écartant les appétits des particuliers :

" Alors même que la construction des dix derniers magasins au souk des bi­joutiers n'a pas encore été achevée, certains particuliers cherchent déjà à les accaparer. Aussi, nous les membres du tribunal soussignés, proclamons nuls et non avenus leurs titres (éventuels) de possession, car ils sont propriété du public qui seul peut en disposer sans restriction à sa guise. Il est clair que cette taqana est valable non seulement pour les dits dix magasins, mais également pour ceux qui viendront à être construits en dehors de la porte du mellah, qui relèveront uniquement de la gestion publique. En cas de nécessité absolue, le public pourra en céder les deux -tiers à des particuliers, le tiers restant à jamais inaliénable, consacré au financement de la caisse des pauvres

En aucun cas, le public ne pourra porter atteinte en aucune manière à cette part réservée au soutien des indigents. En foi de quoi nous soussignons : Rab­bins : Shélomo Tolédano, Moshé Tolédano, Yékoutiel Berdugo, Mimoun Berdugo, Raphaël Berdugo.

LES DERNIERS JUIFS DE COUR

Meknès ayant perdu son rang de capitale, c'est désormais dans les villes du littoral que le souverain recrute les agents juifs pour le développement des re­lations commerciales avec l'Europe, comme Yaacob Benider de Gibraltar -Tétouan pour le commerce avec l'Angleterre; Bouzaglo de Paz de Safi -Agadir, l'intrigant Yacob Attal de Tunis. Seul le chef de la communauté de Meknès, Mordekhay Chriqui conserva une influence à la Cour au point de se per­mettre de monter à cheval, superbement habillé forçant par son allure altière le respect – et la jalousie même des musulmans. Il se servit de son énorme prestige pour venir au secours de ses coreligionnaires étendant sa protection sur la communauté.

Mais derrière le brillant des "dix compagnons du sultan somptueusement habillés précédent son carrosse " et la part prépondérante prise par les Juifs de Cour dans les relations diplomatiques et commerciales avec l'Europe, le bilan de ce règne n'avait apporté aucune amélioration sensible à la condition générale des Juifs du pays même dans les villes du littoral, Mogador en tête, et encore moins à Meknès éloignée du centre de décision. Sa communauté sera par contre la première à payer le prix des intrigues, malversations et de l'arrogance de ces sahab es sultan, les amis du souverain qui avaient nourri la haine et la rancune de son terrible successeur.

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. UN REGNE DE TERREUR-1/3 ־ MOULAY YAZID

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. UN REGNE DE TERREUR ־ MOULAY YAZID

Tragique mais heureusement bref interlude, qui en moins de deux ans faillit remettre en question la poursuite de la présence juive au Maroc et devait lais­ser l'ensemble du judaïsme marocain, et encore plus la communauté de son ancienne capitale, exsangue.

De mère d'origine anglaise, ce prince avait été très longtemps le préféré de son vieux père qui l'avait désigné comme son héritier. Trop impatient de régner, il avait suscité à plusieurs reprises des rébellions, mais après chaque échec, il avait réussi à obtenir le pardon de son père qui lui témoignait une coupable faiblesse. Excellent cavalier, tireur d'élite, il s'était attiré une grande popula­rité par son fanatisme religieux, manifestant une haine farouche contre tous les infidèles et plus particulièrement contre les Espagnols et les Juifs. Pour l'éloigner des intrigues et essayer de le corriger, son père l'avait envoyé en pèlerinage à la Mecque, mais il était revenu début 1790 par voie de terrestre à travers l'Algérie, plus décidé que jamais à détrôner son bienfaiteur, en mobi­lisant des partisans dans les tribus du Rif où il se trouvait quand fut annoncée la mort du sultan.

" A la fin du mois de Nissan (avril) parvint de Rabat la mauvaise nouvelle de la mort du sultan Sidi Mohammed, que Dieu l'ait dans sa miséricorde. Toute la ville fut en émoi et un trouble profond saisit les Juifs et les Gentils. Nous étions absolument terrifiés, car disions -nous les tribus ne manqueraient pas d'envahir la ville, pillant tout et violant les femmes. Tout le monde se sauva et enfouit son argent…Le lendemain, tous les Gentils se réunirent et procla­mèrent souverain l'un des fils du sultan défunt, Moulay Yazid…Nous pen­sâmes retrouver le calme car on annonçait que la paix s'était faite dans tout le pays…"

Mais ce n'était qu'une amère illusion. Car aussitôt arrivé à Tétouan, il avait annoncé son programme : conformément à l'accord passé avec ses parti­sans berbères de la tribu des Amhaous, à savoir exterminer tous les Juifs du royaume. Pour réveiller les ardeurs de ses partisans; il avait promis une ré­compense de dix meqtal à qui lui apporterait la tête d'un Juif. L'édit était telle­ment sans précédent, qu'un des cadis lui fit remarquer qu'il était contraire au commandement du Prophète, interdisant de porter atteinte à ceux qui paient l'impôt de soumission. Comme alternative, il lui fit une proposition aussi ef­ficace et moins sanglante : dépouiller les Juifs de tous leurs biens, " car il est bien connu qu'un homme pauvre vaut moins qu'un mort." Se rangeant à cet avis astucieux, le nouveau souverain ordonna de commencer par la communauté de Tétouan.

Sans se douter de ce qui les attendait, ses dirigeants étaient venus avec les présents de rigueur accueillir le nouveau sultan à l'entrée de la ville. Se fon­dant sur ses bonnes intentions de paix publiquement proclamées, nul n'avait pensé à cacher ou à dissimuler ses biens. Le pillage un jour de shabbat fut intégral. Tout objet de quelque valeur fut emporté des maisons particulières aussi bien que des synagogues. Les anciens sahab sultan, les anciens conseil­lers de son père, ainsi que le consul juif d'Espagne, furent exécutés sans autre forme de procès.

Quelques jours plus tard, la même consigne de pillage fut envoyée dans les autres villes. Les membres de la tribu guerrière des Oudaya demeurant à Meknès furent conviés à piller la communauté comme le rapporte rabbi Ha­bib Tolédano :

" Quelle funeste journée dépassant en horreur tout ce que nos ancêtres ont connu; que ce 3 du mois de Nissan quand nous est parvenue la nouvelle de la mort de Sidi Mohammed Ben Abdallah. A cette annonce, notre âme s'est en­volée et dans notre frayeur nous avons trouvé des refuges dans la médina des Gentils. Nous y sommes restés cachés deux semaines jusqu'au second jour de Pessah quand est parvenu l'édit du sultan aux Oudaya d'envahir et de piller le mellah. Ils ont emporté tous nos biens, nous ont ôté nos habits, nous laissant nus, hommes femmes et enfants. De là nombre d'entre eux nous se sont éparpillés dans la campagne, livrés au froid et à la faim. Nous y sommes restés errants jusqu'à la veille de Shabouot quand nous avons été autorisés à revenir au mellah. Nous l'avons trouvé totalement désert, car ils avaient tout détruit et découvert nos cachettes guidés par des dénonciateurs de notre peuple qui leur indiquaient où nous avions enterré nos biens les plus précieux …"

Autre témoignage, celui de rabbi Eliezer Bahloul :

" Et ici à Meknès, à l'aube du 14 Iyar les pillards ont volé, pillé; incendié, violé et torturé les femmes, les vierges et les garçons dans les rues de la ville et as­sassiné. Ils ont creusé les cours des maisons, fracassé les murs et les plafonds (dans la recherche de trésors cachés), n'épargnant ni les synagogues, ni même les tombes du cimetière. Ils ont brûlé plusieurs Rouleaux de la Loi. Ils ont dé­vêtu et laissé nues comme au jour de leur naissance nombre de femmes qui se sont recouvertes des lambeaux des Rouleaux de la Loi sauvés des flammes. Il est impossible de raconter tout ce qu'ont vu nos yeux et de rapporter ce que nos oreilles ont entendu et cela s'est poursuivi 21 jours jusqu'à la veille de la fête de Shabouot quand le tyran a ordonné de surseoir aux exactions..

Le tyran entreprit ensuite un macabre "tour du Maroc" pour veiller person­nellement à l'application des mesures contre la population juive, réservant à chaque communauté un traitement d'un sadisme particulier.

A Fès, première démonstration de "mansuétude", il plaça la communauté de­vant un choix d'une subtile cruauté : entre le versement d'une amende exor­bitante de cent qentar d'argent et l'abandon pur et simple de leur quartier. Les Juifs optèrent naturellement pour la première option, mais ne parvinrent pas même au prix des plus grands sacrifices, à mobiliser plus de 20% de la rançon exigée. Qu'à cela ne tienne, il s’empressa d’empocher ce qui avait été collecté, puis faisant semblant de comprendre la difficulté de mobiliser rapi­dement une somme aussi faramineuse, il accepta de transiger en exigeant un "petit" supplément, après quoi ils seraient quittes. Mais une fois ce supplé­ment perçu, il leur fit savoir que " son pardon ne concernait que leurs biens et leurs personnes, qui seront épargnés ", mais pas l'obligation d'évacuation immédiate du mellah. Aussitôt le transfert vers les tentes et les cabanes en pleine campagne terminé manu militari – l'ordre était de tuer tout Juif qui resterait au mellah après le soir – le quartier fut offert aux trois mille soldats du contingent des Oudaya appelés de Meknès pour s'y installent à demeure. Et pour bien marquer leur emprise, ils s’empressèrent de lui donner un nou­veau nom El kabir, et d'édifier en son centre une grande mosquée à la place des synagogues détruites.

A Tanger, il fit arrêter les deux frères tunisiens Attal, tuant l'aîné de ses propres mains et laissant la vie sauve au second qui s'était converti à l'islam. A Larache, il fit arrêter un autre des compagnons de son père, le grand négo­ciant Eliahou Lévy Ben Yuly descendant de la famille de Meknès à la réputa­tion douteuse au sein de la communauté. Pour sauver sa vie, il accepta de se convertir mais réussit, en y perdant presque toute sa fortune, à soudoyer ses gardiens et à trouver refuge à Gibraltar où il mourut en 1800.

A Oujda, il s'étonna que la communauté juive n'ait pas envoyé de représen­tants pour l'accueillir. Mais ils sont là lui dirent ses serviteurs. Furieux que rien dans leur habillement ne les distingue des musulmans, il ordonna de leur couper une oreille comme signe distinctif.

. UN REGNE DE TERREUR-1/3 ־ MOULAY YAZID

. UN REGNE DE TERREUR – 2/3־ MOULAY YAZID

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Son arrivée à Meknès était d'autant plus redoutée que le sultan avait un compte personnel à régler non seulement avec les chefs de la communauté, les conseillers du sultan défunt qui avaient été à l'origine de sa disgrâce et de son exil forcé, mais aussi avec le commun de ses membres. Rabbi Yossef Messas rapporte dans le livre de ses sermons un récit populaire sur l'origine de cette haine particulière du tyran envers la population juive de Meknès où il avait été exilé un moment :

" Le sultan bien aimé grand ami d'Israël, Sidi Mohammed Ben Moulay Ab­dallah avait épousé une chrétienne anglaise qui lui avait donné un héritier le maudit Yazid – que son nom soit effacé. Un jour, le père de la reine était arrivé d'Angleterre avec pour présents de précieux tissus très fins aux cou­leurs chatoyantes sans pareil. Le sultan convia son tailleur juif habituel pour coudre des vêtements à lui, à son épouse et à ses enfants. Alors que le tailleur juif du mellah de Fès taillait les vêtements royaux, des jeunes des familles juives riches, émerveillés par la qualité de ces tissus s'enquirent de leur ori­gine. Ils apprirent qu'ils venaient d'Angleterre et qu'on pouvait s'en procurer à Gibraltar. Ils y dépêchèrent deux des leurs qui revinrent avec des coupons de la même texture avec lesquels ils se firent tailler de magnifiques vêtements. Pendant ce temps, le prince Moulay Yazid continuait de se vanter de por­ter des vêtements que nul à part lui ne pouvait se permettre – même pas ses compagnons des familles de la plus haute noblesse. Un jour, l'un d’eux vit au mellah de jeunes Juifs de familles riches vêtus d'habits du même tissu que le prince. Il y vit l'occasion de se venger de l'arrogance du prince qui se plaisait à les humilier. Le lendemain, quand le prince reprit ses fanfaronnades, il ne put s’empêcher de lui répliquer qu'il n'y avait pas de quoi se vanter de ce que portent de vulgaires Juifs ! Fou de rage, Yazid jura qu'il tuerait sur le champ le premier Juif rencontré habillé comme lui. Il le mit au défi en lui disant alors : "Viens avec moi au mellah et je t'en montrerai un grand nombre". Ce qu'ils firent. Furieux de voir que son ami avait raison, il ordonna aux jeunes por­teurs de ces vêtements de les ôter immédiatement, les accusant de les avoir volés. Comme ils refusaient d'obtempérer, il sortit son épée et voulut les en frapper. Ses compagnons avec l'aide de passants juifs et arabes, arrivèrent à lui retirer à temps son arme. Aussitôt prévenu, le pacha envoya de soldats qui arrêtèrent tous ceux qui avaient participé à la rixe et ils furent tous condamnés à une amende. Quant au prince, il fut envoyé en exil pour six mois à Meknès. Un mois après son arrivée dans notre ville, un jour de shabbat, il se rendit au mellah après l'office du matin. Il vit alors un cortège joyeux accompagnant une jeune mariée portée comme le veut la tradition sur un siège magnifique spécial pour cette occasion, de la maison de son père à celle de son nouvel époux. Surpris par ce spectacle et jaloux de ce faste, il commença avec son serviteur à se moquer et à insulter les Juifs. Lorsque l'un d'eux eut le courage de riposter, il lui cracha au visage et le gifla. Aussitôt prévenus, les chefs de la communauté, grands amis du sultan étaient intervenus et il fut contraint de se cacher pour échapper à la punition paternelle. Mais son arrogance reprit le dessus et la même après -midi, il revint au mellah et se querella avec les passants et le pacha eut le plus grand mal à le faire sortir du quartier juif. A la suite de quoi, les chefs de la communauté se rendirent à Fès se plaindre au­près du sultan qui l'exila de Meknès à Tétouan, recommandant au pacha de le surveiller et de ne pas lui permettre d'entrer dans la Juderia, le quartier juif …" En arrivant donc à Meknès au mois d'août, son premier soin fut de retrouver et de faire arrêter les chefs de la communauté qui avaient été les plus proches conseillers de son défunt père, comme le rapporte rabbi Eliezer Bahloul :

" Le 7 du mois de Tamouz il arriva à Meknès où il déversa sa colère sur les cinq notables de la communauté, les proches conseillers de son défunt père. A chacun de ses méfaits et de ses frasques dans la médina et au mellah – courir après les vierges et les femmes mariées, rapines, vols – ils l'avaient dénoncé au sultan ou au pacha qui avaient dépêché des gardiens pour le mettre hors d'état de nuire. Le prince en avait conservé un grand ressentiment contre eux. Sa première victime fut le grand rabbin Hazan Bacca. Natif de Marrakech, il était installé dans la ville depuis une trentaine d'années et y avait grandement prospéré dans le commerce. Il le dépouilla et l'acheva de ses propres mains d'une balle de plomb. Au plus influent des anciens conseillers de son père, rabbi Mordekhay Chriqui, qui alliait Torah et fortune, il offrit la vie sauve et la promotion au rang de vizir s'il acceptait de se convertir, mais au lieu d'ac­cepter cette offre, celui -ci lui tint tête avec superbe, lui prédisant une mort infâme et prochaine. Il fut condamné à être brûlé vif dans le four à chaux. Il se rendit au supplice le cœur serein en récitant des cantiques et en sanctifiant le nom de l'Eternel et son âme pure est sortie rapidement. Ce fut ensuite le tour des deux frères Messod et Abraham Benzikri et de Moshé Ben Jamila, tous trois condamnés à être pendus vivants par les pieds à la porte du mellah. Leur supplice dura quinze jours et leurs corps restèrent exposés pendant des semaines – attirant les foules de voisins musulmans venant railler les Juifs – avant que ne soit donnée – contre paiement – l'autorisation de les ensevelir. Ce mode d'exécution particulièrement cruel; sauva par contre par sa lenteur un autre condamné, un sauvetage qui illustre la dévotion aux lettrés et talmi dé hakhamim qui caractérisait la communauté :

" A la même peine capitale avait été condamné un lettré, un sage, un éminent enseignant, rabbi Shmouel Danino. Mais dès son arrestation, quatre de ses disciples : Yaacob Lancry, Yéhouda Sayag, Yossef Benider et Messod Elhyani, s'étaient déguisés en serviteurs du sultan et avaient demandé aux gardiens de le descendre de la potence pour l'amener auprès du sultan. Les gardiens les crurent et leur remirent le supplicié. Ils le cachèrent d'abord dans un vil­lage des Gentils, puis l'accompagnèrent à Ouezzane où ils l'installèrent avant de revenir chez eux…"

Le choix de Ouezzane comme lieu d'asile était doublement judicieux; tant en raison à la fois de la forte opposition au tyran de la population de cette ville sainte aux yeux des musulmans, que de la présence de nombreux originaires de la communauté de Meknès qui y avaient été invités par le chérif à venir habiter dans la ville pour contribuer à son essor économique.

…." Seuls son épouse et ses enfants furent mis dans le secret qui resta jalou­sement gardé durant 21 mois. A son retour de Ouezzane, après la mort du tyran, rabbi Shmouel fut reçu avec de grands égards dans sa ville natale et c'est alors que fut connu de tous le courage de ses disciples et le secret de sa cachette. Mais il trouva sa maison vide, car ce qu'avaient laissé les pillards, sa femme et ses enfants l'avaient mangé. C'est alors qu'un de ses anciens disciples, rabbi Shélomo Benzenou lui fit un digne présent et s'engagea à lui verser mensuellement une pension. Rabbi Shmouel reprit avec vigueur sa mission d'enseignement et on disait de lui qu'il n' avait eu dans sa vie que cinq disciples – bien que leur nombre fut infiniment plus grand – les cinq qui furent à ses côtés aux heures d'épreuve et le sauvèrent …"

L'acharnement de Moulay Yazid ne devait pas cesser avec la mort de ses victimes. Furieux de ne pas avoir mis la main sur la fortune de Mordekhay Chriqui qui, pressentant le sort qui lui était réservé, avait réussi avant son arrestation à cacher une partie de sa fortune chez ses amis juifs de Fès, il y fit arrêter deux notables Benyamin Bensimhon et Yaacob Sadoun soupçonnées d'avoir caché le trésor. Malgré leurs démentis, il leur extorqua des sommes équivalentes à la fortune estimée de ce personnage de légende qui malgré sa haute position à la Cour était toujours resté attentif aux besoins des ses frères comme devait le chanter le poète de la communauté, rabbi David Hassine :) Lui qui avait la force et le courage de faire face aux autorités Sans que jamais la crainte ne l'effleure.

Contre l'escroquerie et l'exploitation des faibles, il veille.

Ses paroles aux rois sont écoutées comme autant de clous plantés.

Devant lui, les grands plient

Dieu nous a dotés d'un chef aux heures d'épreuve

Dans son "Mémorial pour les enfants d'Israël"

. UN REGNE DE TERREUR – 2/3־ MOULAY YAZID

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UN REGNE DE TERREUR –  3/3־ MOULAY YAZID

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Rabbi Obed Ben Attar poursuit le récit des tourments infligés par le tyran à la communauté de Fès :

" Les Gentils ne nous parlaient plus que l'insulte grossière aux lèvres et nous accablaient d'accusations. Le sultan décida de ne plus voir aucun Juif ni de leur parler. Tous les Fîébreux étaient devenus un objet d'opprobre et d'igno­minie.. . Moulay Yazid décréta qu'aucun Juif ni Juive n'aurait plus le droit de se vêtir de vert. Le gouverneur de la ville vint proclamer ce décret à la casbah. Le même décret fut étendu aux autres villes du Maroc. Cela causa une grosse perte aux Juifs, car ils furent obligés de plonger dans les cuves de teinturiers leurs vêtements d'écarlate pour leur donner une autre teinte et tout s'y abî­ma. Au bout d'un an, il ne leur resta plus une jupe, car tout s'était abîmé et ils furent obligés d'acheter des étoffes d'autres couleurs. L'ennemi triomphait; ses serviteurs nous couvraient de crachats et de malédictions…"

Cette situation de détresse absolue avait également porté atteinte à la cohé­sion intérieure de la communauté. Pour éviter que les spéculateurs ne pro­fitent de la situation; une taqana fut adoptée en 1791 renouvelant l'interdic­tion de surenchère dans le fermage des impôts dus par la communauté. Elle fut signée par les trois membres du tribunal Yékoutiel et Raphaël Berdugo et Baroukh Tolédano; auxquels se joignirent les notables David Dahan, Yossef Malka, Azouz Danino, Yossef Ohana; Yéhouda Déry, David Déry, Abraham Bitton, Yéhouda Bahloul, Haïm Tapiéro, Shémouel Amar, Messod Arama, Lévy Eskoury, Itshak Arama, Itshak Tapiéro, Shalom Ben 'Olo, Fïaïm Botbol, David Abbou, Daniel Abbou, Moshé Azerad, Mordekhay Elkhfari :(20)

Ces épreuves sans précédent, loin de s'affaiblir avec le temps, risquaient de prendre une tournure encore plus tragique; car avant d'aller combattre à Marrakech son propre frère Moulay Hicham qui s'était soulevé contre lui en février 1792, le sultan avait dévoilé son dessein : " En partant pour Mar­rakech, il avait dit à ses officiers; " Vous savez qu'au mois de Adar qui vient les Juifs vont célébrer leur fête de Pourim à cause de Hamane qui avait voulu les exterminer et qui fut tué lui -même." Il avait juré qu'à son retour de Mar­rakech, il ferait aux Juifs de son pays ce que Hamane avait projeté de faire à ceux de Perse…"

La manière dont il se conduisit à Marrakech reconquise par surprise; avec la population aussi bien juive que musulmane, ne laissait aucun doute sur la détermination de ses desseins sanguinaires. La ville fut livrée au pillage pendant trois jours. Il massacra tous les partisans du prétendant en fuite. Sans prendre de répit, il avait envoyé de nouvelles consignes d'exactions contre les notables de Fès, Meknès et même Mogador, jusque là épargnée. Mais se com­parant à Hamane, il s'attira le même sort : Alors qu'il conduisait ses troupes à la victoire contre son frère, un tireur isolé le blessa d'un coup de fusil au bas -ventre. La blessure parut légère au début. Vite pansée, il avait repris le combat, mais le lendemain il succomba dans d'atroces souffrances. Dès l'an­nonce de la mort du tyran, des contre -ordres furent envoyés pour annuler les derniers décrets. Dans tout le pays ce fut un cri de soulagement car ses exactions avaient été loin de se limiter à la population juive. Ses habitudes de banditisme, ses fantasmes sanguinaires, sa cruauté sans bornes l'avaient rendu odieux à l'ensemble du pays.

Pour la communauté juive de tout le Maroc et plus particulièrement celle de la capitale déchue, c'était la fin du cauchemar. Mais ce court ce règne avait suffi à la ruiner totalement et elle mettra des décades à s'en remettre – si jamais.

Le traumatisme que ces événements devaient imprimer dans la mémoire col­lective de la communauté de Meknès, a été immortalisé dans les vers dé­crivant le sac du mellah par le plus grand poète de l'époque, rabbi David Hassine, qui mourut quelques mois après la fin du cauchemar de ce règne dévastateur.

Qui jamais entendit !parler d'un pareil forfait ?

Qui a vu semblable ignominie ?

Les brigands furent autorisés par les autorités A agir à leur guise. Ils se livrèrent à tous les excès.

Ils se livrèrent au pillage jour et nuit,

Dévorèrent Israël à pleine bouche Dans les rues, fuyaient toutes dévêtues,

Des femmes chéries terrorisées par l'ennemi en furie.

Les mères furent écrasées avec leurs enfants Ils nous battaient à mort,

Avec mépris; de façon délibérée

Les chefs de la communauté chargés de chaînes

Livrés au mépris et à l'humiliation.

Face la paupérisation générale, fut de nouveau renouvelée en 1792 par une taqana l'absolue interdiction de construction de nouvelles synagogues.

Les retombées du sac du mellah devaient occuper pendant les années sui­vantes le tribunal rabbinique autour des questions de responsabilité. C'est ainsi par exemple que le jour de l'annonce de la mort du sultan Sidi Mo­hammed Ben Abdallah, un dénommé Abraham Cohen, avait dans le cadre de leurs relations d'affaires, confié à rabbi Pétahya Berdugo un collier en argent de grande valeur. Ce dernier avait, suite à la crainte d'une attaque du mellah, pris toutes les précautions et enterré le bijou en même temps que le siens propres. Mais cela ne devait pas éviter leur découverte par les pillards. Arguant qu'en prenant possession du bijou rabbi Pétahya en était devenu responsable, Abraham Cohen en demandait l'indemnisation comme le pré­voit la Halakha. Mais avant de se prononcer sur le fond, à savoir l'éventuel remboursement du dépôt, le président du tribunal, rabbi Yékoutiel Berdu­go (1736 -1802) avait tenu à souligner le caractère tout à fait exceptionnel des événements, constituant à ses yeux un cas de force majeure absolue :

 Dès l'annonce de la mort du souverain, les Juifs ont enterré leurs biens les plus précieux, précaution jugée normalement suffisante, sachant que le péril vient des pillards extérieurs à la ville qui habituellement ne s’emparent que de ce qui est à portée de main, sans avoir le temps pour creuser dans la crainte d'être rattrapés par les soldats. De plus, les Juifs avaient loué les services services de la tribu des Oudaya qui leur avait garanti une protection sans failles du mellah. Nul ne pouvait prévoir que ce serait nos propres gardiens qui nous trahiraient comme ce fut le cas présent. Plus inattendu encore, ils l'ont fait non de leur initiative, mais sur ordre express du sultan lui -même. Qui aurait pu imaginer que ce serait le souverain, responsable du bien -être de ses sujets, qui ordonnerait de les dépouiller ? Et que le pillage se poursui­vrait vingt jours et vingt nuits ? …"

De son côte, la grande autorité morale de la prochaine génération, son jeune frère rabbi Raphaël Berdugo élevait le débat pour en tirer dans la préface à son livre Mé Ménouhot la leçon sur la signification de l'exil, galout pour le peuple juif en général et la communauté juive marocaine en particulier :

" Les paroles des Prophètes sont notre consolation, car sans elles nous aurions succombé et c'est bien ce qu'a exprimé le roi David dans ses Psaumes "Si ta Loi n'avait pas fait mes délices, j'aurais succombé dans ma misère" (119;92). L'abaissement qui est notre lot dans notre pays, aucune autre nation n'aurait été capable de le supporter. De l'est à l'ouest, Israël est partout entre les mains des nations et chacune nous inflige sa suprématie. Chacun de ses membres peut cracher impunément sur le plus grand des nôtres sans que nul ne songe à protester. Tous les jours, ils se moquent de nous et nous demandent où est donc le messie dont vous attendez la venue ? Un été a succédé à l'autre, des siècles ont passé et vous persistez dans votre misère et votre abaissement au point que l'on peut dire qu'il n'y a rien de plus vil au monde que les Juifs.

On sait qu'il y a une grande différence entre la chute des Juifs entre les mains des nations et la chute des nations entre les mains d'Israël, de même qu'on ne peut comparer la chute d'un philosophe entre les mains d'un rustre, et la chute d'un paysan entre les mains d'un philosophe. Il est alors plus aisé de comprendre l'avertissement divin : "Ce jour -là ma colère s'enflammera contre eux, je les abandonnerai, je leur déroberai ma face; et ils deviendront la pâture de chacun et nombre de maux viendront les assaillir"

(Deutéronome 119,17)

Mais malgré toute leur rigueur, ces épreuves politiques ne devaient pas sur le plan culturel, tarir la sève créative.

. UN REGNE DE TERREUR –  3/3־ MOULAY YAZID

Un siècle de floraison culturelle-Joseph Toledano

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  1. UN SIECLE DE FLORAISON CULTURELLE

C'est à partir de la seconde moitié du 17ème siècle, avec la prospérité amenée par Moulay Ismaël et son ouverture au monde avec la promotion de la ville comme capitale de l'Empire, que la communauté de Meknès est sortie de l'anonymat et a accédé au rang de "ville et mère en Israël." Très forte­ment marquée par l'origine séfarade le de la majorité de sa population, elle s'en faisait gloire. Mais malgré cette fierté dont ils se réclamaient, ses rabbins n'avaient pas hérité de cette curiosité intellectuelle qui avait fait la gloire de leurs ancêtres de la péninsule, qui parallèlement à la Torah, au Talmud et à la Kabbale, avaient également brillé dans les sciences dites "extérieures" comme la médecine, l'astronomie, les mathématiques et la philosophie. Se canton­nant volontairement aux seules sciences juives, et y excellant, ils avaient hérité de leur patrimoine séfarade l'esprit d'ouverture, de modération; du refus du fanatisme désincarné, du primat du concret sur les controverses abstraites stériles. Profitant pleinement de l'autonomie interne religieuse laissée par les autorités; ils se sont efforcés de maintenir toujours vivante et adaptée aux be­soins du jour la Halakha. D'où la prédilection dans le domaine de la création littéraire du genre des Res-ponsa, les Questions et Réponses sur des problèmes concrets d'application de la Halakha. Même dans le second registre d'excel­lence, celui des commentaires bibliques et talmudiques, ce que cherchent les auteurs n'est pas l'étude pour l'étude, la connaissance pour la connaissance, mais à mieux cerner et tirer des leçons de morale pour une conduite dans la vie quotidienne. Grand centre d'études connu dans tout le Maroc, ses rabbins devaient au fil de ce siècle commencer à s'imposer à l'égal des grands maîtres de Fès et même développer une personnalité particulière.

Deux grandes familles devaient jouer un rôle majeur dans le développement et la renommée de Meknès comme centre de Torah : les Tolédano et les Berdugo, souvent unies par des liens de mariage – prédominance certes, mais sans pour autant se sceller en monopole exclusif.

Le premier rabbin connu de la famille Toledano, ayant preside le tribunal rabbinique local, un contemporain de Moulay Ismael, fut rabbi Haim, fils de rabbi Habib "qui eclaira le pays de sa sagesse; il n'eut pas son pareil dans tout le pays." Decisionnaire, enseignant de grand talent et kabbaliste, sa piete etait proverbiale. Un de ses descendants, rabbi Habib Toledano rapporte dans la preface a son livre Pe yesharim, la tradition familiale selon laquelle ;

" Un soir que rabbi Haim etudiait comme a son habitude avec le prophete Elie dans son lieu de recueillement, ses deux filles entendirent leur echange de propos. La plus jeune entendit le prophete repondre a son pere a quatre reprises. La plus agee ne l'entendit qu'une seule fois. Le prophete Elie predit alors au pere que l'ainee donnerait naissance a une grande lumiere et la cadette a quatre rabbins de renom. Effectivement, l'ainee epousa rabbi Abraham Berdugo et eut pour fils le tres celebre rabbi Moshe Berdugo et la cadette eut avec rabbi Moshe Toledano quatre fils, les grands rabbanim Baroukh, Haim, Yaacob et Aharon Toledano qui devinrent des rabbins reconnus et pour certains illustres.

 

RABBI BAROUKH TOLEDANO (1685 1712)

Le premier, rabbi Baroukh, fut un disciple de rabbi Habib Toledano. II etait repute pour son erudition et son intelligence auxquelles le grand rabbin de sa generation rabbi Yaacob Abensour devait rendre un grand hommage dans son elegie funebre. Amoureux de la Terre Sainte, il quitta sa ville natale avec sa famille pour Jerusalem. L'annonce de sa disparition prematuree en 1712, fut accueillie avec stupeur dans les villes ou il s'etait attarde en route pour la Terre Sainte, s'attirant l'amitie et l'admiration des lettres locaux. La nouvelle se propagea de Jerusalem a Tunis; puis Alger, Tetouan et Fes. Quand elle parvint enfin dans sa ville natale, elle ne provoqua aucune surprise dans la famille, car le jour meme de sa mort, son frere rabbi Yaacob, dit Mahrit en avait eu le pressentiment et avait pris son deuil a la stupefaction de la communaute qui n'en avait pas compris la raison. Grand poete, rabbi Baroukh a compose une elegie entree dans la liturgie de toutes les synagogues marocaines pour l'office de Tisha Beab. Il avait laisse comme testament a ses fils de ne jamais quitter sous aucun motif la ville sainte de Jerusalem, mais ils furent pousses par la misere a le faire et moururent prematurement dans la ville ou ils s'etaient installes.

Les second et troisieme fils Haim et Yaacob, plus connus sous leurs initiales de Mharyt et Mharat, marquerent l'apogee de la famille Toledano et la confirmation definitive de Meknes comme grand centre de Torah.

 

RABBI HAIM TOLEDANO MHARAT (1687 1750)

Disciple de son oncle rabbi Habib, rabbi Haim rejoignit le tribunal rabbinique forme de rabbi Moshe Berdugo, rabbi Yaacob Abensour et de rabbi Moshe Dahan en 1723, puis il le presida a partir de 1731. Debarrasse des soucis financiers par l'heritage de son oncle le grand negociant Haim Toledano, il put consacrer sa vie a l'etude. Decisionnaire audacieux, il n'hesitait pas dans ses sentences, quand il le jugeait necessaire, a aller a rencontre de precedents enracines et a statuer differemment des grands de sa generation ou des generations precedentes. Il forma dans les conditions difficiles des guerres de succession de Moulay Ismael, plusieurs maitres de la generation suivante comme rabbi Moshe Toledano,l'auteur de Melakhat hakodesh. Faute d'imprimerie dans tout le Maroc, aucun de ses livres ne fut imprime de son vivant et plusieurs de ses manuscrits ont ete perdus. Son livre de Responsa Hoq oumi- chpat n'a ete imprime pour la premiere fois, a Fes, qu'en 1931 par les soins de rabbi Baroukh -Raphael Toledano. Ses autres ouvrages sont restes manuscrits ou ont ete perdus.

 

RABBI YAACOB TOLEDANO MHARYT (1690 -1771),

Le plus illustre des freres, rabbi Yaacob Toledano – une des rues du Nouveau mellah portera son nom disciple de l' illustre rabbi Moshe Berdugo, il se distingua tres jeune par sa grande intelligence, et son immense amour de 1'etude aussi bien de la Bible que du Talmud avec les commentaires de Rachi, " qui ont la precision du fil a plomb, sans exces ni manque". Il entra au tribunal rabbinique des 1730 ou siegeait deja son frere Haim dit Mharat, (Rabenou harab Haim Toledano) et ils dominerent ensemble tribunal pendant plus de vingt ans. En plus de sa prodigieuse erudition, il etait doue d'une grande force de caractere, en faisant le dirigeant charismatique de la communaute. C'est ainsi par exemple que pendant la periode troublee de la famine de 1736 -38, il fut charge notamment de superviser la production de mahya. Les autorites avaient menace la communaute de graves sanctions s'il n'etait pas mis fin an trafic de vente d'eau de vie aux musulmans. Il fallait un homme de poigne pour venir a bout des distillateurs. A partir de 1750, il presida le Tribunal avec une grande autorite entoure des membres de sa famille. Il y nomma er 1768 rabbi Moshe et Shelomo Toledano. Cette monopolisation des pouvoirs la famille Toledano avait en plus le monopole de l'abattage rituel – par un seule famille, devait finir par soulever contre elle une partie de la communaute qui se donna des juges et des abatteurs rituels paralleles. Le conflit qui divisa la communaute finit par trouver sa solution sans porter atteinte a la preeminence de la famille qui conserva pour l'heure ses privileges comme le rapporte rabbi Moshe Toledano dans l'introduction a son livre Melekh Hakodesh, dans un style enigmatique, evitant de mentionner les noms des protagonistes :

" En l'an 1764 des princes et des barons se sont ligues contre l'Eternel et ses serviteurs. Jaloux du saint rabbi Yaacob et des membres de sa famille, ils sont plaints de voir toutes les fonctions entre leurs mains et ils se sont designes des abatteurs rituels et le peuple s'est laisse entrainer a manger de charogne (viande non cacher). Et ce fut une heure de detresse pour Yaacob et son engeance et sans le secours de l'Eternel, ils nous auraient manges vivants. Mais grace soit rendue a l'Eternel, ceux qui ont enfreint la loi divine ont echoue et sont tombes et nous nous sommes releves et la gloire du ciel a ete preservee.

Sa reputation depassa de loin les frontieres de Meknes et il fut considere comme une des plus hautes autorites en matiere de Halakha de sa generation dans tout le Maroc.

Pedagogue, il s'interessait plus au pschat, sens premier litteral du texte biblique qu'aux commentaires et aux speculations, d'ou son immense amour pour Rachi qu'il transmit a ses enfants et a ses nombreux disciples. Parmi lesquels son fils rabbi Moshe 1'auteur de Ohel Moshe, rabbi Moshe Toledano, l'auteur de "Melakhat hakodesh", et son petit -fils rabbi Moshe Maimran.

Il a laisse une oeuvre immense, mais ce n'est qu'a partir de 1997 que ses livres ont commence a etre imprimes a Jerusalem. Le premier, Ohel Yaacob; en 3 volumes, considerations sur les commentaires de Rachi sur le Pentateuque, qui se distinguent selon lui par leur grande clarte, leur concision et leur audacieuse nouveaute.

Ses obseques le 10 du mois Iyar 1771 furent si grandioses – alors que la condition de dhimmi exige normalement la retenue – qu'elles provoquerent la jalousie des voisins musulmans qui s'en plaignirent au pacha qui infligea une lourde amende a la communaute. Une quete fut organisee lors des funerailles qui couvrit le montant de 1'amende et le reliquat servit a consolider la muraille autour du cimetiere.

Ses trois fils furent egalement des rabbins connus, juges au tribunal: rabbi Moshe (1728 -1778), auteur d'un ouvrage original de commentaires qui vient d'etre imprime, Ohel Moche; rabbi Baroukh (1739 -1819) et rabbi Yehouda (1755 -1804).

Un siècle de floraison culturelle-Joseph Toledano

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Un siècle de floraison culturelle-Joseph Toledano

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RABBI AHARON TOLEDANO

Le dernier des quatre freres, rabbi Aharon, quitta Meknes lors de la grande famine de 1738 pour s'installer a Tanger ou il fonda une nouvelle branche florissante de la famille. Appele a sieger au tribunal rabbinique de la ville, il fut aussi un enseignant remarquable. Ses fils, rabbi Moshe et rabbi Yossef devaient lui succeder au tribunal. L'arrivee des Toledano devait marquer un tournant dans l'histoire de la communaute de Tanger, l'apport d'une autorite rabbinique de renom lui permettant de se passer de la tutelle du tribunal rabbinique de Tetouan et de developper son autonomie en signant la haskama (accord) de 1795. Son petit fils, rabbi Abraham Toledano fut le premier president du tribunal rabbinique de Tanger et est considere comme la plus grande autorite rabbinique de l'histoire de la ville. Il fonda la premiere grande synagogue de la ville.

Des le depart des Anglais de Tanger en 1684, Moulay Ismael avait essay e d'attirer pour repeupler la ville des Juifs Rabat, Fes de Meknes – sans grand succes. Vers 1725, la communaute de Tanger ne comptait encore que 150 fi- deles avec a leur tete un originaire de Meknes, Abraham Benamor, qui s'etait efforce avec peu de succes d'y attirer nombre ses anciens compatriotes dont quelques families Toledano et Levy ben Yuli

A la generation suivante, deux grands noms, les deux freres rabbi Moshe et rabbi Habib, fils de rabbi Haim

Rabbi Moshe, ne en 1644, il succeda a son pere au tribunal rabbinique en 1680 qu'il devait presider jusqu'a sa mort en 1723

Rabbi Habib (1658 -1711), disciple de rabbi Reouben Abensour; le pere du fu- tur plus illustre rabbin de Fes, rabbi Yaacob Abensour. II rejoignit le tribunal preside par son frere Moshe en 1680, a l'age de 22 ans. On raconte que par respect pour son frere aine, il refusait de signer en meme temps que lui les arrets rendus par le tribunal, se contentant de rediger les actes et de les presenter a la signature de son aine. Consideres comme parmi les plus grands de leur generation, on s'adressait a eux de toutes les villes du Maroc. Rabbi Habib etait repute pour son erudition et son attachement a la verite et a la defense des plus faibles en toutes circonstances. En plus de sa fonction au tribunal et son intervention dans les affaires publiques et les relations avec les autorites, il avait fonde une yechiba et parmi ses plus celebres disciples, le fils de sa soeur rabbi Moshe Berdugo qui devait faire son oraison funebre a sa mort en 1711 Il ne le laissa pas de fils pour continuer son nom, seulement des filles.

Citons encore dans cette liste – forcement incomplete – des rabbins de la famille, deux autres noms.

Rabbi Moshe Toledano (1724 -1773) fils de rabbi Daniel. Rabbin juge au tribunal jusqu'a sa mort prematuree a 49 ans, du vivant de son illustre pere qui lui survecut cinq ans. Le grand poete rabbi David Hassine lui a consacre une poignante elegie parue dans son recueil Tehila. Ledavid. Il a laisse de nombre ecrits que son gendre rabbi Meyer Toledano a condenses et publies sous titre de Melekhet hakodech (Livourne, 1803). Son lointain descendant au XXe siecle, rabbi Baroukh Toledano a publie son recueil de Responsa, Hashamayim hahadachim (Meknes 1939). Il tenait une chronique des evenements de son epoque que nous avons souvent citee.

Rabbi Habib Toledano; fils de rabbi Eliezer ne en 1799. Un des rabbin plus feconds de la famille. A la suite de la terrible famine de 1825 qui fit plus de 3000 victimes; il fut envoye a l'etranger (Gibraltar, Algerie, Tunisie Italie) par la communaute pour recueillir des secours. Il fut le premier rabbin de Meknes a faire imprimer ses ouvrages de son vivant: Un commentaire de la Hagada de Pessah Pe Yesharim (Livourne 1834) et Sefer Troumot.kodesh (Livourne, 1840) dans lequel il refuta les arguments du mouvement d’emancipation׳ de la Haskala en Europe remettant en cause l'orthodoxie religieuse et dont les idees avaient commence a se propager dans les communautes du littoral marocain ouvertes a l,influence europeenne. A la fin de sa mission en 1834, il decida de ne pas revenir a Meknes et monta a Jerusalem.

 

RABBI MOSHE BERDUGO (1679 -1732)

Dit Harab hamasbir; il fut la plus grande autorite de Halakha de sa generation. Rabbin, juge, enseignant et dirigeant communautaire, il fut le disciple de son oncle rabbi Habib Toledano et du plus grand enseignant de sa generation, rabbi Yossef Bahtit. Malgre les sollicitations, ce dernier refusa toujours d'abandonner l'enseignement pour se joindre au tribunal rabbinique et resta pendant 70 ans a la tete de la yechiba fondee par son pere, rabbi Yeshaya. A sa mort en 1711, il fut enterre comme le voulait la coutume particuliere a Meknes pour les plus illustres rabbins; pres de la muraille du cimetiere, comme pour servir de bouclier contre les attaques exterieures. Pres de sa tombe, devenue un lieu de pelerinage, avait pousse un magnifique figuier. Avec les annees, le nom du saint fut oublie, la memoire populaire – surtout feminine – ne l'invoquant plus que sous le vocable de moul elkrma, le saint au figuier.

Rabbi Moshe Berdugo succeda en 1723 a rabbi Moshe Toledano comme President du Tribunal rabbinique. Il se distingua par sa vaste erudition et son sens de la justice. Son grand ami, l'llustre rabbi Haim Ben Attar, le celebre auteur du commentaire biblique Or Haim, le seul rabbin marocain de l'epoque venere dans le monde ashkenaze, rapporte qu'il evitait de croiser le regard des justiciables pour ne pas risquer de les intimider ou de les brouiller "Un esprit de saintete planait sur son tribunal et mon ame etait liee a la sienne". Fait assez rare pour une telle sommite rabbinique, il ne manquait pas de courage physique comme en temoigne un episode rapporte dans un manuscrit de rabbi Eliezer Bahloul:

" En ce temps la sevissait a Meknes un cherif descendant de la famille du Prophete du nom de Mamoun. Il avait coutume de surgir au mellah et de s'y conduire a sa guise, detroussant les passants, harcelant les femmes. Il frappait les passants qu'il reussissait a rattraper et ne les liberait que moyennant rancon. Cela durait deja depuis deux ans et nul n'avait eu meme le courage de s'en plaindre au pacha – ce qui ne faisait qu'augmenter son audace. Les Juifs n'avaient rien trouve de mieux pour se defendre, que de poster nuit et jour un veilleur a la porte du mellah pour donner l'alerte a son approche, et tous allaient alors se refugier chez eux. Ne trouvant personne a attaquer, il s'en retournait chez lui. Un jour, il s'en etait pris a rabbi Yossef Bahtit qui etait revetu de ses plus beaux vetements a l'occasion du mariage de son fils. Les passants eurent beau l'implorer a genoux de laisser en paix le rabbin, en lui proposant meme de l'argent, quand vint a passer rabbi Moshe. Ne pouvant supporter de voir son illustre maitre ainsi humilie, il assena un grand coup a la nuque l'agresseur. Ce dernier voulant degainer son epee, le jeune rabbin s'en empara et le bloqua contre le mur. Effraye par cette reaction inattendue, il s'enfuit en abandonnant son arme. Rabbi Moshe s'en saisit comme preuve devant le pacha. Par la grace de Dieu, le gouverneur convoqua le cherif, le menaga de graves sanctions si jamais il remettait les pieds au quartier juif. Mais le rabbin ne se satisfit pas de cette mesure et obtint du gouverneur de poster ses gardes a la porte du mellah, la communaute s'engageant a en couvrir les frais d'entretien. Pour financer cette depense, fut institute une taxe sur tout animal, grand ou petit, franchissant la porte du mellah, appartenant aussi bien aux Juifs qu'aux musulmans – et la paix revint au mellah. "

Parmi ses disciples, outre les membres de sa famille, rabbi Abraham Hassine qui fut membre du tribunal rabbinique. Un autre de ses disciples, rabbi Mordekhay Sebban; fut contraint de quitter Meknes en raison de la grande famine de 1724 pour Livourne. Il s'etablit ensuite en Syrie ou il devint celebre apres l'edition a Constantinople de son livre "Zebah toda".

Auteur d'un grand nombre d'ouvrages devenus des classiques avant meme d'etre imprimes, recopies a la main de generation en generation, dont son chef -d'oeuvre Roch Masbir, commentaires talmudiques en deux tomes. Le premier fut imprime a Livourne en 1740 et le second a Jerusalem en 1975. Le tome I de son livre de commentaires sur le livre de la Genese Kanaf renanim a ete imprime a Jerusalem en 1909 et le second a Casablanca en 1932. Son livre de Responsa, Sheelot outchoubot fut le premier edite par l'association pour le sauvetage des manuscrits anciens Dobeb Shifte Yechenim, fondee par son lointain descendant rabbi Yaacob Berdugo et par rabbi Shalom Messas, le futur Grand Rabbin de Jerusalem, dont nous parlerons dans la seconde partie du livre.

Son fils unique, rabbi Yehouda, mourut de son vivant; mais sa fille ainee pe petua le nom de la famille en epousant rabbi Mordekhay le fils de l'oncle de son pere, rabbi Yossef Berdugo.

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RABBI YEHOUDA BERDUGO (1690 1744)

Fils de rabbi Yossef. Enseignant de grand talent, il succeda a son parent maitre rabbi Moshe Toledano comme membre du tribunal ou il siegea a cotes de rabbi Yaacob Toledano et de rabbi Moshe Dahan. Malgre sa disparition prematuree, il a laisse une oeuvre considerable. Son livre le plus com Mayim amoukim, qui est comme son nom l'indique – les eaux profondes – commentaire tres approfondi de la Torah devait etre initialement publie avec le livre de son "ami dans l'ame", le celebre rabbi Haim Ben Attar, Or Hayaim mais ce dernier avait ete contraint de quitter precipitamment le Maroc sans avoir recupere le manuscrit. Bien qu'il n'ait ete imprime pour la premiere fois qu'en 1910, ce livre avait connu un succes prodigieux, plusieurs rabbins lui ayant consacre analyses et commentaires dont rabbi Abraham Lasry d'Alger, rabbi Moshe Elbaz de Sefrou, rabbi Yaacob et rabbi Yossef Berdugo de Meknes. Dans l'edition de 1975, rabbi Yaacob Zrihen de Tiberiade le comparait ( parait a… Maimonide !

RABBI MORDEKHAY BERDUGO (1715 -1762)

Surnomme Harav Hamarbitz ou Mordekhay Hatsadiq; son frere cadet, fut pendant vingt ans membre du tribunal rabbinique. Gendre et disciple de rabbi Moshe Berdugo; harav hamasbir Auteur d'un commentaire biblique connu Parachat Mordekhay imprime pour la premiere fois en 1948 et d'autres ouvrages non publies. Un des ses fils, rabbi Raphael sera la figure dominante du XlXeme siecle comme nous le verrons au chapitre suivant.

RABBI SHMOUEL DE AVILA (NE EN 1688)

Fils de rabbi Itshak, il fut le disciple de rabbi Yossef Bahtit et de rabbi Haim Ben Attar, le Vieux de Sale au cours de son sejour a Meknes. Ayant fait fortune dans le commerce international, il entra en conflit avec la communaute de Meknes qui exigeait de lui une grande contribution comme impots en fonction de sa fortune comme negotiant international, alors que lui se prevalait de sa qualite de talmid Hakham pour obtenir une dispense d'impot. Suite a ce differend, il s'installa a Sale puis a Rabat ou il fonda la plus illustre famille de rabbins de la ville. Dans son livre Keter Torah (Amsterdam, 1734), il defend notamment la cause des rabbins qui doivent etre exemptes d'impots quelle que soit leur fortune. Il a laisse deux autres livres Ozen Shmouel (Amsterdam, 1715), recueil de ses sermons et Meil Shmouel, commentaires, restes manuscrits.

RABBI MOSHE DAHAN

Fils de rabbi Yaacob, ne a Meknes dans une illustre famille de rabbins du Tafilalet.

A la mort de rabbi Moshe Berdugo en 1731, la communaute le fit revenir de Fes pour presider le tribunal: Un des notables de la ville; Aharon Benharrosh, lui fit don d'un terrain pour construire sa maison et sa synagogue et les autres notables se cotiserent pour en couvrir les frais. Ascete d'une grande piete, il fut considere avec son frere rabbi Mimoun comme "les deux colonnes sur lesquelless repose la Torah". Poete fecond, une des quinot, lamentations est entree dans la liturgie des synagogues de Meknes dans le rituel des prieres de la periode de ben hametsarim precedant le deuil de Ticha Beab. De meme son poeme en l'honneur du shabbat Meborakh shabbat chante les vendredis soirs. Sa mort en 1737 marqua fortement les esprits; coincidant avec une nouvelle attaque du mellah; interpretee comme la disparition d'un des remparts protecteurs de la communaute.

RABBI DAVID HASSINE (1727 -1792)

Plus grand poete en langue hebra'ique de l'histoire du Maroc, rabbi David Hassine a ete le chantre des heures de joie et des malheurs cette periode si troublee de l'histoire de la communaute ou malgre les exactions politiques la creation intellectuelle ne s'est pas tarie.

Ne l'annee de la disparition de Moulay Ismael et le debut des trente ans de guerres de succession, sa vie s'acheva en meme temps que celle du plus sanguinaire des sultans, Moulay Yazid, surnomme dans la litterature rabbinique Hamezid, le malfaiteur.

Ne dans une famille de lettres aisee, son pere rabbi Aharon, bijoutier; fut ruine dans le sac du mellah en 1728. II avait confie en garde a un certain Ha'im Toledano une cassette en argent, une ceinture et cinq poignards d'apparat, tous emportes par les pillards. Malgre cela, il assura a son fils une tres solide formation talmudique sous la direction du plus grand maitre de l'epoque, rabbi Mordekhay Berdugo, surnomme Hamartbitz, qui en signe d'appreciation pour son meilleur disciple lui donna sa fille en mariage. Passionne par les etudes, y compris de la Kabbale, parfait talmid hakham, rabbi David redigea l'epreuve de son premier livre, qu'il se proposait de completer plus tard, a l'age de 18 ans, Migdal David, qui ne devait jamais etre publie. Mais sa grande passion fut la poesie dans la tradition des grands maitres de l'ecole espagnole. Son hebreu biblique est enrichi d’emprunts a la litterature liturgique, a la langue rabbinique, a l'arameen et accessoirement a la Kabbale. II sut adapter la langue aux circonstances, ayant recours a des neologismes originaux et hardis et a d'astucieux jeux de mots. Vivant difficilement de son art poetique, il s'acquit une grande notoriete de son vivant au dela des frontieres de Meknes par ses visites dans toutes les villes du Maroc a la recherche de mecenes. A Gibraltar, il decouvrit avec emerveillement la musique classique europeenne, s'etonnant comment les musiciens peuvent en meme temps jouer de leurs instruments et lire les notes ! Des 1782, il chercha en vain a publier ses poemes qu'il avait regroupes en recueil. Mais ce n'est qu'en 1789 que le grand negociant anglais originaire de Meknes, Salomon Sebbag, qui avait pris sur lui de le faire imprimer avec le soutien d'autres donateurs – dont trois grands commercants de Mogador; Yehouda Guedalia, Meir Cohen Macnin et Itshak Attia – apporta le manuscrit a Amsterdam. Les difficulties d'impression furent si grandes que le livre ne devait paraitre qu'en 1807, quatorze ans apres la mort du poete. Le difficile travail de transcription avait ete fait grace au concours providentiel d'un correcteur originaire de Meknes; Moshe Dery (1775 -1842). Ce dernier a l'instar de nombre de ses compatriotes; avait fui Meknes en 1793 pour Londres et ensuite Amsterdam. Le recueil parut sous le titre de Tehila ledavid, Gloire a David, precede des prefaces -recommandations des plus grands rabbins de Meknes de son epoque, dont son beau -frere Raphael Berdugo, son gendre Binyamin Elkrief, de rabbi Moshe Maimran, et des rabbins de Fes et de Marrakech. Le livre connut une grande diffusion et devint rapidement introuvable au Maroc, recopie a la main pendant des generations, jusqu'a sa reedition a Casablanca par un de ses descendants, rabbi Abraham Hassine, en 1931. Une nouvelle edition critique a paru a Jerusalem en 1999, oeuvre des professeurs Ephraim Hazan de l'Universite de Jerusalem et Andre Elbaz de l'universite d'Ottawa, a laquelle nous empruntons la traduction en frangais des poemes. Nombre de ses poemes sont entres dans la liturgie des synagogues marocaines et dans les recueils de bakachot, dont l'hymne a Tiberiade Ohil yom yom estahe (Tous les jours, rempli d'espoir, je souhaite ardemment voir la ville) ou ete adoptes egalement par les commu- nautes sefarades d'Orient.

Par les themes choisis, il chante les aspirations collectives de la communaute; le cycle de sa vie quotidienne, le cycle de la vie juive de la naissance a la mort et les rejouissances des fetes liturgiques et familiales; ses epreuves quotidiennes et ses espoirs. Ses lecteurs s'identifiaient avec ses propres souffrances de la durete de l'exil en cette periode de persecutions et de famines

 

Dans mon exil, la poesie s'est tarie sur mes levres

Souviens toi mon Dieu de ma pauvrete et de mon

Denuement, carje n'ai plus rien.

Ma douleur a grandi, je n'en peux plus. Des jours sont venus, que je n'ai plus le gout de vivre

La malediction de chaquejour est encore plus terrible

Que celle du jour precedent…

Nous avons vu les tourments qui precedent l'ere messianique,

Mais le Messie ne s'est pas empresse de venir a nous.

Nous 1'avons attendu tous les jours Avec amour, avec passion.

 

La poignante complainte sur la persecution de Moulay Yazid est restee celebre :

En l'an 5500, la gloire de Meknes a ete aneantie;

Dieu fit surgir un demon qui y fit soudain irruption pour la devaster.

La horde des pillards est entree dans la ville;

Les propheties du prophete Elie

Sur la Terre d'Israel

Dieu les a toutes realisees (a Meknes)

Sans aucune exception

 Pourquoi cette grande colere contre nous ?

Des pillards en vagues successives

Nous denuderent comme on tond

Les chevres d'un an et les brebis….

Je pleurerai tous les jours

Les ecrits (detruits) de nos sages

Ils n'ont pas de prix

Ces ouvrages de commentaires et d'exegese…

Le malheur et l'affliction ont frappe (les Juifs du Maroc)

Si nombre d'entre eux ont abjure leurfoi

D'autres sont morts en martyrs

Pour sanctifier le Tout –Puissant

 

Mais parallelement l'espoir de la delivrance prochaine, du retour dans la terre des ancetres, dans Tiberiade reconstruite, est omnipresent:

 

Rassemble mes disperses, mes expulses Dieu Tout -Puissant

Accorde ta misericorde a Tes enfants

Qui demeurent dans les tenebres de l'Exil

En leur envoyant le Liberateur

Le Messie relevera bien haut l'etendard de Judah

Et deviendra notre souverain.

Les impies trembleront devant lui, reduits au silence

Alors nous briserons les chaines qui nous entravent

 

 Son plus proche disciple, rabbi Shelomo Halioua, dont l'oeuvre reste encore presque inedite, eut une carriere aussi aventureuse que son aine, voyageant de ville en ville a la recherche de genereux mecenes. II composa plusieurs elegies sur la famine et les persecutions de Moulay Yazid. II pleura la mort de son maitre.

 

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UN CENTRE D'ECHANGES

Un autre detail dans la vie de rabbi David Hassine – qui trouve un echo dans son oeuvre – en plus de ses frequents deplacements dans les autres villes du Maroc, nous revele une des causes de la poursuite de cette floraison intellectuelle malgre la deterioration des conditions politiques et economiques – l'ouverture aux echanges et on sait qu'il n'y a pas de floraison culturelle sans ouverture sur le monde exterieur. Dans un de ses poemes; il se lamente sur la disparition du plus illustre des emissaires de Terre Sainte, devenu le saint le plus venere dans toute l'Afrique du Nord, rabbi Amram Bendiwan.

Arrive a Meknes en 1773, l’emissaire avait ete recu avec tous les egards et la veneration reserves depuis toujours aux emissaires de la Terre Sainte. Le premier shabbat de son sejour, il prononca a la synagogue de rabbi Raphael Berdugo un sermon vibrant en faveur de la alya en Eretz Israel dont les echos enthousiasmerent toute la communaute. Aussitot, s'etait organise un mouvement de depart si massif que le pacha, en craignant les repercussions sur la vie economique de la ville, mit solennellement en garde le Naguid Shelomo Maimran contre un tel projet. Alors que la tension commencait a monter, l'assassinat d'un haut personnage mit le feu aux poudres dans toute la region rendant les routes impraticables. Non seulement aucun depart de pelerins n'etait plus possible; mais l’emissaire lui -meme se trouva dans l'impossibilite de poursuivre sa mission et resta bloque a Meknes pendant presque huit ans, jusqu'en 1781. Pendant les annees de ce sejour force, le domicile de son hote, rabbi Mordekhay Messas, devint un centre d'etudes pour tous les rabbins et talmide hakhamim de la ville comme le fils de son hote, rabbi Zichri Messas; rabbi Mordekhay Seban, qui fut plus tard on le sait rabbin a Livourne et en Syrie, rabbi Yaacob Berdugo et rabbi David Hassine. Participant a la vie communautaire, il fut appele a contresigner des decisions des dayanim de la ville. En 1781, avec le retour de la securite, rabbi Amram reprit sa mission en compagnie de son fils rabbi Haim, visitant Fes et Sefrou. Sur le chemin du retour vers la frontiere algerienne, il mourut pres de Ouezane et son tombeau a Asjen est devenu par la suite le plus haut site de pelerinage de tout le Maroc. Dans son elegie, rabbi David Hassine laisse percer l'influence qu'il a eue sur ses contemporains :

 

Chaque generation a ses predicateurs et ses notables.

Tous se pressaient a ses homelies

Et prisaient ses commentaires; attrayants, plaisants

Son jugement etait pur et limpide,

Ses arguments decisifs. Ses paroles etaient ecoutees

 Car elles etaient appropriees, toujours pertinentes.

Amram a été distingué, pur comme la laine la plus blanche;

Tel un astre éclatant; sa lumière poin que celui de l'argent et de l'or

 Son commerce était plus précieux.

 

Autre apport de grande valeur enrichissant la tradition rationaliste des des­cendants des expulsés d'Espagne par le mysticisme des tochabim. Vers 1790( Meknès accueillit celui qui devait devenir son saint patron : rabbi Daoud Boussidan. La seule prononciation de David en Daoud est révélatrice d l'origine de la famille en pays berbère dans les confins sahariens. Fuyant son village de Tioumline en raison de persécutions; il était arrivé à la tête de s communauté de 150 personnes. Le grand rabbin de la ville, rabbi Raphela Berdugo lui céda un terrain sur laquelle il construisit sa yéchïba. Déjà célèbre de son vivant pour ses miracles, son tombeau est devenu après sa mort le site de pèlerinage par excellence des Juifs de Meknès.

Plus proches et plus intensies,  les échanges avec les rabbins des autres grands centres de la Torah au Maroc et plus particulièrement Fès et Salé.Les deux plus illustres rabbins marocains de l'époque, rabbi Yaacob Abensour de Fès et rabbi Haïm Ben Attar de Salé, entretenaient de très étroites relations aveci les lettrés de Meknès où ils ont passe de nombreuses années de leur vie.

Le père de rabbi Yaacob, rabbi Reouben Abensour (1638 -1713), avait quitte Meknès pour Fès en 1673, l'année meme de la naissance de son fils. Après ses études talmudiques, Yaacob avait opte pour le métier de greffier bien son grand ami rabbi Habib Tolédano lui ait conseillé de se tourner plutôt vers l'enseignement qui " ouvre plus de perspectives comme l'a prouvé la carrière de votre propre père. " Mais son immense érudition lui fit gravir tous les échelons et ouvrir les portes du tribunal de Fès comme juge à partir de 1704, puis comme son président.

En 1728, suite à une querelle avec la communauté de Fès, il s'installa à Meknes où il siégea plus de dix ans au tribunal aux côtés de rabbi Moshé Berdugo et de rabbi Moshé Dahan; avant de se réfugier à Tétouan lors de la grande famine de 1738. Ses deux chefs d'œuvre Et lekol hefetz, recueil de poemes et Michpat outsédaka béyaacob n'ont été imprimés qu'à la fin du XIXème siecle par l'association de Fès Dobébé shifté yéshénim pour l'édition des chefs d'oeuvre du passe, à laquelle nombre de notables de Meknès apportèrent leur soutien.

Rabbi Haïm Benattar (1696 1743) le plus universellement connu des rabbins marocains. Auteur du célèbre livre Or Hahaïm, commentaire mystique de la Bible. Né à Salé, il était venu à Meknès à l'âge de 18 ans pour épouser la fille de son oncle Moshé Ben Attar qui fut un moment Naguid de la communauté de Meknès. Après la mort de son beau -père, il revint à Meknès régler son héritage. Au cours de ses longs séjours dans la capitale, il se lia de grande amitié avec ses rabbins et plus particulièrement avec rabbi Yéhouda Berdugo. Dans la préface à son ouvrage Mayim Amoukim, ce dernier raconte qu'il avait convenu avec son ami intime rabbi Haïm Benattar qu'il fera imprimer mon livre en appendice à son ouvrage Or Hahaïm. Mais comme nous l'avons déjà vu rabbi Haïm, contraint de quitter précipitamment le Maroc, n'avait pu prendre avec lui à Livourne le manuscrit de son ami.

Les acquis de cette période de floraison cultu­relle devaient permettre à la communauté totalement dévastée sur le plan matériel par cataclysme sans précédent des per­sécutions de Moulay Yazid, de conti­nuer dans les siècles suivants de maintenir à plus petit feu son rang d'éminent centre de Torah malgré tous les aléas politiques, sans ja­mais retrouver, sur le plan maté­riel et politique, la gloire du règne de Moulay Ismaël.

 

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Moulay Slimane le Hassid -La periode classique- Joseph Toledano

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CHAPITRE IV

LA PERIODE CLASSIQUE

Ce n’est pas seulement en comparaison avec le règne dévastateur de son prédécesseur Moulay Yazid, Mézid, le malfaisant, que son successeur Moulay Slimane est resté dans les chroniques juives comme un Hassid, un Juste, mais bien dans l’absolu. On ne saurait y retrouver la trace de réserve, objet de commentaires passionnés parmi les lettrés de Meknès à toutes les générations, qu’implique le texte biblique attribuant le même titre à Noë : " Noë fat un homme juste dans sa génération" (La Genèse 6,9) – seulement dans la sienne…

En rétablissant la sécurité des biens et des personnes et en revenant à l’application stricte du pacte de protection, dhimma, il posait les bases pour le siècle suivant des relations entre les communautés juives et les sultans successifs jusqu’au choc de la modernisation sous la pression de l’Europe.

  1. MOULAY SLIMANE LE HASSID

Le nouveau souverain était certes un religieux rigoureux, mais un homme droit se contentant de peu. Au lendemain de son accession au trône, le 18 Adar, 12 mars il ordonna la suppression de tous les impôts et contributions institués par Moulay Yazid, car contraires à la religion, le Coran recommandant de ne pas pressurer les sujets. De même, il devait permettre aux Juifs qui s’étaient convertis sous la terreur de revenir ouvertement à leur religion, l’islam ne reconnaissant pas la validité des conversions sous la contrainte. Dès sa première rencontre avec la délégation des notables de la communauté de Fès, il les avait rassurés sur ses intentions, leur disant : "Je sais ce que vous avez sur le cœur et je suis décidé; Dieu voulant, à y répondre favorablement." Effectivement, avant de se rendre à Meknès pour y recevoir le serment d’allégeance de la ville, il avait demandé à la communauté de désigner trois de ses dirigeants pour l’accompagner dans son périple et discuter des modalités du retour de ses membres au mellah duquel ils avaient été chassés au profit des Oudaya transférés de Meknès. L’affaire fut vite conclue et les habitants du mellah de Fès retrouvèrent leur quartier comme le rapporte rabbi Obed Benattar dans son Mémorial pour les Enfants d’Israël. Restait l’épineuse question de l’immense mosquée édifiée au cœur du quartier pour en modifier définitivement le caractère. Le sultan prit une décision audacieuse sans précédent en en ordonnant la destruction, en se basant sur de nobles motifs religieux :

les maçons avaient été payés par les revenus de la mahya, boisson interdite aux mu­sulmans, que Moulay Yazid avait confisquée aux Juifs et le bâtiment édifié sur un ter­rain illégalement acquis, avec les pierres des tombes juives, alors que l’islam interdit la profanation des sépultures.

Les Juifs de Meknès ne tardèrent pas à leur tour à être témoins de ses bonnes dispo­sitions envers leur communauté. Trois mois avant son accession au trône, un terrible orage avait détruit un pan de la muraille entourant le mellah, exposant la communauté au risque de nouveaux saccages comme le relate un témoin contemporain anonyme :

"Nous vivions dans la plus grande angoisse et nous nous étions mobilisés

à tour de rôle pour monter la garde autour de la brèche. Les gardiens s'habillaient en Arabes avec un turban blanc autour de la tête pour faire croire qu'ils étaient des gar­diens préposés par les autorités, espérant ainsi dissuader nos méchants voisins…Mal­gré nos supplications et les offres de pots de vin, les autorités refusaient d'assurer notre sécurité, nous demandant de nous en char­ger nous -mêmes. Ce que nous avions fait conformément au commandement "vous veillerez sur vos vies", alors que nous ve­nions à peine de sortir du règne sanguinaire du tyran pire que Hamane, Moulay Yazid – que son nom soit effacé. Ses serviteurs et ses ministres nous regardaient comme lui d'un mauvais œil, comme l'a écrit le plus sage des hommes, le roi Salomon "Le souverain ac­cueille -t -il le mensonge, tous ses serviteurs sont pervers "(Proverbes, 22 :12). Parallèlement, la communauté avait réussi malgré la misère, à réunir la somme néces­saire pour la reconstruction de la muraille, mais le pacha avait interdit de commencer les travaux avant l'obtention de l'autorisa­tion officielle du nouveau sultan, incessamment attendu dans la ville. Dans l'intervalle, Moulay Slimane avait tout de même ordonné au pacha de poster des gardes autour du mellah aux frais du gouvernement, la communauté prenant en charge seulement leur nourriture.

Cette visite avait été retardée en raison de l'insécurité, car bien que monté sur le trône sans l'avoir cherché, presque malgré lui, Moulay Slimane saura le dé­fendre contre les incessantes révoltes qui jalonneront ses trente ans de règne mouvementé. Une des premières révoltes avait éclaté au Moyen -Atlas dans la région d'Azrou. A la tête de ses troupes, le sultan arriva enfin à Meknès où il était impatiemment attendu par la communauté juive qui ne demandait qu'à croire aux miracles – et sera cette fois exaucée :

".Cette situation dura jusqu'au premier jour du mois de Elloul et l'arrivée du sultan dans notre ville (septembre 1792). Mais immense fut notre effroi le jour de son arrivée, quand nous apprîmes qu'il était venu pour mater le soulève­ment de la tribu berbère des Zemmour, réputée pour le nombre et la qualité de ses combattants. La rumeur rapportait que dans le camp royal on appré­hendait beaucoup cet affrontement qui devait être décisif, toutes les autres tribus en attendant l'issue pour se joindre au vainqueur. Nous avons alors décrété des journées de pénitence et de prières pour implorer le secours de l'Eternel.

Entre temps, la vie continuait son cours normal, les uns célébrant la bar mitsba de leurs enfants, d'autres arrangeant des mariages. Parmi ces derniers, le sieur Itshak Aragonez qui avait trois filles en âge de mariage. L'aînée était fiancée à un étudiant de la yéchiba du nom de rabbi Haïm Maimran. Les parents avaient conclu la promesse de mariage avec la clause habituelle de dédommagement en cas de violation et fixé la date de la houpa. Quand elle arriva, les parents de la promise supplièrent ceux du futur époux de bien vouloir en repousser la date, n'ayant pas pour l'heure les moyens de cette célébration. Le même Itshak avait également cinq fils, dont un âgé de cinq ans et l'autre de trois ans. Comme à son habitude chaque vendredi soir, il sondait les connaissances de son jeune fils sur la péricope de la semaine. Alors que le jeune fils récitait les passages appris, le benjamin attentif écoutait et retenait tout.

Or dimanche matin, en se rendant à l'office avec ses enfants, Itshak céda aux implorations de son benjamin, le prit dans ses bras et alla à la porte du mellah pour lui acheter des beignets. Mais au moment où il en franchit le seuil, il se retrouva face au sultan à la tête de son armée partant en expédition. Un des serviteurs du roi voulut les arrêter, mais le souverain les rassura et se pen­chant vers le petit enfant, lui demanda de lui réciter quelque passage de la Torah d'Israël. Sans hésiter, ce dernier lui récita la première phrase en hébreu de la péricope de la semaine : "Quand tu iras en guerre contre tes ennemis, et que l'Eternel, ton Dieu, les livrera en ton pouvoir" (Deutéronome, 22) Quand le sultan entendit la traduction en arabe, il en fut ravi, y voyant un bon présage" Sa victoire effectivement fut totale, et c'est avec une joie débordante que la communauté accueillit le souverain au retour du champ de bataille avec des milliers de prisonniers. Le sultan n'oublia pas la famille Aragonez qui reçut force cadeaux qui lui permirent de célébrer à temps le mariage…"

A la tête de ses officiers, le sultan inspecta la brèche béante dans la muraille du mellah donnant sur la rue dite derb El ghndor et il ordonna au pacha de la reconstruire promptement aux frais du Makhzen. Deux mois plus tard, les travaux étaient terminés et l'argent auparavant mobilisé à cet effet par la communauté fut versé, partie à la caisse des pauvres, partie consacré au ren­forcement des édifices communautaires.

Mais à l'été de l'année suivante, 1793, éclata une nouvelle rébellion dans la région de Meknès, menée par le frère du souverain, Moulay Slama, avec le soutien de la tribu berbère des Amhaus connue pour sa haine farouche des enfants d'Israël. Il avait regroupé une armée de 4000 hommes dans la loca­lité d'Agouraï. Pour tenter de l'amadouer, les habitants juifs de ce bourg lui avaient offert un présent. A leur grand soulagement, le rebelle les reçut avec amabilité et leur promit que contrairement à leurs appréhensions, aucun mal ne leur sera fait. Il se rendit alors à Meknès avec son armée pour essayer de mobiliser à ses côtés les Abid, mais essuya un cuisant échec qui le contrai­gnit à prendre la fuite, entraînant la débandade de ses partisans. Les rescapés revinrent à Agouraï. Les Juifs les couvrirent d'injures, puis pour apaiser la haine, ils collectèrent pour eux des aumônes et leurs offrirent des vêtements pour couvrir leur nudité, se souvenant du précepte du Livre des Proverbes : "Lorsque ton ennemi tombe ne te réjouis point; s'il succombe, que ton cœur ne jubile pas " (24,17)

La periode classique- Joseph Toledano

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Meknes-Portrait d'une communaute juive marocaine- Joseph Toledano

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LE TROUBLE DES ESPRITS

Malgré cette convalescence des premières années du règne de ce souverain juste, le trouble et le désarroi jetés dans les esprits par le cataclysme de l'épi­sode de Moulay Yazid, persistaient, renforçant encore plus la tendance aux superstitions et aux croyances au surnaturel d'une communauté désormais coupée du reste du monde. Un manuscrit anonyme retrouvé par rabbi Yossef Messas, illustre la déroutante interprétation donnée aux échos des évé­nements qui ébranlaient l'Europe à la même époque, suite au séisme de la Révolution Française :

" Dans les années 1798 -99, nous avons attendu la lumière et elle n'est point apparue et nous nous sommes presque dit – qu'à Dieu ne plaise – qu'il n'y a plus pour nous d'espoir. En effet, dans une longue missive que nous avait adressé un rabbin de France, il relatait que dix ans plus tôt avait été découvert! à Paris une grande pierre sur laquelle était gravée une série de prophéties. A savoir qu'en 1789, éclaterait une guerre entre trois royaumes : la Turquie, la Russie et Rome. En 1790, éclaterait un nouveau conflit entre la France, Rome et l'Afrique; en 1791, mourrait le pape; en 1792 et 1793 la guerre s'étendrait a monde entier. En 1794, surviendraient un tremblement de terre et une éclipse. En 1795, ces trois pays seraient en feu et l'eau s'y transformerait en sang. En 1797, surgiraient Gog et Magog et en 1798 et 1799, l'Eternel réunirait les exil de son peuple et les Nations reconnaîtraient Sa royauté. Et pendant toutes ces années, nous avons eu effectivement des échos des guerres et des troubles qui avaient éclaté dans ces pays et nous y avons vu le début de la réalisâtion de ces prophéties et nous attendions qu'arrivent les deux dernières années, celles de la délivrance. Mais par nos péchés, ne se sont réalisées à la place que la famine, l'épidémie, l'insécurité, la coupure des routes et les guerres entre nos méchants voisins philistins (berbères). Puisse Dieu nous envoyer bientôt notre Messie…."

Ce trouble des esprits était loin d'être limité à Meknès; il s'avère en effet que ce "rabbin de France" n'était en fait qu'un rabbin d'origine marocaine (on l'ignorait à Meknès) du nom de rabbi Haïm Bibas de Salé qui avait envoyé cette lettre à son ami rabbi Abraham Coriat de Mogador.

 

LE TEMPS DES MELLAHS

Le retour à la traditionnelle tolérance envers les dhimmis totalement bannie sous le règne précédent, s'accompagnait toutefois chez ce conservateur, influence par les idées wahhabites venues d'Arabie, de la farouche volonté de protéger son peuple de toute influence étrangère, avant tout chré­tienne, mais également juive. D'où la décision de mettre fin dans tout le pays à la cohabitation dans les mêmes quartiers des Juifs et des musulmans et de généraliser le cantonnement des Juifs dans les mellahs. Alors que jusque là c'est seulement dans les capitales successives, Fès,Marrakech et Meknès qu'obligation était faite aux Juifs d'habiter dans un quartier séparé, le mellah devint la règle du Maroc de la période classique.

Non sans drames, des quartiers séparés sont édi­fiés à Rabat, Salé, Tétouan, Mogador; Mazagan. Y échapperont toujours seulement Safi et Tanger.

Ayant déjà son mellah depuis un siècle et demi,Meknès ne fut pas touchée par cette mesure, mais subit une épreuve relevant du même esprit en re­mettant d'actualité une règle tombée en désuétude, interdisant la construction de nouvelles synago­gues, comme le rapportent les Chroniques de Fès :

" En l' an 5571, mercredi 20 Sivan (juin 1811), une mauvaise nouvelle parvint de Meknès. Trois syna­gogues et quatre Rouleaux de la Loi, ainsi que plu­sieurs livres saints d'une valeur de plus de quatre mille onces, y ont été brûlés. En outre, plusieurs groupes de maisons furent pillées et consumées par le feu qui s'était propagé de l'incendie des syna­gogues. Toute la ville fut en émoi et tout le monde passa la nuit dans la rue. En effet, le gouverneur de la ville avait, par ordre du sultan, fait mettre le feu aux synagogues construites dans l'année, et mettant cette occasion à profit, plusieurs centaines de Gentils avaient pénétré dans le quartier juif, ce qui aggrava encore le malheur. Ce même soir; il y eut un violent orage accompagné d'averses. Le jeudi, aucun bétail ne fut abattu pour le shabbat et toute la population dut se contenter de poissons et d'autres aliments pendant les sept jours suivants. Bouleversés par cette nouvelle, nous voulûmes organiser un grand office de deuil, mais comme nous nous rendions compte qu'il y avait parmi nous beaucoup de gens sans aveu et de délateurs, nous ne donnâmes pas suite à ce projet.. .La responsabili­té en incombe à des dénonciateurs juifs qui ont rapporté aux autorités que des synagogues nouvelles avaient été construites. Or selon leurs lois, nous n'avons pas le droit de les en informer, et si on le fait, ils les démolissent."

C'est de même pour une raison strictement religieuse qu'il devait par exemple partiellement lever l'obligation pour les Juifs de marcher pieds nus en passant devant une mosquée; mais uniquement pour leurs femmes – la vue indécente de leurs énormes mollets risquant de troubler la dévotion des musulmans… Par mesure de prudence, le sultan interdit en 1812 aux marchands forains juifs de se rendre comme à leur habitude dans les campagnes, car la sécurité était loin d'être partout revenue sur les routes, à quoi devait s'ajouter une épidé­mie et la réapparition de la famine suite à des années de sécheresse au point que dans l'introduction à son livre Pé Yécharim, rabbi Habib Tolédano écrivait " qu'à partir de l'an 1816 les Juifs du Maroc n'ont plus vu la lumière et sont passés de malheur en malheur; maladie, guerre et famine.."

 

IMMUNITE FISCALE DES LETTRES

Effectivement, pour l'heure la communauté de Meknès, n'arrivait pas encore à panser les plaies de la tornade de Moulay Yazid. Il fallait que la situation économique soit bien précaire, sinon désespérée, pour que les notables aient osé penser à violer le tabou de l'exemption d'impôts des rabbins et talmidé hakhamim " dont l'étude de la Torah est l'occupation habituelle".

En contrepartie de la protection de leurs vies et de leurs biens dans la cité de l'islam, les dhimmis doivent, aux termes du Pacte d'Omar qui régit leur condi­tion, acquitter annuellement l'impôt de soumission dit djizzya. Bien que l'im­pôt soit individuel, per capita, par tête, il était en fait versé collectivement par la communauté qui en fixait l'assiette entre ses membres et se chargeait de la perception. Traditionnellement les talmidé hakhamim en étaient exemptés. Or en cette année 1800, les notables leur avaient demandé de supporter leur part du fardeau commun des taxes et impôts. En réaction, les rabbins menacèrent de mesures extrêmes si l'édit était appliqué :

" Notre Seigneur le sultan, Dieu élève sa gloire, a fixé pour cette année l'impôt de la djizzya au montant élevé de quatre mille meqtal. Les notables de notre com­munauté en ont fixé l'assiette, soit 10 reals pour le plus riche et ainsi de suite. Or, à la fin de la collecte, est apparu un manque considérable qu'ils veulent couvrir en demandant la participation au fardeau des talmidé hakhamim.

A cela nous disons sans équivoque non. Nous avons hérité de nos maîtres, que leur mémoire soit bénie, de la première génération des Expulsés de Cas­tille; le principe de l'exemption des talmidé hakhamim de tous impôts et taxes. Aussi bien les impôts dus collectivement par la communauté, que ceux pré­levés à titre individuel – qu'ils soient fixes ou occasionnels. Enfreindre cet usage équivaudrait à violer la Loi et à commettre un péché. En conséquence, nous les juges du tribunal et d'autres personnalités de notre sainte commu­nauté, avons décidé d'un commun accord irrévocable, qu'au cas où était por­tée atteinte à cette immunité, nous cesserions de prier avec le public dans les mêmes synagogues, pour nous regrouper dans une seule synagogue; nous ne procéderions plus à l'abattage rituel des bêtes et de la volaille; nous refuse­rions de célébrer les circoncisions; de continuer à assurer l'enseignement du rituel aux enfants; de prendre part à leurs banquets, de rédiger des actes juri­diques, de rendre des jugements au tribunal et d'effectuer toute transaction. Signataires Rabbins Raphaël Berdugo, Pétahya Berdugo, Baroukh Tolédano, Ahraon Bensimhon, Shmouél Ben Malka, David Elbaz, Shélomo Tolédano, Yossef Hacohen, Habib Tolédano :

On n'alla pas heureusement jusqu'à cette extrémité, les rabbins l’emportant en fin de compte préservant leur immunité fiscale jusqu'à la fin du Vieux Maroc.

Dans le même domaine de la fiscalité, une taqana de 1807 signée par les rab­bins Raphaël et Mimoun Berdugo, Shémouel Benwaïch et Baroukh Tolédano, visait à interdire aux emprunteurs de faire cadeau à leurs proches de leurs biens hypothéqués pour échapper au paiement des contributions commu­nautaires et des dettes à leurs créanciers.

Meknes-Portrait d'une communaute juive marocaine- Joseph Toledano

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