Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-

ALEAS POLITIQUES ET FECONDITE INTELLECTUELLE

Les guerres de succession qui suivirent la mort de Moulay Ismaël révélèrent la fragilité de son œuvre apparemment grandiose. Il avait bien réussi à unifier sous son autorité absolue un Empire craint de tous, mais il en était le seul ci­ment, et lui disparu, l'édifice, miné par une écrasante fiscalité, ne pouvait que s'écrouler. Symboliquement, la plus grande réalisation du plus long règne de l'histoire du Maroc, la Garde Noire, devait une fois son architecte disparu, devenir la plus grande calamité. Garantie de la stabilité, cette armée de métier à l'armement modernisé grâce au commerce avec l'Europe, tenu en mains par ses collaborateurs juifs, perdit sa plus précieuse qualité – la discipline. Elle se transforma en horde de mercenaires se louant au plus offrant, faisant et défaisant les sultans, pillant et terrorisant la population civile et plus particu­lièrement les communautés juives privées de protecteur. Bénéficiant encore du dérisoire et peu enviable titre de capitale, Meknès et sa communauté juive seront à l'épicentre de ce séisme.

  1. TRENTE ANS DE CHAOS

Faute de règle de succession univoque, pas moins de sept fils du souverain disparu se disputèrent au départ sa succession. Le premier à se faire pro­clamer sultan, Moulay Ahmed ed -Dehbi, fut renversé au début de l'année suivante 1728 par son frère Moulay Abdel Malik, mais il reprit le pouvoir quelques mois plus tard à la suite d'une terrible bataille près de Meknès au cours de l'été 1728. En récompense, la ville fut offerte en butin aux soldats de la Garde Noire ivres de pillages et de massacres, sans distinction ente habi­tants juifs, chrétiens et musulmans. Dans son Histoire Universelle d'Israël, Kissé Mélakhim, (Le trône des Rois), le célèbre rabbin de Séfrou, Rabbi Moshé Elbaz, dont la propre mère fut parmi les victimes de cette journée sanglante, a laissé une description apocalyptique de cet événement en ce mois de Ab, prédestiné au malheur dans l'histoire juive :

" Le camp des esclaves a envahi la ville de Meknès. Ils sont d'abord entrés dans la Casbah et y ont pillé tous les trésors du temps de Moulay Ismaël, les instru­ments en or et argent, les épées, les lances, les fusils, les sceptres, les vêtements et les bijoux. Ils ont ensuite envahi le harem, dépouillé les femmes de leurs bi­joux et de leurs habits. Puis ils se sont tournés vers les habitants de la médina en tuant tant que le sang coulait comme un fleuve, dépouillant de leurs biens les survivants. Ce fut ensuite le tour du quartier des chrétiens, les laissant dans le dénuement total. Et la nuit de ce même jour, le 22 du mois de Ab, ils enva­hirent le mellah des Juifs et les ont dépouillés de tous leurs biens, les laissant nus, hommes, femmes et enfants, rabbins et lettrés, tuant cent quatre vingts habitants et en blessant un grand nombre; torturant les survivants, avant de s'en prendre aux jeunes femmes et aux vierges, toutes violées sous les yeux de toute la communauté, que Dieu se charge de leur vengeance…"

Suite à cette tragédie, un grand nombre de rabbins, lettrés et notables aban­donnèrent la ville pour trouver refuge à Salé; Tanger et Jérusalem comme le rapporte un chroniqueur contemporain anonyme cité par rabbi Yossef Messas. La guerre se poursuivit entre les deux frères jusqu'à la mort des deux préten­dants en 1729, et ce fut alors un troisième fils, Moulay Abdallah, appelé du Tafilalet, qui finit par s'imposer et monter une première fois sur le trône. Il y restera par intermittences jusqu'en 1757, cinq fois déposé et restauré (en 1735, 1736, 1738, 1740 et 1745) au gré des intrigues de palais et des humeurs de la Garde Noire qu'il devait finir par mater, sans pour autant réussir à ramener durablement ni la paix ni la prospérité.

Sur sa conception du statut des Juifs en cette période troublée, nous avons le témoignage d'un observateur anglais fiable, relatant le destin tragique d'un négociant juif de Londres d'origine marocaine, revenu en 1733 pour ses af­faires au Maroc. Il s'était porté volontaire pour accompagner le consul britan­nique à Meknès et lui servir d'interprète au cours de l'audience royale :

" Suite à la capture en 1733 d'un vaisseau britannique par le pirate salétin Kan- dil, le consul britannique à Salé James Read, se rendit auprès du souverain à Méquinez accompagné d'un Juif du nom de Salomon Nahmias qui lui servait d'interprète. Il fut bientôt introduit auprès du souverain qui lui demanda ce qu'il voulait. Il répondit par le truchement du Juif, qu'il était venu informer Sa Majesté de la violation par le dit pirate de la trêve que respectaient jusqu'ici les deux pays. Par conséquent, il osait espérer qu'il plairait à Sa Majesté de bien vouloir ordonner la restitution des hommes et du navire. Le tyran répondit que les personnes capturées n'étaient pas des sujets du roi d'Angleterre, mais du roi du Portugal, son grand ennemi, et que de ce fait, ils étaient bonne prise. Le Juif déclara alors qu'il était à souhaiter que les Anglais eussent droit d'avoir sur leurs propres navires des passagers appartenant à l'une des nations avec lesquelles ils étaient en paix. Il ajouta qu'il se permettait d'espérer que l'Empe­reur, s'il n'était pas disposé à remettre les Portugais en liberté, voudrait bien au moins laisser partir les Anglais et leur navire. Kandil qui était présent, demanda alors au tyran s'il savait qui était la personne avec laquelle il s'en­tretenait. " Mais je parle à un Anglais" répondit le souverain.

Non, Sire, avec un Juif !

־ Quoi, avec un Juif ?

Il appela sur le champ ses gardes et leur dit " Emmenez Monsieur le Juif et brûlez -le immédiatement ! " Les soldats s’emparèrent du malheureux qui im­plora pitié, promettant en échange de sa vie, deux cents quintaux d'argent, renouvela son offre si le souverain lui accordait au moins la parole pour se défendre.

Non chien, lui dit le tyran, tout l'argent de la Barbarie ne t'excuserait pas, je vous dis de l’emmener et de le brûler !

L'ordre fut exécuté sur le champ. Le malheureux fut couché sur le ventre et le bois entassé sur lui. Il mourut dans les tourments les plus atroces. Par la suite, sa maison fut pillée et on y trouva de grandes richesses et beaucoup d'argent. On apprit que le consul, voyant qu'il ne pouvait avoir gain de cause, repartit pour l'Angleterre…*

Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017-page 77

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