Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton


Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton

 


tritelLe Pogrom de Fes ou le Tritel

17-19 Avril 1912

Etudes et documents presentes par

Paul B. Fenton

A la communaute divine, residant dans la ville de Fes… A la nouvelle de ce qui vous advint, notre coeur tressaillit, defaillit. Apprenant la destruction de notre sanctuaire, le massacre de nos coreligionnaires, et la tragedie qui accabla nos enfants, nos yeux et nos cceurs se repandirent en sanglots. Que I'Eternel fasse perir leurs assassins! Qu'll inflige a leurs agresseurs des fleaux et les frappe de la peste! A vous, nous L'implorons d'apporter consolation et compassion. Qu'll transforme votre deuil en allegresse et rejouisse vos coeurs affliges

Samuel ben Hofni Gaon, Epitre auxJuifs de Fes, (I0e siecle), Ox. Bod!. Heb. f. 24, fol. 44b.

Toute emeute au Maroc commence ou finit par le Mellah

Marc de Mazieres, Promenades a Fes, Casablanca, 1934.

INTRODUCTION

Dans leurs relations des evenements, les historiens autant que les militaires qui ont depeint la «penetration pacifique» du Maroc au debut de XXe siecle sont peu loquaces sur les retombees dramatiques qu'eut le processus de la colonisation europeenne sur les communautes juives locales. Tout au plus, les historiens, quand ils en tiennent compte, s'en acquitment en quelques mots, tandis que pour les militaires, trop preoccupes dans leurs memoires par les prouesses de la conquete, les souffrances des Juifs sont soit invisibles soit triviales. Pourtant, ces annees marquent sans conteste, les pages les plus sombres de l'histoire des Juifs du Maroc, boucs emissaires traditionnels de tous les desordres. L'enumeration des massacres, des exactions, des vexations et des pillages, dont ils furent durant cette periode les victimes innocentes, culmine en avril 1912  avec un drame effroyable

le saccage du mellah de Fes, connu sous le nom de tritel, dont on commemore cette annee le centenaire.

II nous est apparu que ce desastre qui se deroula du mercredi 17  au vendredi 19  avril 1912  ( 30 nissan au 2  iyyar 5672  ) suite a la signature du Traite du Protectorat entre la France et le Maroc, constitue, avant la periode de la Seconde Guerre Mondiale, un des evenements les plus funestes du judaisme en terre d'Islam depuis le Moyen Age. Aucune autre catastrophe n'eut des dimensions humaines et materielles aussi considerables. Sa tragedie depasse de tres loin celle de l'expulsion des Juifs yemenites vers Mawza' (1678) ou celle de la conversion forcee des Juifs de Mashhad  (1839 Depuis l'Affaire de Damas     (1840) aucun autre drame juif dans le monde musulman n'a autant mobilise le judai'sme mondial, n'a eu autant de repercussions dans la presse juive, et n'a ete atteste par autant de photographies. II fut decrit de l'interieur par les victimes juives et de l'exterieur par des temoins oculaires non juifs: cote juif, aussi bien par des erudits et des chroniqueurs, en hebreu et en judeo-arabe, que par des gens du peuple en francais et en judeo-arabe, et cote non juif, par des militaires et des journalistes.

Malgre l,importance du tritel dont l'ampleur depasse en horreur les pogroms de Kichinev survenus vers la meme epoque, aucune etude en profondeur ne lui a ete consacree jusque-la. II est neanmoins un fait curieux, quoique nous reculions devant des statistiques morbides, qu'au cours du premier pogrome du vingtieme siecle, celui de Kichinev 6-7  avril 1903 49  juifs trouverent la mort et pratiquement 2000  families demeurerent sans foyer suite a la destruction de leurs maisons, alors que le pogrome de Fes qui eut lieu a la meme epoque de l'annee, huit ans plus tard, fit 51 victimes et chassa une population de 12.000  ames de leurs foyers.

Les massacres de Kichinev donnerent lieu a une copieuse litterature et marquerent si profondement la conscience juive que son souvenir resta vivace soixante ans apres l'evenement. Ils eveillerent un elan de nationalisme juif et jouerent un role non negligeable dans la consolidation du mouvement sioniste. En depit des differences contextuelles, les deux tragedies accusaient des traits communs: dans les deux cas les Juifs etaient sans defense, les autorites avaient ete complices de la provocation des pogromes, aucune action punitive ne fut prise a l'encontre des auteurs des crimes contre les Juifs. Ce rapprochement fut aussitot percu a l'epoque, par la presse yiddish qui dans ses reportages au sujet des troubles de Fes surnomma les emeutiers arabes les pogromshchiks (voir documents C45-C46).

Comment expliquer que le tritel n,eut pas le meme retentissement? Un regard superficiel donnerait a croire que la tragedie juive de Fes a ete completement oubliee. Plusieurs facteurs expliquent cette apparente amnesie. Deja a l'epoque, l'evenement a ete rapidement oblitere par une autre actualite. Les recits dramatiques de la catastrophe du "Titanic" survenu le 15 avril 1912  finissent par lui voler les titres des journaux et ce, meme dans la presse juive. Puis surviennent le proces Beilis, la Premiere Guerre Mondiale, suivis par les pogromes en Ukraine.

Avec la destruction d'une partie importante du quartier juif de Fes disparut tout un monde car la societe du mellah fut completement transformee a la suite de la presence francaise dans la ville. Les opportunites economiques et 1'ascension sociale occasionnees par le protectorat contribuerent a panser les plaies et a aider les rescapes a retrouver une certaine prosperite au seuil d'une epoque nouvelle qui annoncait l'entree dans la modernite. En apparence, la communaute juive de Fes, qui dut surmonter tant de tragedies dans le passe, se remit de ses blessures avec une rapidite etonnante, aidee en cela par l'admirable campagne internationale de collectes en faveur des victimes, sans parler des indemnites versees — tardivement il est vrai — par le gouvernement francais.

Neanmoins, plusieurs enquetes menees aupres des Juifs fassis  

mais egalement dans d'autres villes marocaines  nous ont persuade que le souvenir de nous ont persuade que le souvenir de

cette tragedie, soutenu par l'epouvante, transmis a travers les phobies et vehicule de generation en generation par les chants et les narrations personnelles, a persiste comme une cicatrice profonde dans la memoire collective du judai'sme maghrebin. Hier encore, la simple evocation du mot tritel faisait fremir ceux qui avaient entendu le recit des evenements de leurs parents et grands-parents.

On se rappelle encore, au cours des longues soirees d'hiver, dans un coin de la chambre froide ou l'on s'entasse autour d'un poele mourant, les evenements de 1912  on les evoque pour passer les heures de veille, au chevet d'un malade ou d'un nouveau-ne; on les egrene avec les rituelles pepites, le samedi apres-midi, quand sur le pas des portes, on digere au soleil le plantureux repas de "skhina". Chacun a son recit mi-tragique mi-comique, qu'il vous debite, a mille reprises, avec les precisions, le realisme et presque la fierte d'un recit de guerre

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Le Pogrom de Fes ou le Tritel

17-19 Avril 1912

Etudes et documents presentes partritel

Paul B. Fenton

Nous considerons la persistance de ce souvenir douloureux comme l'un des facteurs clefs pour la comprehension de l'exode massif des Juifs du Maroc au lendemain de l'independance de leur pays ancestral en 1956. Alors que de nouvelles esperances se profilaient a l'horizon, ils cherchaient par tous les moyens a echapper a la tutelle de l'islam, desormais imprevisible car soustraite a la surveillance protectrice de la France.

Le recul d'un siecle qui a ete le temoin de l'extinction des communautes juives du Maghreb, permet d'analyser avec objectivite ce chapitre tragique de leur histoire. Ses enjeux complexes doivent etre replaces dans le contexte du processus de la colonisation et de ses retombees sur les communautes juives nord-africaines. Ils ne peuvent etre lus uniquement a la lumiere des relations judeo-musulmanes sans prendre en consideration les interets de la France et du gouvernement cherifien.

Grace a la presentation de documents inedits en frangais et en hebreu, tires d'archives diplomatiques et privees, de rapports de presse et de photographies contemporaines, le present ouvrage brosse un tableau aussi complet que possible.

Qu'est-ce qu'un tritel?

La memoire historique du peuple juif connait le mot russe «pogrom»; pourquoi ignorerait-elle le mot arabe «tritel»? Le tritel est un mot d'origine arabo-berbere qui signifie «chercher a decouvrir et piller des objets enfouis en terre» ou par extension «pillage» et designait plus generalement les razzias menees par les tribus contre les silos a grain. Le terme fut etendu aux attaques periodiques dont furent victimes les quartiers juifs au sein des villes et villages arabes du Maroc. II ne s'agit nullement d'un phenomene isole ni d'un evenement unique sans precedent. Malheureusement, il y eut en Afrique du Nord de multiples «tritel-s» a toutes les epoques. Comme le pogrom en Europe centrale, il s'agit souvent d'un dispositif systematiquement instrumentalise par des potentats pour creer des diversions ou pour recompenser leurs guerriers. Nous disposons des 1845  d'une analyse tres fine du phenomene observe par le voyageur britannique Edward L. Mitford (1811-1912) qui, de 1827  a 1832 sejourna au Maroc. Avec une compassion tout a fait exceptionnelle pour l'epoque, il exprime sa peine profonde devant les souffrances des Juifs au Maroc, decrites dans un memorandum adresse au peuple britannique.

Fonctionnaire colonial, il fut un proche collaborateur de Lord Henry Palmerston, dont il partagea la vision sioniste chretienne. Dans son Appeal (voir note suivante), il preconisa le repeuplement de la Palestine sous la protection des Anglais par des Juifs persecutes dans les pays arabes, et en particulier au Maroc, ou il avait vecu. II consigna les impressions de son sejour dans son The Arab's Pledge: A Tale of Morocco, London, 867, un recit romance du martyre de Solika Hachuel.

II y a cependant, une autre affliction a laquelle cette race infortunee est soumise, d'autant plus effroyable qu'elle est aveugle, touchant non seulement des individus mais l'ensemble de la communaute. II s'agit du saccage et du pillage periodiques de leur quartier a chaque fois que les renes du pouvoir se relachent un tant soit peu suite a des desordres civils, ou aux menaces d'une armee etrangere. De par la nature meme de leurs occupations de banquiers, de marchands et de commercants, les Juifs, exclus de la propriete terrienne, accumulent de grosses sommes en especes et se laissent aller a leur gout d'etalage en parant leurs femmes de bijoux frustes mais fort precieux.

Naturellement, ceci excite la cupidite de la populace musulmane qui attend avec delectation quelque agitation dont la confusion leur donnerait l'occasion de piller le quartier juif. Combien de fois les ai-je entendu clamer leur souhait qu'un tel evenement se produise et lorsqu'il se produit ceux qui ont la charge de garder la ville sont les premiers a se jeter dans la rapine. Lors de ces occasions le quartier revet l'apparence d'une ville ennemie prise d'assaut.

Au cas ou quelque puissance europeenne les menace de represailles pour un outrage commis contre ses sujets, les fortins de la cote sont immediatement remplis de renforts faits de soldats noirs, de Maures et d'Arabes de l'arriere-pays. Ceux-ci font preuve de peu d'egards ou d'obeissance envers leurs chefs ou gouverneurs et avec la canaille des villes, ils meditent en permanence une attaque du quartier juif, sous pretexte que si les infideles obtenaient la victoire, les Juifs se rejouiraient devant leur deconfiture et prendraient le parti de leurs ennemis. Par consequent, ils anticipent leur revanche tant que les pauvres Hebreux sont encore en leur pouvoir. On peut imaginer dans quelle terreur constante cette malheureuse race, cernee par de telles perspectives, survit et avec quelle inquietude elle envisage l'eventualite de troubles civils ou l'approche d'ennemis etrangers. En depit de la frequence de ces menaces, un intervalle de plusieurs annees s'est cependant ecoule entre la derniere mise a sac du quartier juif de Mogador — qui s'est produite je crois, pendant l'agitation suite au deces du dernier sultan et a l'acces au trone du present souverain (mais je n'en suis pas certain) — et l'attaque contre la ville par les Francais, quand les Maures, souffrant sous le coup de leur chatiment, dechainerent leur furie contre les Juifs sans defense. Le cceur recule avec horreur devant la contemplation des evenements qui se sont produits par la suite, aggraves en l'occurrence par les circonstances particulieres de l'impuissance des victimes. Par consequent, nous tirerons un voile sur ce que les paroles ne peuvent que faiblement depeindre et qui revolte les sentiments plus nobles de notre nature.

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tritel

Un autre temoignage sur ce phenomene atroce est fourni par un clerc francais — l'abbe Leon Nicolas Godard (1825-1863). Archeologue et historien, il visita l'Afrique du Nord, l'Egypte et la Palestine, et laissa un recit de voyage au Maroc qui est une source inestimable d'informations sur ce pays, au milieu du XIXe siecle. A notre connaissance, il fut le premier a employer le terme tritel dans la litterature europeenne, bien avant que celle-ci ne connaisse le mot pogrome:

Le sort de cette malheureuse nation, sort humainement inexplicable, est des plus tristes que l'on puisse imaginer, bien qu'il doive un notable adoucissement au caractere d'Abd-er-Rhaman", dont le regne est beaucoup moins cruel que celui des cherifs precedents. Du temps de ces derniers, le mellah, c'est-a-dire la terre salee, aride et maudite devenait frequemment une sorte d'enfer. Peu d'annees s'ecoulaient sans qu'il fut livre au pillage.

Les Juifs n'ont point oublie la catastrophe de ce genre dont ils furent victimes a Fez, vers la fin du siecle dernier, par le caprice du feroce Mohammed Yezid reg. 1790-1792  le fils de la renegate anglaise Leila Zarzet; et, parfois, quand un Maure leur reclame de l'argent, au lieu de repondre qu'ils n'en ont pas, ils lui demandent: «N'etiez-vous done pas au pillage de Faz-Djedid?» Le quartier des Juifs est au Nouveau Fez. II etait presque passe en coutume de payer ainsi periodiquement, par le triteul de la juiverie, l'arriere de la solde des troupes. Les mellahs de Tetuan, de Larache, d'Alkassar furent devastes comme celui de Fez sous le meme Yezid. Les chefs de la communaute israelite s'estimaient heureux lorsqu'ils obtenaient de composer avec les troupes a force d'argent.

II arriva meme que le tritel se fit avec la complicite des fonctionnaires locaux, comme ce fut le cas a Settat en 1903  peu avant l'epoque que nous examinerons plus particulierement:

Le 27  decembre, profitant de la situation actuelle au Maroc, quelques tribus de Kabyles pasteurs et laboureurs de Stat firent irruption dans la ville. Le Khalifa, gouverneur, avait-il l'intention de laisser faire ou etait-il complice des Kabyles? En tout cas, il avait quitte la ville la veille de l’emeute et le pillage commenca le jeudi matin. Personne ne fut epargne; Arabes et Israelites proteges et non proteges, tous furent impitoyablement depouilles de leurs biens. Mais nos coreligionnaires souffrirent particulierement de ces agressions. Les Kabyles entraient dans les boutiques ou dans les maisons, arretaient les personnes qu'ils y rencontraient, les deshabillaient pour s'assurer qu'elles n’emportaient ou ne cachaient rien, leur laissaient ensuite une chemise pour tout vetement et les chassaient. Tous ceux qui faisaient la moindre opposition etaient menaces de mort. Les Kabyles brisaient les portes des boutiques a coups de crosse, ils tiraient des coups de feu dans les serrures qui resistaient a l'effraction et mirent ainsi tout a sac.

Mais la ne s'arreterent pas leurs mefaits. Deux malheureux Israelites, une femme de 60  ans et un jeune homme de 30  ans perirent ecrases sous les pieds des chevaux. De nombreuses scenes de violence se produisirent en outre. C'est ainsi qu'une fillette de douze ans, laide et difforme, fut maltraitee avec une telle brutalite par un Arabe qu'on avait peine a reconnaitre en elle une creature humaine. Quelques femmes qui avaient accouche quelques jours avant le pillage furent deshabillees par les Kabyles et exposees avec leur nouveau-ne a la faim, au froid, a la pluie […].

Dans le desordre des premiers moments, hommes, femmes, enfants s'echapperent comme ils purent. Dans la debandade generale, des enfants s'egarerent, des femmes perdirent la trace de leur mari. Un enfant resta perdu pendant 24  jours. A l'heure actuelle, il n'a pas ete possible encore de reunir toutes les families […]. Un grand nombre de ces malheureux fugitifs – 700 environ – parvinrent au bout de 10  jours d'une marche penible jusqu'a Casablanca.).

  ? Qu'est-ce qu'un tritel

Le tritel n'est donc pas un phenomene isole dans l'histoire du judai'sme marocain ni meme dans l'histoire des Juifs de Fes. Mais le tritel du 17 avril 1912  presente tout de meme un aspect unique, comme le fit remarquer Amram Elmaleh, directeur de l'ecole de l'Alliance Israelite Universelle, qui vecut ces evenements traumatisants

Durant les journees du 17 18 et 19  avril 1912  le Mellah a ete pille et en partie detruit par les askris et les malandrins de Fez- Djdid et de la Mdina.

       Askari, mot arabe et turc employe a I'epoque coloniale pour designer les troupes indigenes

Les incendies allumes ont complete la ruine du quartier. A des epoques diverses de l'histoire, le Mellah de Fez a bien ete pille. On se contentait d'enlever les objets de valeur et tout ce qui pouvait etre transporte. Les existences et les immeubles etaient respectes. Les Israelites qui vivaient constamment sous la menace de pareils desastres, avaient des cachettes sures ou ils gardaient leurs especes, leurs bijoux, et leurs documents. Une fois l'orage passe, les Israelites eprouves ne tardaient pas a se remettre sur pied par leurs progres moyens et a reprendre leur vie normale. La catastrophe que le Mellah deplore actuellement n'a pas de pareille dans l'histoire. II faut remonter aux epoques les plus reculees de la barbarie pour retrouver un exemple d'une semblable destruction. Confiant dans la securite consecutive a la presence des troupes francaises a Fez, les Israelites ne dissimulaient plus leurs valeurs dans des cachettes,  l'argent etait en circulation et avait cree une certaine prosperite dans le quartier. Le pillage a tout fait disparaitre. Le bilan de ce desastre pourrait s'etablir comme suit: Vol ou destruction presque totale de la richesse mobiliere du Mellah; incendie ou eboulement de 24 immeubles importants comprenant des logements pour un millier de personnes et une cinquantaine de boutiques pour commercants

Les juifs de Fès — esquisse historique

tritelCHAPITRE I

Les juifs de Fès — esquisse historique

On sera en peine de trouver dans les annales du peuple juif une autre communauté dont le sort fut autant ensanglanté de souffrances que celle de Fès. Depuis sa fondation par Idris I en 789 jusqu'aux temps modernes, l'histoire des Juifs de Fès constitue un millénaire de lamentations, ponctué par des pillages, des persécutions, des expulsions, et des massacres. L'évocation de quelques épisodes les plus marquants suffira à montrer que le pogrome de Fès s'insère dans une longue chaîne d'événements tragiques. Déjà la plus ancienne littérature médiévale de l'époque des géonim rapporte que les Berbères de la tribu des Sanhâja avaient déporté à Ashîr en Algérie, les Juifs de Fès, sans doute au lendemain de sa capture en 979. Une lettre de consolation signée de la main du ga'ôn Samuel ben Hofni Ga'ôn (m. 1013) nous apprend que vers la fin du Xe siècle, lors des luttes qui opposaient les Zenâta aux Omeyyades de Cordoue, la communauté, réputée pour ses grands sages, fut décimée. Six mille âmes périrent au cours du saccage du quartier juif par un cheikh berbère en 1032. Les conversions forcées sous les Almohades (vers 1165) entraînèrent leur disparition totale, pleurée par le poète Abraham Ibn 'Ezra (1093-1167) dans son émouvante élégie

Hélas, anéantie toute la communauté de Fès! Comment disparut soudain

La ville de Tora, de Bible, de Michna et de Talmud? Cité de sages, experts en science rabbinique, De disciples pieusement respectueux des préceptes divins, […] et d'écoles où la voix incessante de l'étude ne se tut jamais 

Autorisés plus tard à revenir à leur foi ancestrale, ils se ressaisirent progressivement mais furent de nouveau massacrés le 7 juin 1465 lors de la chute des Marinides, successeurs des Almohades.

Des catastrophes naturelles telles que les famines qui s'abattirent périodiquement sur le Maroc donnèrent parfois lieu chez les Juifs fassis à des apostasies collectives. Lors de celles de 1606, 1723, 1738 et 1780, des milliers, pour échapper à la mort, furent réduits à embrasser l'islam afin de bénéficier de l'aumône réservée aux seuls musulmans. Les descendants de ces apostats, connus sous le nom des muhâjirîn, constituèrent longtemps à Fès une communauté de crypto Juifs, presque unique dans le monde musulman

Voir M, Garcia-Arenal, «Les 'bildiyyin' de Fès; un groupe de néo-musulmans d'origine juive», Studia islamica 66 ( 1987), pp. 113-143

 Durant la période des guerres intestines de 1610 à 1621 les Juifs, menacés d'extermination par les habitants de Fès al-Bâli, furent l'objet d'énormes exactions. En 1646, sur l'ordre du faqîh Muhammad al-Hâjj, les synagogues de Fès furent fermées et systématiquement démolies. A peine les Juifs les avaient-ils restaurées qu'un impôt accablant leur fut infligé en 1701, les obligeant à vendre le mobilier et les ornements de leurs lieux de culte. Le règne de terreur du tyran Mawlây Yazîd (rég. 1790-1792) entraîna l'expulsion des habitants du mellâh, suivie d'une nouvelle démolition de leurs synagogues ou leur conversion en mosquées et même la destruction de leur cimetière. A deux reprises, ils eurent à souffrir amèrement du voisinage des Wadâya, tribu militaire cantonnée dans la kasba, qui pilla le mellâh en 1820 et en 1822, lors de la fausse rumeur de la mort de Mawlây Sulaymân. En 1831, ces mêmes Wadâya se révoltèrent et se réfugièrent dans le mellâh qui fut bombardé sur ordre du sultan 'Abd al-Rahmân. En 1834 une adolescente juive, Solika Hachuel, fut enlevée et convertie contre son gré à l'islam. Ayant héroïquement résisté, elle fut accusée d'apostasie et condamnée au bûcher, sur la place publique à Fès. Son martyr provoqua un grand émoi parmi ses coreligionnaires qui craignaient un massacre général. En 1836, les dhimmis se virent refuser l'autorisation de construire un bain dans le mellâh de Fès sous prétexte que la propreté était incompatible avec leur statut de dégradation obligatoire. Par deux reprises, en 1877 et en 1888, le cimetière juif historique fut exproprié par le sultan pour l'élargissement de son palais. Malgré de nombreuses démarches, ils ne purent obtenir en 1880, la suppression de l'obligation vexatoire de se déchausser en ville arabe; elle restera en vigueur à Fès jusqu'à la colonisation

Cette même année, Abraham Elalouf, un Juif octogénaire fut brûlé vif. En 1886, une altercation entre un Juif et un musulman, dégénéra en soulèvement populaire. En 1895, des émeutiers investirent le mellâh de la capitale, pillèrent et saccagèrent des magasins et des maisons. Les Juifs, poursuivis par la populace, prirent refuge dans une zâouiya. Deux femmes en furent arrachées et violentées alors que leurs maris étaient poignardés. En 1896, profitant de la confusion occasionnée par un incendie, des pillards arabes envahirent le quartier juif; il fallut deux cents cavaliers de la garde impériale pour les repousser. A l'aube du XXe siècle, Marcos Azogui, Juif de nationalité américaine fut assommé, mutilé et brûlé vif a Fes

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CHAPITRE 2

tritelL'instabilité politique de l’empire chérifien

Le tritel de Fès est le résultat de facteurs complexes qu'il convient de replacer dans leur contexte historique. L'enchaînement des événements qui l'ont précédé débute en 1894 avec la crise dynastique entraînée par la mort de Mawlây al-Hasan (né en 1836, rég. 1873-1894) qui ouvrit pour le Maroc une ère troublée

A la fin du XIXe siècle, son pays, qui constituait encore un empire indépendant, fut une proie convoitée par les puissances européennes autant pour ses richesses naturelles, sa position stratégique à la jonction de la Méditerranée et de l'Atlantique, que par la faiblesse de son jeune successeur – le sultan 'Abd al-'Azîz (1878-1943, rég. 1895-1908), dont l'autorité était mal reconnue. Critiqué pour son engouement puéril pour toutes les nouveautés d'Europe, il fut accusé d'impiété. Il entreprit néanmoins un certain nombre de réformes qui exaspèrent ses sujets conservateurs. Une réforme monétaire introduite en 1902 souleva des manifestations violentes qui débordèrent inévitablement sur les mellâhs du pays

L'affaiblissement du pouvoir chérifien et sa débâcle financière facilitèrent l'extension de l'action discrète entamée depuis 1890 par la France, qui, depuis une convention secrète avec l'Angleterre, poursuivait dans le Sahara marocain ses conquêtes. Ces dernières suscitèrent une vive émotion au sein des populations locales qui se regroupèrent autour de l'étendard de la résistance levé par des figures maraboutiques – le cheikh Mâ al-'Aynin et Bû Himâra, qui prêchaient la guerre sainte contre l'envahisseur

   Mâ al-'Aynîn ( 1831 -1910), chef religieux originaire du Sahara, le douzième des quarante- huit fils de Muhammad Fâdil, fondateur de la confrérie fâdiliya. Il fut à son tour le père d'Ahmad al-Hîba ( 1876-1919), chef de file de la résistance armée contre les Français à et Bû Himâra32, qui prêchaient la guerre sainte contre l'envahisseur.

[1] Bû Himâra (ca 1860-1909), dit aussi or-rogui (prétendant), se proclama sultan en protestation contre les réformes du sultan 'Abd al-'Azîz. Il persécuta cruellement les Juifs

Une série d'insurrections sanglantes marquèrent le tournant du siècle, entraînant inexorablement des souffrances pour les Juifs, analogues à celles vécues au XVIIIe siècle, à l'époque néfaste de Mawlây Yazîd. La cause des incursions étrangères fut imputée aux Juifs qui par leur commerce et leurs écoles auraient attiré les Européens au Maroc! Des bandes de voleurs et de meurtriers sévirent dans l'ouest du pays et se répandirent au nord-est ainsi que dans la région adjacente à l'Algérie, suscitant l'inquiétude de Paris

Le pays sombra dans l'anarchie et la xénophobie. En mai 1905, un des agents précieux de la politique française, Xavier Coppolani, fut assassiné. Avocat de la «pénétration pacifique», il était spécialiste des confréries musulmanes et connaissait bien le pays et sa langue. Le gouvernement français proposa au sultan de rétablir l'ordre dans son empire avec l'aide de la France. En la circonstance, Paris décida de faire venir un militaire, serviteur de la République avec une longue expérience de la guerre coloniale – le général Louis-Hubert Lyautey (1854-1934), qui à partir de son expérience de l'Algérie mit en pratique sa tactique de la «tâche d'huile» pour étendre l'influence française en direction du Maroc à partir de l'Algérie

   Les épreuves endurées pendant cette période par les Juifs du Maroc furent immortalisées par une série de qasîda-s en judéo-arabe dues au poète sefraoui Rueben Azziânî ( 1878- 1942).Voir D. Ovadia, La Communauté de Sefrou: sources et documents, II, Jérusalem, 1975, pp. 207-215

[1] Sorti de Saint-Cyn Lyautey sert en Algérie et en Indochine avant d'être affecté à Madagascar jusqu'en 1902. Promu général, il obtient le commandement de la division d'Oran à la frontière du Maroc. En 1907, chargé d'occuper Oujda, il est nommé haut-commissaire du gouvernement pour la zone occupée. Il sera l'artisan principal de la pacification du Maroc après l'établissement du protectorat français dont il sera le premier résident général

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tritel

Les succès de la France au Maroc furent accueillis avec réserve par les puissances européennes qui lui livraient une concurrence acharnée. Les rivalités entre la France, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne qui se disputaient alors l'influence prépondérante au Maroc furent résolues par des concessions territoriales décidées lors de la conférence d'Algésiras, réunie à partir du 16 janvier 1906, et à laquelle participèrent les treize puissances signataires de la convention de Madrid de 1880. Pour la première fois dans leur histoire, les Etats-Unis rentrèrent aussi dans le concert européen. Le délégué américain y évoqua notamment «la question de la liberté religieuse et des restrictions imposées aux Juifs du Maroc». La France se vit confier un «mandat» sur le Maroc qu'elle accepta de partager avec l'Espagne

Les tractations d'Algésiras dont la délégation chérifienne fut tenue à l'écart, soulevèrent l'indignation de la population marocaine. Les réformes qui lui furent imposées par la conférence, l'occupation des territoires sahariens, et l'intervention française en Chaouïa firent passer Mawlây 'Abd al-'Azîz, accusé de mollesse, comme un suppôt des intrigues coloniales; il fut alors désavoué par les oulémas de Fès. Le climat insurrectionnel qui s'intensifia dans le pays fut le prélude de l'occupation française du pays. Le meurtre à Marrakech en mars 1907 d'Emile Mauchamp, médecin humanitaire qui avait exercé jadis en Palestine, fournit le prétexte de l'occupation militaire d'Oujda par une force expéditionnaire française menée par Lyautey et venue d'Algérie

Les événements de Casablanca et leurs suites (août 1907)

 Depuis peu la communauté juive de Casablanca commençait à se développer et comprenait environ six mille âmes. Les Français y entreprirent de grands travaux d'aménagement du port et surtout la construction du chemin de fer. Répondant à l'incitation à la guerre sainte lancée par le marabout Mâ' al- 'Aynin, des centaines de Kabyles armés, venus de la campagne, envahirent les chantiers le 30 juillet 1907 qu'ils saccagèrent, massacrant les ouvriers européens. Le 5 août, en représailles, la ville fut bombardée par le croiseur «Galilée», déclenchant une émeute de la populace casablancaise. Rejointe par des tribus kabyles, elle se rua sur la médina et surtout, sur le mellâh, et pendant trois jours, pilla, saccagea, tua et viola. Trente Juifs furent assassinés, une centaine furent sauvagement blessés, tandis que les femmes et les filles juives subirent les pires outrages. Sans défense, quatre mille Juifs abandonnèrent le mellâh pour se réfugier autour du consulat de France. Certains purent gagner le port où, poursuivis et frappés jusque dans l'eau, ils s’embarquèrent à bord des navires mouillés au large où ils restèrent sans vivres pendant plusieurs jours. La masse des habitants les plus démunis se barricada dans le mellâh; ce dernier fut entièrement détruit, provoquant la fuite de centaines de réfugiés juifs qui trouvèrent abri à Settat et à Mazagan. Beaucoup n'y parvinrent pas et furent capturés par les Kabyles. Plusieurs lettres adressées à l'Alliance à cette époque font état des détachements de secours qui, dans des provinces éloignées et dans des conditions périlleuses, se mirent à la recherche des captives juives dont certaines avaient été converties de force à l'islam ou vendues sur les marchés de l'intérieur

Suite aux événements de Casablanca les troupes françaises occupèrent la ville, puis toute la plaine voisine de la Chaouïa (1907-1908), soulevant l'hostilité de la population musulmane. Cette hostilité, qui se propagea dans toute la province, menaça aussi les Juifs dont la situation même dans les grandes villes devint précaire

L'anarchie marocaine se doubla bientôt d'une guerre civile. Le frère aîné d'Abd al-'Azîz, Mawlây al-Hâfid (1876-1937), réputé pour sa piété exemplaire, se posa en champion de la résistance aux Français. Il intriguait depuis longtemps contre son frère pour parvenir au trône. L'occupation de Casablanca lui fit franchir le dernier pas et le 16 août 1907, il fut proclamé sultan à Marrakech, la capitale du Sud, avec l'approbation des ulémas de la ville. Mawlây ' Abd al-'Azîz accusé par une fatwâ de «collusion avec l'ennemi d'Allah et de la religion» sera déchu et se réfugiera chez les Français à Rabat, ce qui le condamnera définitivement dans l'esprit de ses sujets

L'arrivée au pouvoir de Mawlây al-Hâfid (rég. 1908-1912) n'arrangea pas la situation politique. Le chaos général s'installa, dont les répercussions pour les Juifs, plus que pour d'autres sections de la population, furent particulièrement douloureuses. Des rapports publiés périodiquement dans le Jewish Chronicle indiquent chez les Juifs un sentiment constant d'insécurité. S'ils eurent à souffrir jusque-là de l'insécurité générale du pays et de la crise économique, désormais ils eurent à déplorer les instincts de pillage de certaines tribus arabes et les attaques à main armée

(Le massacre des Juifs de Settat, prélude au terrible tritel (janvier 1908


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(Le massacre des Juifs de Settat, prélude au terrible tritel (janvier 1908

Les lettres et les rapports envoyés par les représentants de l'AIU au siège parisien de l'association font également état de vexations, d'attaques, d'assassinats et de massacres dans d'innombrables villes et villages, disséminés dans tout le pays, entre autres à Azemmour, Demnat, Fès, Marrakech, Meknès, et Sefrou. Une menace de siège par des tribus du Maroc atlantique provoqua l'exode massif de la population juive de Mazagan. Comme leurs coreligionnaires casablancais, elle se réfugia à Settat situé à 70 km au sud de Casablanca. Ce chef-lieu de la province de la Chaouïa dans laquelle la France livrait une guerre continue afin d'y faire régner l'ordre, deviendra le théâtre d'une atroce tragédie. Settat, avait déjà été durement éprouvée en décembre 1903 et de nouveau en novembre 1907 lorsque la tribu de Myanza, profitant de l'état d'anarchie, l'avait sauvagement pillée.

Or, le 12 janvier 1908 une colonne française, sous le commandement du général d'Amade, quitta Casablanca pour soumettre une forte mehalla loyale à Mawlây al-Hâfid, campée dans les environs de Settat. Après avoir délogé les troupes marocaines, l'infanterie française entra le 15 janvier à Settat, désertée à l'exception des Juifs. Ceux-ci n'avaient pas suivi les fugitifs musulmans préférant remettre leur sort entre les mains de la colonne française qu'ils attendaient avec des drapeaux blancs. «Au départ des Français … les Arabes se sont jetés sur le mellah avec l'idée de les exterminer pour avoir acclamé les troupes françaises. Une quarantaine d'israélites ont été tués». Lorsque l'armée française repassa par Settat quinze jours plus tard, elle retrouva dans un bâtiment leurs malheureuses veuves et orphelins, «brutalisés et affamés à mort», qui les supplièrent de les emmener à Casablanca.

La situation à Fès

L'accession au trône de Mawlây al-Hâfid n'améliora en rien la situation des Juifs de la capitale qui sur un total de 100 000 habitants formaient environ un dixième de la population, soit entre 10 000 et 12 000 âmes. Le 15 décembre 1907 les rebelles ralliés à Mawlây al-Hâfid entrèrent de force à Fès, mirent à sac les bâtiments des impôts, les marchés, la poste française et le mellâh. Commença alors une période de cruelles vexations pour les Juifs de Fès, perçus comme les laquais de l'envahisseur français. Contrevenant aux termes du firman accordé par son ancêtre à Moses Montefiore en 1864, et malgré des promesses de tolérance faites par écrit au ministre français à Fès, le sultan Mawlây al-Hâfid contraignit les Juifs à travailler dans ses manufactures de poudre (Makîna) et ses écuries, sans salaire ni nourriture. En outre, ils étaient persécutés par son chambellan qui les obligeait à œuvrer le sabbat et même le jour du kippûr, n'hésitant pas à leur infliger la punition ignominieuse de la bastonnade. Il fallut l'intervention énergique de l'Alliance en la personne de Monsieur Amram Elmaleh, directeur de son école à Fès, pour mettre fin à ces abus.

Ensuite, le Makhzan interdit aux résidents du mellâh, ayant vue des fenêtres ou des toits de leurs demeures sur l'intérieur du palais, d'y poser leur regard, sous peine de mort. Ceci eut pour conséquence l'obstruction des fenêtres du quartier juif et l'arrêt de toute arrivée de lumière et d'air frais. En juin 1910, à la suite de la destruction des récoltes par le feu, les Juifs furent assiégés dans leur quartier, coupés de toutes communications et de commerce du quartier musulman.

Au début de l'année 1911, le petit-fils du grand rabbin de Fès Rafaël Abensur (1830-1917) fut enlevé et converti de force à l'islam. L'enfant fut séquestré dans la maison du cadi qui refusa de le restituer et il fallut l'action combinée des consuls français et britannique pour obtenir sa libération.

Selon les conditions de l'acte de son investiture, Mawlây al-Hâfid devait lancer un jihâd contre les infidèles et chasser les Français de la Chaouïa. Les négociations traînèrent en longueur et finalement l'accord du 4 mars 1910 soumit l'évacuation française de la Chaouïa et du Maroc oriental à la formation des tabors marocains, instruits et encadrés par des officiers français

  • Tabors- Soldats appartenant à des unités d'infanterie légère composées de troupes indigènes sous encadrement français.

(Le siège de Fès ou le tritel manqué (mai 1911

Le siège de Fès ou le tritel manqué (mai 1911)תריתל 1

Les graves événements qui secouèrent le Maroc au commencement de 1911 eurent des retombées périlleuses sur la situation des Juifs. Livrée à l'anarchie par l'impuissance du Makhzan, une grande partie du pays était à la merci des tribus belliqueuses dont la sédition, non seulement compromit la sécurité physique, mais paralysa toute activité économique. Sommé de rembourser les dommages causés aux Européens de Casablanca, le sultan ordonna de lever de lourdes taxes, mesure qui provoqua l'insurrection.

En mars 1911, la tribu des Cherarda se souleva contre l'autorité du sultan et, ralliant la plupart des tribus du nord, marcha sur Fès qui fut assiégée. Des terrasses de leurs maisons, les Juifs suivaient anxieusement les aléas des offensives (voir  ill. 3). La famine qui guettait toujours à la porte du mellâh, s'installa dans leurs foyers. Exténués, les Juifs étaient décidés à se battre, comme le décrivit Amram Elmaleh dans une lettre à l'Alliance en date du 12 avril 1911, un an presque jour pour jour avant le terrible tritel de Fès: «Les remparts du mellah sont gardés par des groupes de jeunes coreligionnaires en armes, résolus à se défendre et à vendre chèrement leur vie; à portée de ma main, mon fusil est chargé».

Cette fois-ci, Mawlây al-Hâfid sollicita l'appui du gouvernement français pour porter secours aux résidents européens — et sauver son trône. Néanmoins, selon certains historiens le sultan se résigna à demander ce soutien sous la pression d'Henri Gaillard,- Vice-consul de France à Fès de 1902-191 I. Il sera plus tard consul de France au Caire – consul de France à Fès. Ce fut-là une étape intentionnelle du plan ourdi par Gaillard et Charles Mangin, qui laissèrent la capitale sans défense afin que le sultan n'ait d'autre choix que de faire appel aux troupes françaises, cantonnées dans la Chaïoua, en échange de capitulations supplémentaires. La chute de la capitale ainsi que le tritel qui l'aurait inévitablement suivie furent écartés de justesse par l'arrivée le 25 mai 1911 du général Charles Moinier à la tête d'une force expéditionnaire.

Dans le même temps, une confédération de tribus berbères convergea sur Meknès à la veille de Pâque, exigeant la destitution du sultan Mawlây al־Hâfid et l'intronisation de l'un de ses frères, Mawlây al-Zîn. Les musulmans de la médina refusèrent, non par fidélité à Mawlây al-Hâfid, mais par prudence, car au cas où ce dernier en sortirait victorieux, ils encourraient des châtiments sévères de sa part. Aaron Moyal, le jeune directeur d'école de l'Alliance à Meknès, conscient qu'en cas d'assaut le mellâh serait la première victime, organisa courageusement la défense de ses coreligionnaires. Il leur distribua des fusils et des munitions et acheta le concours d'une cinquantaine de mercenaires arabes, répartissant les uns et les autres sur les remparts du mellâh. Le lundi 17 avril les rebelles attaquèrent à la pioche les murs du mellâh. Les Juifs ripostèrent avec une décharge générale, repoussant jusqu'au soir les attaques renouvelées des Berbères, qui finirent par se retirer au matin.

Ces actes de défense de la part des Juifs de Fès et de Meknès, tout à fait exceptionnels dans l'histoire des Juifs marocains, habituellement résignés à la persécution et à la soumission, furent fièrement claironnés par la presse juive. Comme nous le verrons plus loin, ils n'échappèrent pas non plus à la vigilance des services des renseignements français.

Aaron Moyal, né à Oran en 1877, fut tour à tour directeur de l'école de l'Alliance Israélite Universelle à Fès puis à Meknès.

Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton

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En flagrante violation de l'accord d'Algesiras, le général Moinier ne se contenta pas de sauver du massacre la population européenne de Fès, mais repartit aussitôt pour libérer Meknès où, agissant au nom du sultan, il captura Mawlây al-Zîn, avant de procéder à l'occupation de tout le nord du Maroc. Berlin protesta énergiquement avec l'envoi de la canonnière «Panther», officiellement, pour protéger les intérêts des Allemands dans le Souss. Il fallut le soutien diplomatique de l'Angleterre pour éviter la confrontation armée et régler le contentieux colonial entre Paris et Berlin par un traité franco-allemand signé en novembre 1911. La France accorda à 1 ' Allemagne des compensations territoriales en Afrique Équatoriale, et en contrepartie

«Des juifs qui se défendent», Archives Israélites 18 (4.5.191 I), p. 1-2. Selon un rapport d'intelligence militaire en date du 26.4.1911 «Le mellâh a été épargné moyennant le paiement d'une considération de plusieurs milliers de douros» [Nantes, Archives du ministère des Affaires étrangères, Légation de France àTangen série B245

l'Allemagne reconnut le protectorat de la France sur le Maroc. Voici écarté le dernier obstacle qui se dressait sur le chemin de la politique coloniale de la France. Mais l'absence d'un traité formel avec le sultan l’empêchait de consolider son contrôle sur le Maroc.

La perspective de la fin du «cauchemar marocain» fut accueillie avec un optimisme débordant par la presse juive francophone: «Les Marocains livrés à eux mêmes n'auraient certes pas manqué d'inaugurer de nouveaux exploits par un pillage en règle et un massacre des Juifs. Tandis qu'aujourd'hui, sous l'égide tutélaire de la France, ces pauvres Juifs si odieusement traités vont pouvoir se redresser dans cette humanité d'où l'intérêt, l'intolérance et la haine ont cherché à les expulser».

Pour Lyautey, la France devait rétablir l'ordre en s'entendant avec les tribus séditieuses désireuses de se débarrasser du joug d'un pouvoir tyrannique. Convaincu que la prise de Fès, la capitale impériale, mettrait fin à «l'anarchie marocaine», il incita le gouvernement français à s'engager plus avant, avec un minimum de troupes et à instaurer le protectorat du Maroc.

Escorté par le général Moinier, Henri Regnault, ministre de France à Tanger et diplomate accrédité, arriva à Fès le 24 mars 1912, avec pour mission d'imposer au sultan le texte du traité de protectorat qui déléguerait ses pouvoirs aux autorités françaises. Lors de l'arrivée de la délégation française «la population juive nous fit un accueil enthousiaste et ses orchestres nous gratifièrent de l'air de la "Mère Michel" qui passait alors au mellah pour notre hymne national!». Au bout d'une semaine de travail le ministre français obtint le célèbre traité, le 30 mars 1912. Sous la pression de cinq mille soldats français qui campaient sous les murs de son palais, Mawlây al-Hâfid signa le traité qui consacra officiellement le protectorat français sur le royaume 'alawite, conférant toute autorité au Commissaire Résident Général. Ce dernier représentait le gouvernement français auprès du chérif.

[1] Eugène Louis Georges Regnault (1857-19??) occupa des postes diplomatiques successivement en Tunisie, en Grèce et en Suisse. En 1906, il assista comme délégué français à la conférence d'Algéciras, avant d'être nommé ministre plénipotentiaire à Tanger.

   Abraham Bouhsira, «La communauté juive de Fès», thèse de doctorat de sociologie, Université de Strasbourg, 1997.

  • Résumé

A travers l'exemple d'une communaute juive marocaine millenaire – la communaute de fes – nous avons tente d'analyser le phenomene d'evolution culturelle, sociale et politique des juifs marocains sous le protectorat francais (1912-1956). La premiere partie de cette etude consiste en une description de la societe traditionnelle du mellah de fes : la mise au ban des juifs dans un quartier separe, leur statut politique en terre d'islam, les structures communautaires, la vie familiale et sociale, les moeurs et les rites. Nous nous sommes ensuite attaches a comprendre comment s'est faite l'evolution de cette communaute au contact de la societe coloniale. Nous avons etudie, dans un premier temps, les evenements historiques et les changements pendant la periode pre-coloniale (1870-1912), de maniere a degager leur signification comme indices de changement et leur impact sur ce phenomene. Dans un second temps, nous avons analyse deux facteurs de l'evolution dans la periode du protectorat. L'un est d'ordre economique : les mutations professionnelles; l'autre est d'ordre politique : la seconde guerre mondiale. Nous avons recherche les interactions de chacun de ces evenements sur les differents aspects du processus d'evolution. Nous avons ainsi mis en evidence la complexite d'une mutation sociale de ce type qui a provoque, en l'espace de quelques decennies, l’emancipation d'une societe regie par un ensemble de lois et de coutumes forgees a travers plusieurs siecles. La documentation que nous avons utilisee pour notre etude est inedite et provient, pour l'essentiel, de fonds documentaires internes a cette communaute. Elle permet de comprendre comment a ete vecue l'evolution par les differentes couches de la societe juive de fes.

Il exercerait les pouvoirs de la République française au Maroc et veillerait à l'application du traité. La France respecterait la religion musulmane et le statut de Sa Majesté chérifienne. De son côté, le sultan acceptait le droit de la France de stationner ses troupes sur tout le territoire marocain. En outre, la France administrerait la sécurité civile et les affaires de police du Maroc sur terre et sur mer. Sur proposition du gouvernement français, le sultan ou toute personne investie de son autorité, pouvait donner les ordres nécessaires au fonctionnement de son administration.

En échange de son assentiment, le sultan, conscient du climat agité, exigea que le traité fut maintenu confidentiel jusqu'après son départ de Fès pour le refuge de Rabat.

Suite à des indiscrétions, la nouvelle s'ébruita presqu'aussitôt et parut même dans la presse française. Lorsque la population fut mise au courant de la signature du traité:

Ce fut une consternation générale. Le traité du Protectorat était considéré comme un acte de vente, et toute la ville, depuis les chorfas et les oulémas jusqu'au dernier des bakkal [marchands de légumes] réprouvait la transaction par laquelle l'imam, le Commandeur des Croyants, élevé sur le pavois quatre ans auparavant comme Sultan du djihad, avait «vendu» aux chrétiens une partie de dar al-islam. Un calme lourd de menaces pesait sur la ville, mais les signes précurseurs de l'orage n'étaient encore perceptibles parmi les Européens, que pour les rares initiés à la vie intime de la capitale.

 Dès le dimanche 31 mars 1912, Hubert Jacques avait annoncé dans Le Matin, 10260, p. I, la signature par le sultan du traité du protectorat français sur le Maroc, avant même que le gouvernement français n'en soit informé. La nouvelle est répercutée dans la presse yiddish. Le Lodzer Tageblatt du 23 avril 1912 (paru en fait le 6 mai) titre en première page: Sultan Mulei Hâfid zogt zikh ob fun tron (Mawlây al-Hafïd renonce au trône). Voir illustration 4.

Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton

רבי יוסף בן נאיים

רבי יוסף בן נאיים

Le pogrome de Fès

Nous disposons de plusieurs sources de première main pour reconstruire les circonstances du drame de Fès, dont la dimension juive n'a suscité jusqu'ici qu'une évocation accessoire de la part des historiens. Les divers récits se recoupent et se complètent, car on trouve des détails et des analyses chez les uns qui manquent chez d'autres. Trois d'entre eux furent rédigés par des non juifs qui, tout en couvrant l'ensemble de l'événement, fournissent des informations sur la tragédie juive. Cette dernière reçoit évidemment plus d'attention chez les auteurs juifs qui pour la plupart, ont choisi de relater l'épisode en détails, jour après jour.

Du côté non juif, on citera en premier lieu le témoignage du Dr Frédéric Weisgerber (1868-1946) (voir doc. Al), médecin militaire et explorateur alsacien qui entra au service du Makhzan en 1897 pour soigner le grand vizir. Il commença alors une carrière de voyageur topographe et signa plusieurs travaux scientifiques sur le Maroc, dont il élabora la cartographie. En 1899, il se rendit à Fès et publia le récit de son voyage dans la revue Autour du Monde (1900), accompagné de ses clichés. Spécialiste des affaires marocaines, il apprit l'arabe et devint correspondant au journal parisien, Le Temps (Cl-6) et en 1913, il fut nommé conseiller du protectorat. Au moment des tragiques «journées sanglantes» (17-19 avril 1912), il logeait chez son ami, le consul Henri Gaillard. Un de ses articles dans les colonnes du Temps, indiquait qu'il pressentait à la date du 12 avril le drame qui allait avoir lieu:

A Fez même et dans les tribus voisines, les dispositions de la population à notre égard sont moins bonnes qu'au lendemain de l'arrivée de nos troupes [en mai 1911]. Il s'est produit quelques attentats isolés commis par des fanatiques et — symptôme plus significatif— les enfants dans la rue recommencent à insulter les passants européens. Or c'est par la bouche des enfants que l'on apprend la vérité sur les sentiments de leurs parents.

Survivant au massacre de 1912, il en donna un premier compte rendu dans le Temps et prit des photographies les plus marquantes des rescapés juifs. Ses souvenirs de cette époque troublée donnèrent lieu à un ouvrage autobiographique, publié après sa mort, survenue à Rabat en 1946.

Le récit de Weisgerber est complété par les reportages d'Hubert Jacques qui couvrait l'événement sur place (C6-7). Natif d'Algérie, il devint correspondant de guerre en Algérie puis au Maroc, pour le journal parisien, Le Matin. Lui aussi rédigea ses souvenirs sous forme d'un ouvrage, dont nous donnerons quelques extraits plus loin (A2).

Un troisième journaliste, Rober-Raynaud, mettra également par écrit ses souvenirs de l'époque. Grand spécialiste des questions nord-africaines et correspondant de l'Afrique française, Rober-Raynaud fonda en 1905 la Dépêche marocaine, un quotidien francophone paraissant à Tanger, où il était en relations suivies avec la Légation de France (A3).

Du côté juif, nous disposons de plusieurs témoignages précieux, en partie inédits, rédigés par Amram Elmaleh (A4). Né à Tanger en 1878, Elmaleh était d'abord adjoint au directeur de l'école de l'Alliance Israélite Universelle à Mazagan, de 1906 à 1909, date à laquelle il assuma la direction de l'école de l'AlU àFès, où il resta jusqu'en 1916. Il était à son poste lorsque survint l'assaut du mellâh dont il donne le récit heure par heure et jour par jour. Sa correspondance avec le comité central de l'Alliance est un témoignage unique, non seulement du cours des événements mais aussi de son propre héroïsme. Agé à l'époque d'à peine 34 ans, mais doté d'un sens du devoir inégalable, cet enseignant sut, grâce à un courage et un dévouement inébranlables, surmonter la catastrophe et porter secours à ses coreligionnaires autant à l'heure même de la destruction que pendant les mois de reconstruction qui l'ont suivie. Ses lettres écrites au plus fort du drame et son rapport complet sur le déroulement des événements, se trouvent pour la plupart dans un dossier spécial conservé aux archives de l'Alliance.

Enfin Pascale Saisset, consigna dans son Heures juives au Maroc, Paris 1930, la narration d'un enfant, fils de Mimoun Danan, qui vécut le saccage du mellâh (A5).

L'historien a également à sa disposition deux témoignages de source hébraïque. Le premier c'est le journal personnel inédit de Joseph Ben Naïm dans lequel l'auteur nota les événements survenus à son époque. Nous publions dans la deuxième partie de notre ouvrage le chapitre relatif à l'émeute de Fès rédigé avec beaucoup de sobriété, dans un style dépouillé (A6).

Né à Fès en 1882, scion d'une lignée de rabbins célèbres, Ben Naïm étudia dans la célèbre bibliothèque de la famille Serero, fondant lui-même une yeshiva. Lorsque celle-ci ferma ses portes après les émeutes de 1912, il travailla comme notaire, officiant, et scribe jusqu'à son décès en 1966. Grand bibliophile, Ben Naïm collectionna sa vie durant des milliers de livres et de manuscrits qui lui servirent à rédiger son célèbre ouvrage Malkhey Rabbanan (Jérusalem, 1931), dictionnaire bio-bibliographique des rabbins marocains. Ses écrits, préservés par sa famille, comprennent des commentaires bibliques, des sermons et de la jurisprudence rabbinique.

Son contemporain le grand rabbin Saul Aben Danan ( 1880-1972), également natif de Fès, était le fils du rabbin vénéré Salomon Aben Danan (1848-1929), qui fit partie de la Commission de secours au lendemain du tritel. En 1934, Saûl fut nommé juge près du tribunal rabbinique de Marrakech, puis de Mogador en 1939, avant d'être élu grand rabbin du Maroc en 1949. Il consigna à la fin de son recueil de consultations juridiques en langue hébraïque, Ha-gam Shaul, une chronique historique des événements qui se sont déroulés au Maroc au début du XXe siècle, à la veille de la colonisation française (A7). Il suivait en cela une tradition familiale, puisque déjà l'ancêtre de la dynastie, le rabbin Sa'adya Ibn Danân, mit par écrit au XV־'siècle les circonstances historiques de l'installation des juifs andalous au Maroc, en 1492. Dans un style précieux et fort littéraire, empreint d'un certain lyrisme biblique, il dépeint les journées tragiques du mois d'avril 1912 qu'il a personnellement vécues. L'intérêt de son récit, qui comporte des détails que l'on ne trouve pas par ailleurs, réside dans son analyse personnelle des faits qui fait preuve d'une grande perspicacité.

La première étape: le désarmement des Juifs le 5 avril, 1912

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Cette base documentaire déjà fort riche est suppléée par quelques relations en judéo-arabe que l'on doit également, à des témoins oculaires. L'érudit, Salomon Cohen, était depuis 1911 le trésorier (gizbar) de la communauté juive de Fès, dont il relata l'histoire dans son journal, en judéo-arabe (A8). Celui-ci couvre les années 1879 à 1925, date du décès de l'auteur. L'intérêt du témoignage de Cohen réside dans le fait qu'il a aussi vécu directement les événements de 1912 qu'il rapporte dans son journal. En outre, il est nommé en 1913, membre de la commission chargée de l'indemnisation des victimes du tritel. L'original de son journal, déposé autrefois dans les archives de la communauté juive de Fès, semble aujourd'hui perdu, mais, heureusement, il en subsiste une copie à l'Institut des manuscrits microfilmés de la Bibliothèque Nationale d'Israël, à Jérusalem. Une traduction hébraïque comprenant 76 pages très denses, effectuée par Hananiah Dahan en 1975, fut publiée dans le livre du grand rabbin David Ovadia (1913-2010) sur les Juifs de Fès.

Enfin, certains détails personnels sont fournis par deux sources supplémentaires. Dans leur recueil de textes judéo-arabes de Fès, Louis Brunot et Elie Malka inclurent la transcription d'un récit en judéo-arabe d'une femme anonyme qui vécut également ces heures éprouvantes (A9). G. B. Choukroun publia en 1993 une qasîda sur le tritel, recueillie de la bouche d'une dame fassie, Mes'ûda Sam'ûn, âgée alors de plus de 95 ans. Cette complainte fut composée à l'époque par le rabbin Moïse Lévy, disciple et gendre de l'érudit Joseph Ben Naïm (A10).

La première étape: le désarmement des Juifs le 5 avril, 1912

 Dès avant les événements dramatiques du pogrome de Fès, eut lieu un incident qui se révélera par la suite lourd de conséquences. Le 5 avril les autorités militaires françaises procédèrent à la réquisition de tous les fusils et les munitions détenues par la population fassie. Or, comme par hasard les premières perquisitions furent effectuées par les soldats de l'armée chérifienne auprès des habitants du mellâh, sous prétexte que ces derniers fournissaient des armes aux tribus berbères (Bl-3). Accusation d'autant plus ignoble que l'on savait pertinemment que l'hostilité de ces tribus s'exerçait en premier lieu contre les Juifs et que par ailleurs, c'était Mawlây al-Hâfid et son chambellan qui les armaient secrètement contre la France. Comme cela sera émis plus loin, l'hypothèse d'un acte prémédité de la part des Français qui ont observé la manière valeureuse dont les Juifs de Fès se sont défendus en 1911, n'est pas à exclure. Ils voulaient empêcher de semblables actes de défense lors de l'émeute pressentie.

Pour stimuler le zèle des soldats marocains on leur promit des primes ! 50 frs) en cas de découvertes de caches d'armes ou de cartouches. Animée d'une haine farouche contre les Juifs, la soldatesque maure se livra à toutes sortes de «dragonnades». Défonçant les portes des boutiques et des maisons du mellâh, ils violentèrent les femmes et frappèrent les habitants à coups de crosse. Comme on pouvait s'y attendre, ces perquisitions ne donnèrent qu'une maigre récolte, alors que de semblables recherches menées en ville arabe après la révolte, mettront au jour plus de 30 000 fusils.

Selon un rapport d'Amram Elmaleh (B2), les askari-s déposèrent sournoisement des paquets de cartouches dans les boutiques des Juifs, afin d'extorquer de l'argent à leurs propriétaires. Un jeune boutiquier, accusé de cacher des cartouches, fut conduit manu militari le soir du sabbat dans une caserne, où «sur l'ordre d'un officier français, il reçut à titre de question, une cruelle bastonnade qui le laissa plus mort que vif».

Ces violences provoquèrent un effroyable émoi au mellâh dont les habitants francophiles avaient réservé un accueil enthousiaste tant aux troupes de Moinier (avril 1911) qu'à la récente ambassade conduite par Regnault. Elmaleh adressa à ce dernier une énergique protestation exigeant des sévères sanctions contre les soldats coupables, menaçant de saisir l'opinion publique en Europe. De même, le consul britannique s'en émut (B3). Aucune suite ne fut donnée à l'enquête, mais les protestations d'Elmaleh ainsi que les accrochages et les insultes échangés au cours de la recherche, exacerbèrent sans doute le sentiment de revanche des soldats musulmans. La richesse du mobilier et l'abondance des marchandises constatées par eux lors de la fouille des magasins et des maisons juifs ne pouvaient qu'exciter leur convoitise. L'indignation des Juifs, désormais sans défense, allait être engloutie par une épreuve bien plus terrible qui se préparait dans les jours suivants.

De la mutinerie au meurtre- Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton


tritelDe la mutinerie au meurtre

De nombreux avertissements parvinrent aux Français sur une insurrection prête à éclater, au départ du sultan prévu pour le 17 avril. Dans Fès, toujours sous le coup de la signature du traité du 30 mars, la nouvelle du départ du souverain chérifien à Rabat, avait suscité une grande colère liée à la crainte d'un déclassement de la capitale et de la perte des privilèges de sa population .

Cette agitation et les rumeurs qui circulaient – sans doute à l'initiative même du Dâr al-Makhzan – selon lesquelles le sultan voulait quitter Fès pour échapper aux troubles qui ne manqueraient pas de se produire quand la signature du traité serait connu de tout le monde ou qu'il était tenu prisonnier par les Français, auraient-elles réellement échappé au général Moinier qui le 12 avril, quitta la ville pour la côte avec plupart des troupes françaises? Il laissait derrière lui, à peine 1 500 hommes, cantonnés au camp de Dâr al- Debibâgh, sous le commandement du général Brulard, à 3 km de la ville. Le nombre de troupes maures de l'infanterie et de la cavalerie de l'armée chérifienne, commandée par des instructeurs militaires français, s'élevait à environ 5 000 hommes. Il n'est pas impossible que cette «inconscience» apparente, procédait d'une tactique intentionnelle et que les autorités françaises savaient fort bien qu'un soulèvement populaire dont ils avaient peut-être mal estimé l'ampleur, était imminent. L'anarchie qui en résulterait ne pouvait que servir à démontrer la nécessité de l'instauration du protectorat.

Le 17 avril, jour présumé du départ du sultan accompagné par Regnault, pour Rabat, les tabors ou troupes chérifiennes de la kasba des Cherarda furent informées de l'entrée en vigueur immédiate de nouvelles mesures, décidées par la commission militaire, notamment l'introduction du port d'un havresac à la manière des troupes françaises. Or, le musulman marocain de l'intérieur n'avait pas coutume de porter des charges sur le dos, besogne traditionnellement réservée aux Juifs. De surcroît, du fait qu'ils devaient prendre désormais leurs repas à l'ordinaire, leur solde fut réduite en conséquence. Les askari-s en furent fort contrariés, car ils disposaient de moins d'argent à dépenser dans le quartier malfamé de Mawlây 'Abdallah.

Ces mesures étaient mal synchronisées; elles furent annoncées au milieu d'une journée où se produisit une éclipse solaire qui sema le malaise parmi une population déjà fort agitée. Les soldats du tabor s'en émurent, chahutèrent et injurièrent leur commandant français, déclarant qu'ils ne voulaient pas porter le barda' [bât de mulet] des bêtes de somme: «Nous ne sommes pas les soldats des Juifs, déclarèrent-ils, mais ceux du sultan». Les invectives dégénérèrent rapidement en mutinerie. Les instructeurs français furent massacrés avec une rare férocité par les askari-s qui, brandissant les têtes de leurs victimes sur des perches, se ruèrent hors de la kasba en proclamant la shahâda. Ils se répandirent en médina et, aux cris de: «il n'y a plus d'islam» ils exhortèrent la population au jihâd. Ils firent irruption dans le méchouar du palais impérial, sans qu'il soit clair si ce fut pour présenter leurs doléances au sultan ou pour le déposer. Mawlây al-Hâfid, dit-on, accepta de recevoir brièvement une délégation à laquelle il promit une solution. Insatisfaits par cette réponse, les soldats insurgés, soit 2 500 hommes – la moitié de l'armée chérifienne, se dispersèrent en ville aux cris de «Allah récompense les mujâhidîn».

Excitée par les appels stridents au jihâd lancés des minarets, la mutinerie se dégénéra rapidement en émeute populaire. Aux exhortations des imams se mêlèrent les yous-yous aigus poussés en chœur par les femmes qui, du haut des terrasses, dénudèrent leurs seins pour enflammer les insurgés, leur indiquant les fugitifs européens à abattre. Après avoir massacré dix-sept des instructeurs de la mission militaire, la foule se dirigea vers le Dôh («les Frondaisons»), quartier des consulats à Fès al-Bâli, assassinant dans leur course effrénée, tout Européen rencontré, s'acharnant sur leurs cadavres. Certains furent dévêtus, enduits de goudron et calcinés, d'autres décapités et jetés dans l'oued Fès. A l'Hôtel de France, ils criblèrent de balles le Père Fabié, un Franciscain espagnol ami des musulmans, mais, rencontrant un réduit de résistance de la part des autres Européens barricadés dans la pension, les émeutiers, alléchés par l'instinct de la rapine, se lancèrent à l'assaut du mellâh, dont les habitants plus vulnérables étaient perçus par eux comme les laquais des Français. Certains Juifs suipris en médina au moment du déclenchement de la mutinerie purent trouver asile auprès de négociants musulmans avec lesquels ils entretenaient des relations amicales; d'autres, comme le tangérois Abraham Bengio, agent de la société Braunschvig, furent cruellement abattus .

Au passage des mutins à Bû Jalûd, une foule de marginaux et de mécontents se joignit à eux. Parmi ces éléments turbulents se trouvaient de nombreux étudiants qui, malgré leur condition modeste, se considéraient comme les gardiens de la pure tradition musulmane. C'était sans doute quelques-uns parmi eux qui avaient propagé des commentaires tendancieux au moment de l'annonce du départ du sultan de la capitale. En outre, c'était à pareille époque qu'ils avaient coutume de fêter le carnaval dit du «sultan des tolba-s» qui célèbre l'assassinat du Juif Ibn Mash'al, mythe fondateur de la dynastie alaouite. M. Kenbib suppose avec raison, que cette fête put inspirer aux plus politisés d'entre eux l'infléchissement qu'ils imprimèrent au cours des événements.

Arrivés à Fès-Djadid, habité par la lie de la population, les émeutiers ouvrirent les prisons qui y étaient situées et c'est de ce point qu'ils partirent pour envahir le mellah.

De tout temps en effet, et dans toutes les villes du Maroc, les mellâhs excitaient la convoitise des musulmans fanatisés. Cette fois-ci, un mellâh de 12 000 habitants sans défense était exposé à la fureur bien connue des pillards.

Le pillage du mellâh- Pogrom de Fes-tritel-P.B.Fenton

התריתלLe pillage du mellâh

Vers midi et demi, aussitôt que l'alerte fut donnée au mellâh, les portes de l'unique accès furent fermées dans l'espoir qu'elles pourraient résister aux assauts. Vers deux heures, les portes, criblées de balles et attaquées au pic et à la hache, puis enfin incendiées tombaient en livrant passage à un torrent de pillards. Mais vraisemblablement, soit elles n'auraient pas été verrouillées soit les émeutiers auraient réussi à les déloger de leurs gonds, ou encore ce seraient les gardiens arabes, payés même par la communauté juive pour la garde du mellâh, qui les ouvrirent intentionnellement (A8).

Guidés par les mitrons et les gardiens musulmans du mellâh (A8), les émeutiers, se déversèrent dans ses ruelles. La soudaineté de l'attaque rendit impossible l'organisation d'une défense de la part des habitants juifs qui avaient été désarmés quelques jours auparavant. Néanmoins grâce aux quelques armes dissimulées certains se défendirent du haut des tours des remparts du mellâh, opposant une résistance aux assaillants jusque vers trois heures de l'après-midi. Selon le récit du rabbin Aben Danan, les armes confisquées par les troupes chérifiennes avaient été entreposées dans un arsenal au mellâh. Les Juifs y firent effraction, mais, dans leur précipitation ils prirent des cartouches qui ne correspondaient pas aux fusils emportés (A7). Terrés dans leurs demeures, les Juifs tâchaient de se barricader mais les portes furent rapidement enfoncées. Saisis d'épouvante, ils s'enfuyaient par les terrasses, de maison en maison, traqués par les pillards qui s'attardaient sur le butin. Les brigands emportaient tout: mobiliers, bijoux, vaisselle et vêtements; ce qui, par son poids ou son volume, ne pouvait être emmené, était brisé sur place. Ils descendaient dans les caves pour emporter les provisions alimentaires, et pour finir, ils mettaient le feu aux maisons.

Partout les pillards dépouillaient même leurs victimes de leurs vêtements.

 Ce fut une pratique constante chez les pillards et les brigands marocains de ne renvoyer leurs victimes qu'après leur avoir enlevé tous leurs vêtements.Voir supra, p. 16

Les récalcitrants étaient froidement assassinés. Les femmes et les filles subirent les pires sévices. Les jeunes femmes s'enduisirent le visage de cendres pour s'enlaidir et s'épargner les outrages du viol, tandis que les femmes enceintes, tremblant d'effroi, accouchèrent prématurément ou firent fausses couches.

Lors d'autres cas d'attaques du mellâh, il est attesté que les femmes juives se brûlaient le visage pour décourager leurs ravisseurs. Cf. L'Exil au Maghreb, p. 630

Les cris des victimes parvinrent aux oreilles de M. Elmaleh, directeur de l'école de l'Alliance à Fès, qui rédigera au milieu de la catastrophe une description saisissante du cauchemar heure par heure. Les Juifs gardèrent l'espoir que les autorités militaires françaises enverraient un détachement de troupes pour délivrer le mellâh. A peine quelques semaines avant l'attaque fatidique, une ouverture avait été pratiquée dans la muraille sud du quartier juif qui donnait directement sur la voie menant au camp français situé sur le plateau de Dâr Debibagh, à une distance de deux kilomètres. A prix d'or Elmaleh essayait en vain d'envoyer des messagers au camp et au ministre de France implorant des secours (B10).

Malgré les moyens rudimentaires de communications, de son côté, le major Brémond avait réussi dès midi à apporter à la mission diplomatique française les premières nouvelles de la mutinerie qui forent communiquées aux garnisons de Dâr Debibagh et de Dhar Mehraz". Au camp de Dâr Dbibagh, le principal souci du général Brulard, qui ne disposait que de 800 hommes environ, était de porter secours aux Français résidant dans la médina, mais au lieu de traverser le mellâh, ce qui aurait été le chemin le plus court et qui aurait apporté le salut aux Juifs, il ordonna, par téléphone, à ses forces de le contourner. Or, un détachement d'une centaine de tirailleurs aurait peut-être suffi à empêcher les effroyables atrocités perpétrées dans le mellâh. Mais les troupes passèrent sous ses murailles, à travers champs et mirent trois heures à parcourir la petite distance entre leur camp et les murs de Fès. «L'un des buts de cette manœuvre, dit Mohammed Kenbib, était d'éviter que ces forces ne soient retardées par les émeutiers ayant envahi le mellah, de détourner l'attention de ces derniers en les laissant se livrer au pillage et, éventuellement, s'entre-tuer pour le partage du butin». En somme, il ne fait que reprendre l'opinion du journaliste Rober-Raynaud qui observa à l'époque (A3) que «la rage dévastatrice des émeutiers, en se prolongeant [au mellâh], sauva l'ambassade et les quartiers européens d'un assaut qui, sous le nombre, eût été irrésistible».

Les Français avaient donc laissé les Juifs sans défense, livrés en bouc émissaires à la furie des pillards. Pis encore, sachant que les secours immédiats aux assiégés du quartier européen ne viendraient que de Dâr Debibagh, les émeutiers prirent position sur les remparts du mellâh et tirèrent sur ces troupes, si bien que les officiers français crurent un instant que les Juifs leur étaient hostiles et qu'ils s'étaient rangés du côté des révoltés (B10), alors qu'ils étaient totalement abandonnés à leur sort.

[1] Cet avis est rapporté par Elmaleh qui l'a certainement entendu de source militaire. Il fut probablement inventé par les Français pour se disculper tant il est insoutenable.

 Le pillage ayant commencé mercredi à midi se poursuivit sans répit, jusqu'au vendredi 19 avril. Pendant toute la nuit, les émeutiers spoliaient et incendiaient les maisons et les boutiques. Les Juifs terrorisés les supplièrent de prendre leurs biens et leurs richesses, mais de leur laisser la vie sauve.

«Nous allons commencer par vous dépouiller, leur fut-il répondu, demain nous reviendrons pour vous tuer» (A2).

La nuit du mercredi au jeudi fut infernale. Les Juifs pétrifiés, «veillaient auprès de leurs familles atterrées, entendant la fusillade, les clameurs des victimes, dans un quartier éclairé de la sinistre lueur des incendies, s'attendant à chaque instant à être assassinés par la horde sauvage et massacrés avec les leurs» (B10).

Le lendemain, le jeudi 18 avril, dès six heures du matin les pillards revinrent, leurs rangs grossis par des hordes de campagnards venus pour le souk hebdomadaire du jeudi ainsi que par une partie de la population musulmane de Fès al-Bali et de Fès al-Jadîd, dans le but, pour certains d'entre eux de faire disparaître toute trace des titres de créances que détenaient sur eux les habitants du mellâh. Les Filâlis, les Belajma, et les Oulâd Jâma', hommes et femmes, y prirent part également. Plusieurs maisons qui s'étaient défendues avec le courage du désespoir avaient fini par céder aux balles et aux flammes. On évoque le nom d'Abraham Botbol, qui naturalisé français, avait fait son service militaire. Pendant plusieurs heures et jusqu'à l'épuisement de ses munitions il avait défendu l'entrée d'une étroite ruelle, avant de prendre la fuite par les terrasses. De jeunes Juifs postés sur les murailles du mellâh jetaient des pierres sur les pillards. Enragés, ces derniers commencèrent à assassiner et infligèrent des mutilations aux vivants et aux morts, violèrent les femmes et les filles, dont nombre furent emportées à la campagne pour être vendues comme esclaves (C17-18). Selon certains témoignages, des enfants âgés de trois ans furent précipités du haut des maisons et des fenêtres ou coupés en morceaux devant leurs parents horrifiés (C19). Pour échapper à la mort, les Juifs se cachèrent dans des caves et des fours ou se précipitèrent dans des puits (A6).

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