Juifs du Maroc R.Assaraf


Juifs du Maroc R.Assaraf

Juifs du Maroc a travers le monde – Robert Assaraf

Qu 'on empeche de se constituer dans la zone franqaise du Maroc des societes sionistes, j'estime une telle mesure tres opportune et dans I'interet de l'ordre public. Mais on ne peut interdire aux israelites marocains de participer, par le versement de la cotisation du shekel, au mouvement national juif et satisfaire ainsi a un devoir d'ordre moral et religieux.

Pour eviter que l’emissaire organise des conferences de propagande, Yahia Zagury proposa de confier aux comites des communautes le soin de recolter l'argent, qu'il ferait parvenir directement non a la centrale sioniste, mais au consul de France a Jerusalem. Arrive a Casablanca en juillet 1923, Abraham Elmaleh fut informe de cet arrangement qui vidait de tout sens sa mission, et il ne tarda pas a repartir. Son successeur, Halpern, arrive en fevrier 1924, n'eut pas le droit de donner des conferences, mais put rencontrer, en prive, chaperonne par Yahia Zagury, les plus gros donateurs aupres desquels il recolta 120.000  francs environ.

Le peu de succes de la mission d'Halpern peut se mesurer au fait que, quelques jours a peine apres son depart de Casablanca, la Residence interdit 1'entree et la diffusion au Maroc du journal, en hebreu, de !'organisation sioniste mondiale, Haolam,« en raison de son caractere politique susceptible de provoquer des troubles». Halpern reagit vivement, en transmettant au Quai d'Orsay un « Rapport sur la question du sionisme au Maroc », dans lequel il refutait, point par point, les allegations de la Residence generate. Sollicite par le ministere frangais des Affaires etrangeres, Lyautey, dans une lettre du 19 aout 1924, reaffirma son hostilite a la legalisation des activites sionistes:

L'interet de la France est de soustraire dans la mesure du possible les communautes israelites du Protectorat a des influences exterieures dont la direction echappe aux sionistes frangais qui sont impuissants a contrecarrer efficacement l'action des sionistes ango-saxons, allemands et russes. Ces groupements recevant des mots d'ordre de I'exterieur, risqueraient de provoquer dans les milieux musulmans des mouvements de reaction dont les communautes juives pourraient etre les premieres a patir.

Il convient de noter que le sultan, le makhzen. et toute la classe elevee de la population musidmane, sur l'adhesion desquels repose toute notre politique, voient d'un assez mauvais oeil l'action sicmiste, fly a la un facteur politique et gouvernemental special dont il faut tenir le plus grand compte, Je suis mieux place que quiconque pour juger la situation politique partiadiere du Maroc, et les considerations politiques s'opposent a la creation de groupments sionistes. M. Halpern voudra bien reconnaitre que la Residence est mieux placee que lui pour juger la situation et nous epargner I'accusation d'hostilite systematique I'egard du sionisme dont il parait .vouloir nous charger

C'est un principe pour le Protectorat de refuser la creation de toute association a caractere politique, et il ne lui a pas paru possible de deroger a cette regie en faveur d'organisations sionistes. Ce n 'est pas, j'y insists, en raison de leur caractere sioniste meme que ces associations ne sont pas autorisees, mais je ne peux faire abstraction des contingences et ignorer les menaces de troubles pesant sur le Protectorat.

Nouveau responsable de la section marocaine de la Federation sioniste de France, Jonathan Thurtz, un Juif polonais installe a Casablanca comme representant d'une firme britannique, laissa passer l'orage. Il ecrivit a Londres:

Dans I 'etat actuel ou se trouve la situation sioniste au Maroc, le comite provi soire de la FSF, section du Maroc, estime, dans I'interet meme du mouvement et pour faciliter ses efforts en vue de sa reconnaissance officielle, de remettre a plus tard toute manifestation sioniste.

La situation allait changer du tout au tout avec le depart de Lyautey du Maroc a l'automne 1925, et son remplacement par The'odore Steeg, agrege de philosophie et proche du Parti radical, tres favorable au sionisme. Des sa nomination, Theodore Steeg, qui avait ete gouverneur general de l'Algerie, fut approche par les milieux sionistes et se montra plutot receptif. Il repondit au telegramme de felicitations de Jonathan Thurtz par un message plutot chaleureux:

Vans pouvez etre assure que, au Maroc de meme que, hier, en Algerie, j'aurais a coeur de faire respecter d'une facon absolue toutes les croyances et qu'a l'egard des sionistes je resterai inebranlablement attache aux principes directeurs de la politique poursuivie par la France au sein de la Societe des Nations.

Theodore Steeg fit toutefois preuve d'une tres grande prudence. Ainsi, le 7 juin 1926, il conseillait la prudence et la patience a Nahoum Sokolov en evoquant l'hostilite du sultan au sionisme:

Le sultan se refuse formellement a tolerer toute propagande qui aboutirait a diminuer le nombre de ses sujets Israelites. Il convient de laisser les communautes juives du Maroc travailler sans agitation, evoluer sans arriere-pensees pour epargner a l'ensemble du peuple marocain une propagande qui, si elle est excellente en son principe. risquerait d'etre mal comprise par certains et de ressusciter un fanatisme dont les juifs eurent longtemps a soujfrir. Son retour ne pourrait que nuire aux interets de ceux que vous defendez. J'ai la certitude que les sionistes du Maroc sauront, tout en poursuivant la realisation de leur reve le plus cher, collaborer a la prosperite et a la grandeur de ce pays.

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Dans la pratique, Theodore Steeg, a defaut de legaliser officiellement le mouvement sioniste, tolera son existence selon un modus vivendi dont Nahoum Sokolov, dans sa reponse a Steeg, se rejouissait:

Vote Excellence a eu la bonte de faire reROBERT ASSARAFssortir que les Juifs residant dans le protectorat sont libres de devenir individuellement membres de la Federation sioniste de France, qu 'a ce titre aucune objection de la Residence ne s 'oppose a ce qu 'ils recueillent le shekel et que les juifs desirant quitter le Maroc pour participer personnellement a l'etablissement du Foyer national juif en Palestine ne rencontreront aucun obstacle sur leur route.

Ce compromis contraignit le mouvement sioniste marocain a faire profil bas. Ayant du s'engager a ne pas «reduire le nombre des sujets de Sa Majeste », il ne pouvait oeuvrer en faveur de !'immigration, le devoir sioniste par excellence.

Ils interioriserent a ce point cette restriction que l'un des principaux dirigeants sionistes marocains, Me Fernand Corcos, pouvait declarer en 1926:

Soyez tranquilles, Juifs du Maroc, on ne vous demande pas d'aller en Palestine, On ne veut meme pas que vous essayiez d'y aller, nous avons assez de candidats immigrants, nous en avons trop. La grande question du sionisme n 'est pas de peupler la Palestine, mais de soutenir et de maintenir les Juifs qui y sont deja, et ceux, infiniment plus nombreux, qui, depuis tant d'annees en Europe centrale, desirent s'y rendre. Les Juifs marocains ne sont pas des postulants a la colonisation palestinienne, nous le savons et nous ne demandons rien de ce genre.

De fait, le souvenir traumatisant de l'e'chec de !'immigration, au debut des annees vingt, de plusieurs dizaines de families constitua un puissant antidote a tout nouveau depart. A cela s'ajoutait le fait que l'Agence juive distribuait tres parcimonieusement les certificats d'immigration, reserves, dans leur quasi-totalite, aux immigrants desireux de fuir les persecutions en Europe. De plus, sauf circonstances exceptionnelles, la Residence s'opposa a la delivrance de visas de sortie pour les Juifs marocains, comme le rappela une directive en date du 29 juillet 1932 :

Monsieur le Consul general de France a Jerusalem estime que le gouvemement general du Protectorat doit s'efforcer d’empecher les israelites marocains d'aller. soit directement, soit par la voie detournee de la Syrie, s'installer en Palestine. Je vous serais donc tres oblige de bien vouloir deconseiller vivement aux israelites marocains de la zone franqaise d’emigrer en Palestine, et de ne delivrer des passeports qu 'avec la plus grande circonspection, apres vous etre entoure de toutes les garanties possibles quant a la moralite des demandeurs et quant a leur credit effectif.

Le mouvement sioniste marocain put toutefois se doter d'un organe officieux l'Avenir illustre, dont l'impact sur les Juifs" eclaires " fut loin d'etre negligeabfe. Toutefois soucieux de ne pas déroger au modus vivendi passé avec la Résidence, l'Avenir illustré, durant les années 1926-1940, s'abstint soigneusement de prôner l'alyah, l'immigration en Palestine. Il préférait souligner la nécessité d'une alliance politique entre Juifs et Français, et affirmait ainsi en juillet 1928 : « Loin de présenter à nos coreligionnaires au Maroc, le sionisme comme un état politique dont ils eussent à espérer on ne sait quelle fantaisiste libération, nous avons professé au contraire, très fermement et constamment, que l'avenir des Juifs marocains était au Maroc et qu'une égale ferveur devait les pousser à devenir de meilleurs juifs et de meilleurs Français. »

Cette analyse était reprise à nouveau dans le numéro du 26 octobre 1928 :

Peut-on dire que notre revue ait cherché à détourner les Juifs marocains sur la Palestine ?Non ¡jamais notre revue n'a écrit un mot d'encouragement en ce sens. Bien au contraire, nous avons toujours écrit que, pour les Juifs marocains, Sion était au Maroc, en ce sens qu'il serait désirable qu'ils s'inspirassent du sionisme pour faire au Maroc ce que leurs frères réalisent en Palestine : un effort vigoureux et efficace pour sortir le Judaïsme marocain de sa torpeur, de ses courtages, de son mercantilisme et le lancer dans l'industrie, l'agriculture et le commerce sain… Qui ne voit le rôle de premier plan que les juifs peuvent jouer au Maroc entre les Français protecteurs, respectés et estimés, et les musulmans, plus prompts à les imiter  qu 'à les comprendre ? Le juif peut et doit devenir l'intermédiaire entre la politique française et le peuple marocain.

Dans son éditorial du 30 juin 1929, l'Avenir illustré revenait sur ce thème : « Le sionisme ne peut, en pénétrant le judaïsme marocain, que servir l'œuvre du Protectorat en lui préparant des éléments dignes d'être assimilés. »

De fait, les responsables du mouvement sioniste marocain avaient dû composer avec la réalité. Ils n'ignoraient pas que, en dépit de l'influence qu'il exerçait sur certains groupes, notamment les anciens élèves du réseau de l'Alliance israélite, le sionisme attirait fort peu les élites soucieuses de parfaire leur intégration dans le moule français. Entre l'émanci­pation collective, à la manière sioniste, et l'émancipation individuelle, sur le modèle du franco-judaïsme et des valeurs de la Révolution de 1789, l'opinion publique avait tranché. C'était le modèle français qui recueillait le plus d'adhésions enthousiastes. Une situation qui perdura jusqu'au traumatisme constitué par les persécutions vichystes.

L'appel vers Israël : 1945-1957

L'appel vers Israël : 1945-1957

Alors que s'il ne s'était jamais tari depuis la seconde moitié du xixesiècle, le courant de « montée » vers la Terre sainte s'était transformé en mince filet depuis l'instauration du Protectorat. Entre 1912 et 1944, seuls 1000 immigrants quittèrent le Maroc pour la Terre sainte, du fait de la rareté des certificats mis à la disposition des sionistes marocains par les responsables juifs du Yichouv ainsi qu'en raison des obstacles administratifs mis à la délivrance de visas de sortie par la Résidence générale.

Au lendemain de l'armistice de juin 1940, les relations entre le judaïsme marocain et 1'organisation sioniste mondiale furent interrompues du fait de la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Grande-Bretagne.

Ce tarissement de la très faible immigration juive marocaine provoqua une réflexion chez les dirigeants du Yichouv. Responsable du département de l'alyah à l'Agence juive, Eliahou Dobkin notait dans un rapport rédigé en 1943 :

Je ne sais comment expliquer le phénomène bizarre du tarissement de l'alyah d'Afrique du Nord, autrefois le principal réservoir de l'alyah en Eretz Israël. Peut-être à cause du mur total d'incompréhension de la part de l'alyah européenne…

Le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, et la reprise des contacts entre la communauté juive marocaine et ses coreligionnaires du reste du monde libre virent une modification radicale du comportement des Juifs marocains à l'égard du sionisme politique.

A Jérusalem, où avait été transféré le siège de l'Organisation sioniste mondiale, les érigeants du Yichouv, avertis du massacre systématique des Juifs européens par les nazis, ne tardèrent pas à réaliser que les communautés juives du Maghreb et du Machrek constituaient désormais un potentiel humain de première importance qui avait été jusque-là injustement négligé.

Un mois à peine après le débarquement allié au Maroc et en Algérie, Eliahou Dobkin, lors d'une réunion, le 11 décembre 1942, des instances dirigeantes de l'Agence juive, déclara : « La libération de l'Afrique du Nord par les Alliés nous ouvre la possibilité d'établir des liens avec des communautés juives fortes de 400 000 âmes, dont la moitié vit au

 Maroc… C'est là un champ d'action d'une grande importance, puisqu'il s'agit des communautés les plus proches susceptibles de se joindre à nous avant même la fin de cette guerre. »

Le judaïsme marocain constituait un « domaine de mission » pour les émissaires de l'Agence juive, du fait des profonds changements intellectuels et spirituels qui le traver­saient après le traumatisme constitué par l'instauration par le régime de Vichy d'un statut des Juifs dont la rigoureuse application avait ébranlé la conviction jusque-là nourrie par les élites les plus francisées d'une intégration dans la société coloniale. Cette désillusion ne pouvait trouver une compensation dans une éventuelle adhésion au mouvement natio­naliste marocain, alors en pleine expansion. Les Juifs en étaient, si ce n'est exclus, du moins éloignés en raison de la coloration religieuse islamique de ce mouvement et de la solidarité active qu'il manifestait avec la cause nationale palestinienne.

Conscients de cette situation, les responsables de l'Agence juive organisèrent, dès mars 1943, les premiers cours de formation des futurs émissaires qui seraient envoyés au Machrek et au Maghreb. Comme le soulignait Eliahou Dobkin :

Il était important que nous nous manifestions au plus tôt dans ces commu­nautés, en cette période de transition et de crise, avant que ce judaïsme, qui a été confronté à une grave poussée antisémite, en particulier sous le régime de Vichy, ne s'adapte à la nouvelle situation créée par l'arrivée des armées alliées. La défaite de la France, à la lumière de laquelle ce judaïsme avait été éduqué, a suscité un grave désarroi. Nous devons forger de ce désarroi la conscience sioniste. Notre tâche ne sera pas aisée car, malgré leurs profondes racines dans la langue hébraïque et leurs relations anciennes avec Eretz Israël, leur nombre actuel dans le Yichouv ne dépasse pas les 10 000.

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Une quarantaine de personnes, issues dans leur quasi-totalité des kibboutzim, furent ainsi sélectionnés. Les trois premiers émissaires arrivèrent en septembre 1943 en Tunisie, libérée depuis mai 1943 de l'occupation nazie. Au Maroc, les deux premiers émissaires, Yigal Cohen et Caleb Castel, arrivèrent en octobre 1944, en uniformes d'officiers de renseignements de la France libre. Ils avaient en effet bénéficié des excellents contacts noués par les milieux sionistes de Palestine avec les représentants de la France libre à Beyrouth et à Jérusalem, lesquels, en ternies plutôt délicats avec les Britanniques, n'étaient pas mécontents de jouer un mauvais tour à ceux-ci. Yigal Cohen et Caleb Castel purent constater les changements intervenus au sein du judaïsme marocain et notèrent dans leurs Mémoires : « Les émissaires d'Erez Israël ont été comme l'allumette qui a rallumé la braise de l'amour et de la nostalgie de Sion pour la transformer en flamme qui devait par la suite déraciner la diaspora nord-africaine. »

Bien que toujours juridiquement considérée comme une simple section de la Fédération sioniste de France, la Fédération sioniste marocaine avait trouvé dans l'occupation de la France métropolitaine le motif lui permettant d'entrer directement en contact avec l'Orga­nisation sioniste mondiale. En 1946, elle fut élut comme secrétaire général un Juif marocain, Prospcr Cohen, anclen instituteur dans une école de l'Alliance Israélite universelle devenu avocat.

Prosper Cohen avait participé, en tant que représentant du judaïsme marocain, à la conférence organisée à Atlantic City, aux États-Unis, par le Congrès juif mondial, une conférence qui s'était clairement prononcée pour la création d'un État juif en Palestine.

Prosper Cohen joua un rôle déterminant dans la maturation du mouvement sioniste marocain, notamment grâce au journal dont il fut le premier rédacteur en chef, Noar, organe de l'association Charles-Netter.

Après des élections houleuses qui illustraient la difficulté du placage sur le judaïsme marocain des querelles entre les différents partis sionistes, le mouvement sioniste marocain désigna quatre délégués pour le représenter au Congrès sioniste de Bâle, le premier depuis la fin de la guerre, qui se tint du 9 au 24 décembre 1946 : Prosper Cohen, affilié aux révi­sionnistes, Maurice Timsit, membre du Mizrahi religieux, et deux délégués indépendants,  Joseph Lévitan et Paul Calamaro. Lors du Congrès, ils firent adopter une résolution en faveur de l'immigration en provenance du Maroc.

Une immigration à l'origine très limitée en raison du nombre restreint de certificats distribués par l'Agence juive et initialement réservés aux réfugiés juifs européens installés au Maroc, dont bien peu se décidèrent à gagner la Palestine, préférant soit revenir en Europe, soit partir pour les États-Unis.

Non sans d'âpres discussions, lesdits certificats furent « rétrocédés » au mouvement sioniste marocain et attribués à des mouvements de jeunesse sionistes proches du courant sioniste socialiste.

Les dix premiers certificats furent ainsi attribués, entre autres, à Élie Moyal de Salé, futur vice-ministre des Télécommunications, au peinte paysagiste Shaul Zvi Zini de Sefou et au peintre Moshé Gabay de Casablanca. Arrivés en Palestine, ils furent dirigés sur le kibboutz Beit Hashita, où ils retrouvèrent de jeunes Juifs originaires de Tunisie et d'Algérie avec lesquels les relations furent plutôt conflictuelles. Si les Tunisiens firent sécession pour fonder le kibboutz Régavim, les Marocains, après bien des difficultés, créèrent celui de Tseelim dans le Néguev.

D'autres immigrants marocains, arrivés ultérieurement, fondèrent le kibboutz Yotvata, non loin d'Eilat, sous la direction d'Eliezer Avitan, l'un des pionniers du sionisme marocain.

Les quelques bénéficiaires de certificats d'immigration eurent d'ailleurs les plus grandes difficultés à quitter le Maroc en raison du refus des autorités françaises de leur delivrer des passeports et des visas de sortie. Si l'Agence juive voulait attirer des immig­rants, elle devait donc trouver le moyen de contourner ce double obstacle : à la sortie du Maroc et a l'entree de la Palestine. Certes, il y avait le précédent de l'alyah clandestine : Europe, mais la situation était totalement différente au Maroc. En Europe, les candidats a l'immigration étaient des rescapés de la Shoah, enfermés dans des camps de « personnes deplacées » et donc « disponibles » pour une aventure périlleuse. Au Maroc, il s'agissait :de déraciner des familles installées dans le pays depuis des siècles et qu'aucun danger ne semblait menacer

Juifs du Maroc a travers le monde- R.Assaraf

De plus, alors qu'en Europe les pays de départ des navires – la France et l'Italie – non seulement ne mettaient aucun obstacle mais étaient complices, en Afrique du Nord, on savait que les autorités feraient tout pour entraver les départs.

En 1947, l'Agence juive décida de frapper un grand coup en mettant sur pied une filière de départs commune à tout le Maghreb. Nommé commandant de la Haganah pour l'Afrique du Nord, Ephraïm Ben-Haïm Friedman arriva à Alger en janvier 1947 sous la couverture officielle d'émissaires du Keren Kayemeth Leisrael. Son premier geste fut d'organiser le premier séminaire d'entraînement de la Haganah avec la participation des membres de mouvements de jeunesse pionnière de Tunisie, d'Algérie et du Maroc. Le Maroc était représenté par deux jeunes éducateurs de l'association Charles-Netter de Casablanca, Sam Abitbol, responsable de la Kvoutsat Ben Yéhouda, et Élie Ohayon, secrétaire de la Fédération sioniste marocaine.

Dans la tradition « activiste » de son parti, le kibboutz Hameouhad, l'émissaire palestinien imposa – plus pour des raisons idéologiques et psychologiques que pour des motifs pratiques – que l’embarquement se fasse directement à partir des côtes nord-africaines elles-mêmes et non par la filière française, comme cela s'était fait jusque-là, à très petite échelle.

Avec le soutien de militants et sympathisants locaux, un camp de transit fut installé à quelque 200 kilomètres à l'est d'Alger, près de Tenès, sous la couverture d'une colonie de vacances Repos et Santé. Revenus au Maroc, Sam Abitbol et Élie Ohayon, relayés par la rumeur publique, propagèrent dans tous les mellahs du Maroc la nouvelle de l'ouver­ture de la route pour Eretz Israël. Après Pessah, en avril 1947, ils commencèrent à faire traverser clandestinement la frontière algérienne, à la hauteur d'Oujda, aux premiers groupes venus de tout le pays.

Arrivés à Alger, les candidats à l'immigration étaient pris en charge et dirigés vers le camp où ils ne devaient rester que quelques jours, mais où leur séjour dura en fait près de six semaines. La rencontre entre les immigrants marocains et les responsables sionistes français ne fut pas des plus harmonieuses. Envoyé de métropole pour diriger le camp de Tenès, Raphaël Hamel ne cachait pas sa colère :

Nous nous sommes rapidement rendu compte de la très faible proportion de membres du mouvement et du potentiel productif. Le nombre de membres des mouvements de jeunesse oscillait entre 20 et 25 ; et celui des artisans et ouvriers, autour de 60. Tout le reste, 250-300 personnes, appartenait aux basses classes sociales ; c'étaient des oisifs vivant du marché noir, tentés par la délinquance et attirés par l'idéologie de l'Irgoun.

Le départ se solda par un semi-échec. La crique choisie initialement pour l’embar­quement était trop dangereuse. Le nouveau site retenu, avait un inconvénient majeur : l'impossibilité pour le bateau panaméen Anal, rebaptisé Yehouda Halévy, d'arriver près de la côte ; et la nécessité de transporter les olim en barque jusqu'au bateau. Il fallut pour cela louer les services de contrebandiers professionnels – au grand dam des notables de la communauté juive d'Alger, qui n'appréciaient guère de telles fréquentations ! Ce n'est que dans la nuit 10 mai 1947 que le Yehonda Halévy jeta l'ancre près de Tenès. Bâtiment de 250 tonneaux, il avait été aménagé pour accueillir 600 passagers. Malgré l'interception par la gendarmerie, sans doute alertée par les allées et venues de 200 immigrants, les 460 autres réussirent à embarquer à bord du bateau qui prit rapidement le large vers la Palestine.

Des familles se trouvèrent ainsi divisées, une partie en route pour Israël, une autre contrainte de revenir au Maroc. Ce fut le cas de Shaul Bensimhon, qui revint à Fès pour tenter de canaliser le flot des candidats au départ.

Repéré au large d'Alexandrie par la Royal Navy, le Yehouda Halévy fut dirigé sur Chypre, dès son entrée dans les eaux territoriales palestiniennes, et escorté vers le port de Haïfa, où son arrivée fit sensation. Pour la première fois, il s'agissait d'immigrants clandestins venus non d'Europe, mais d'Afrique du Nord. Comme l'écrivait l'un des orga­nisateurs de cette opération, Ephraïm Ben-Haïm Friedman :

La presse hébraïque signalait que pour la première fois il ne s'agissait pas de rescapés des camps de la mort d'Europe ou de réfugiés de Sibérie, mais de nos frères orientaux vivant en paix depuis des siècles à l'ombre de l'islam en Afrique du Nord (Hatsofé). Le journal de la Histadrout, Davar, écrivait que ce bateau était la preuve qu'il était erroné d'identifier la question juive aux seuls juifs d'Europe : « Sion, ne demandes-tu pas des nouvelles de tes prisonniers ? » a écrit le poète dont le bâtiment porte le nom. Il n 'y a pas de prisonniers de Sion uniquement en Europe.

Débarqués de force à Haïfa le 31 mai, après une éprouvante traversée de vingt et un jours, les immigrants furent aussitôt expulsés vers l'île de Chypre, où les Anglais, débordés, concentraient dans des camps, depuis l'été 1946, les milliers de passagers clandestins interceptés par la Royal Navy.

Les passagers du second bateau, le Shivat Sion, connurent le même sort. Parti de la côte algérienne le 16 juin 1947, avec 411 passagers clandestins dont 120 enfants et bébés, il fut repéré au large du cap Bon en Tunisie, et escorté de destroyers anglais. Les passagers et leurs accompagnateurs du Mossad s'étaient préparés à se battre, s'ils étaient refoulés vers l'Europe comme les 4 500 passagers clandestins de l'Exodus. Mais, sans doute effrayés par la réaction hostile de l'opinion mondiale, les Anglais dirigèrent en fin de compte les passagers du Shivat Sion vers les camps de Chypre.

Juifs du Maroc R.Assaraf..livraison d'août septembre 1947, le bulletin de Charles-Netter, qui

Censure ou autocensure oblige, l'événement où les originaires du Maroc tenaient la vedette ne trouva aucun écho dans Noar, alors que le drame de l'Exodus, où il n'y avait qu'un seul originaire du Maroc, fut largement couvert. Dans sa livraison d'août septembre 1947, le bulletin de Charles-Netter, qui restait toujours la seule publication juive auto­risée, rapportait qu'une délégation de la Fédération sioniste du Maroc s'était rendue chez M. Boniface, contrôleur-chef de la région de Casablanca, afin de lui exprimer la recon­naissance de tous les Juifs du Maroc « pour l'attitude pleine de noblesse et de grandeur que la France a eue vis-à-vis des épaves de l'Exodus en 1947 ». Sans naturellement oser évoquer la flagrante contradiction entre cette attitude et l'interdiction faite par ces mêmes autorités françaises au départ vers la même Palestine des candidats marocains à l'immigration.

Son éditorial équilibrait l'identification totale avec le sort des immigrants illégaux par un vibrant hommage à la France :

Si le cruel refoulement des passagers de l'Exodus révolte tous les Juifs du monde, si l'entrave faite à notre jeunesse rescapée des camps nazis de rejoindre le refuge auquel elle aspire légitimement en Eretz Israël, nous apparaît, de par ses principes et ses procédés contraires à la justice, nous pouvons enregistrer, avec réconfort et pour l'honneur de l'humanité, l'attitude pleine de générosité en face de ces événements qui est celle de la France…

Hommage soit rendu à la France, encore saignant elle-même de toutes ses blessures, aux prises avec un lourd héritage de guerre, qui vient, à l'heure où certains égoismes prennent le pas sur les idées généreuses défendues par les Alliés, sait dire son refus à toute oppression, s'affirme toujours humaine et demeure le champion de la liberté

Quand l'Agence juive accepta d'envoyer un troisième navire, le Hehaloutz, dans la nuit du 6 novembre 1947, il n'eut le temps d’embarquer qu'une cinquantaine de passa­gers. Il dut prendre la mer en catastrophe sous le feu nourri des gendarmes alertés par les riverains, laissant sur la côte quelque 600 candidats au départ. Ironie du sort, les 44 passagers du Hehaloutz, transférés en pleine mer sur un autre navire, le Haportsim, réussirent à échapper à la vigilance de la marine britannique et à débarquer près de Tel-Aviv.

Après l'échec du Hehaloutz, la filière d'immigration clandestine à partir de l'Algérie parut définitivement compromise. Le bruit fait autour de cette affaire par la presse algéroise obligea les autorités françaises à ne plus fermer les yeux sur l'existence du camp de Tenès. De plus, le gouverneur général de l'Algérie souligna que la poursuite de cette immigration risquait de provoquer des troubles chez les musulmans du Maroc, d'Algérie et de Tunisie.

La fermeture du camp de Tenès créa un drame humain. Des centaines de familles, qui avaient quitté le Maroc ou la Tunisie, se retrouvèrent bloquées en Algérie et ne pouvaient évidemment pas rentrer dans leurs pays d'origine.

Alertée. Me Cazes-Benattar, représentante à Casablanca du Joint américain, prit en charge ces familles. A Paris, les organisations sionistes firent pression sur le ministre socialiste de l'Intérieur, Édouard Depreux, dont dépendait l'Algérie, pour que ces candi­dats au départ reçoivent l'autorisation de gagner le sud de la France, en attendant de pouvoir partir pour la Palestine.

Conscients des dangers qu'ils encouraient, les Juifs du Maroc s'étaient abstenus d'ac­cueillir par des manifestations bruyantes de joie le vote, par l'Assemblée générale de l'ONU, du plan de partage de la Palestine le 29 novembre 1947. Ils s'étaient contenté de se rassembler dans les synagogues pour y réciter, dans une atmosphère de ferveur messianique, des prières d'actions de grâce.

Cette relative discrétion n’empêcha pas l'instauration d'un climat de tension entre juifs et musulmans que les autorités françaises observaient avec une certaine inquiétude. Le samedi 1er décembre 1947, à quelques heures du bal annuel de la Wizo (Women Inter­national Zionist Organisation), un événement mondain très prisé, le chef des services municipaux convoqua la vice-présidente du mouvement pour lui conseiller fermement d'annuler le bal, ce qui fut fait. Une semaine plus tard, la conférence de Sacha Erlich en faveur du Keren Hayesod fut également décommandée, alors que plus d'un millier d'invitations avaient été lancées.

L'une de ces invitations, adressée au directeur de la Banque commerciale de Casablanca, tomba entre les mains des nationalistes marocains qui exigèrent et obtinrent dudit direc­teur qu'il affirmât ne pas être sioniste.

Devant cette série d'incidents, les dirigeants du mouvement sioniste marocain décidè­rent l'interruption des activités officielles et observèrent une prudente retenue, pendant que la Résidence faisait discrètement protéger les quartiers juifs des principales villes.

Soucieux des conséquences néfastes pour le nationalisme marocain qu'aurait le déclenchement d'incidents antijuifs, le sultan Mohammed V tint à faire une claire distinction entre les événements au Proche-Orient et la situation particulière des Juifs marocains. Lors d'une audience accordée aux membres marocains, nouvellement élus, des chambres de commerce et d'industrie, le souverain réaffirma avec force qu'il « n'établissait aucune distinction entre ses sujets juifs et musulmans, également loyaux ». Il se tourna vers les élus israélites, les invitant publiquement à « persévérer dans la voie qui fut celle de leurs ancêtres, à travailler avec leurs frères musulmans, la main dans la main ».

Le principal parti nationaliste marocain, l'Istiqlal, diffusa un tract dans lequel il mettait en garde « contre ceux qui ont intérêt à dresser les uns contre les autres musulmans et juifs marocains », ajoutant : « Notre but vise uniquement la lutte contre le sionisme, en faisant abstraction de tout ressentiment à l'égard de nos compatriotes juifs qui, au même titre que nous, sont de nationalité marocaine et sont, comme nous, soumis à l'autorité du sultan. »

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La modération de l'Istiqlal n'était pas partagée par son principal rival, le PDI (Parti démocratique pour l'Indépendance), dont l'organe, Arai el Am, appela, le 12 janvier 1948, au boycott des commerces juifs :

Toi, noble Marocain, sache qu 'en donnant un dirham à un sioniste, tu détruis une maison arabe et finances l'Etat sioniste traître ! Tu peux te dispenser des services sionistes. N'achète donc pas tes médicaments dans une pharmacie sioniste, ne te fais pas soigner chez un sioniste, ne confie pas ton tissu à un tailleur sioniste, ne te fais pas couper les cheveux chez un coiffeur sioniste, et ne te fais pas prendre en photo par un photographe sioniste, n ’emprunte pas un bus sioniste, n ’emploie pas un sioniste, et souviens-toi toujours que chaque Juif est un partisan de Sion.

La proclamation d'indépendance de l'État d'Israël, le 14 mai 1948, attisa les passions, comme le remarquait un rapport des renseignements généraux français : « La guerre de Palestine est au centre de toutes les conversations des gens, chez eux, dans les cafés, les rues, les boutiques ; les femmes parlent de l'épreuve de Palestine, les enfants des écoles évoquent l'héroïsme des combattants arabes ; à l'occasion de chaque prière, l'on récite dans les mosquées le Latif pour la Palestine. »

Les autorités françaises prirent diverses mesures préventives, notamment l'interdic­tion de certains pèlerinages juifs traditionnels comme celui à Asjend, près de Ouezzane. Conscient des dangers de débordements, le sultan usa de son autorité morale pour s'adresser, le 23 mai 1948, à toute la nation dans un message radiodiffusé :

En vertu de la mission que le Dieu Tout-Puissant nous a confiée de veiller sur vos intérêts, Nous vous adressons le présent message pour que vous l'observiez et en respectiez les termes. Depuis quelques jours, la guerre a éclaté en Palestine après que les Arabes ont désespéré de convaincre les sionistes de renoncer à l'idée de s’emparer de cette terre et d'en expulser les habitants. Les États de la Ligue arabe se sont alors trouvés dans l'obligation de pénétrer dans le territoire de la sainte Palestine pour défendre ses habitants et en écarter l'agression injustifiée du sionisme.

Quant à Nous, en déclarant que Nous sommes en pleine communion de pensée et de cœur avec les souverains arabes et les chefs de leurs gouvernements, ainsi que Nous leur avons annoncé, Nous approuvons entièrement les termes de leur déclaration, à savoir que les Arabes ne nourrissent aucun mauvais dessein à l'égard des Juifs et ne les considèrent pas comme des ennemis, mais que leur seul but est de défendre la première Qibla de l'islam et de rétablir la paix et la justice en Terre sainte, en conservant aux juifs le statut qui leur a toujours été octroyé depuis les débuts de la conquête musulmane.

C'est pourquoi Nous ordonnons à Nos sujets musulmans de ne pas se laisser inciter par les entreprises des juifs contre leurs frères arabes de Palestine, à commettre un acte quelconque susceptible de troubler l'ordre et la sécurité publics. Ils doivent savoir que les Israélites marocains qui se sont fixés depuis des siècles dans ce pays qui les a protégés, où ils ont trouvé le meilleur accueil et qui ont témoigné leur entier dévouement au Trône marocain, diffèrent des juifs déracinés qui se sont dirigés de tous les coins du monde vers la Palestine, dont ils veulent s’emparer injustement et arbitrairement.

Nous ordonnons également à Nos sujets Israélites de ne pas perdre de vue qu 'ils sont des Marocains vivant sous Notre égide et qu'ils ont trouvé en Nous, en diverses occasions, le meilleur défenseur de leurs intérêts et de leurs droits. Ils doivent donc s'abstenir de tout acte susceptible de soutenir l'agression sioniste ou manifester leur solidarité à son égard; car, en le faisant, ils porteraient atteinte aussi bien à leurs droits particuliers qu 'à la nationalité marocaine.

Nous sommes certains que vous tous, Marocains, sans exception, vous répon­drez à Notre appel et vous ferez ce que nous attendons de vous, afin que l'ordre public soit respecté et maintenue dans cette patrie chérie. Puisse Dieu prendre soin de Nos destinées et des vôtres : Il est le meilleur naître et le meilleur soutien.

La déclaration du sultan fut lue dans toutes les mosquées et dans toutes les synagogues du pays. Elle fut reprise par la presse et diffusée à plusieurs reprises sur les ondes de la radio nationale. Cet appel au calme était le bienvenu, mais posait un problème. Pour beaucoup, le calme garanti aux Juifs était conditionnel, puisque, s'ils agissaient différemment, les Juifs « porteraient atteinte à leurs droits particuliers et à la nationalité marocaine ».

Or, les responsables communautaires, s'ils faisaient tout pour que leurs coreligion­naires ne se départissent pas d'une prudente neutralité et s'abstiennent d'affirmer leur solidarité avec leurs frères de Palestine, n'étaient pas en mesure de freiner le mouvement d'émigration.

Celui-ci avait repris sur une large échelle. Les candidats au départ passaient clandesti­nement la frontière algérienne d'où ils étaient acheminés vers Marseille. Au Maroc, Oujda était devenue la plaque tournante de ce mouvement. En une semaine, entre le 31 mai et le 7 juin 1948, la police intercepta 77 passagers clandestins. Débordée par le nombre, la police des frontières les renvoyait dans leurs villes d'origine. Les jeunes militants de l'Istiqlal locale organisèrent des patrouilles qui, à l'arrivée de chaque train, arrêtait les passagers juifs suspects pour les remettre aux autorités. Ces incidents finirent par créer un climat de vive tension en ville.

C'est la mésaventure qui survint au futur maire de Netivot, Yahya/Yehiel Bitton, militant de l'association Charles-Netter. Dans ses Mémoires, il rapporte ses tentatives infructueuses de franchissement de la frontière algérienne :

La première fois, je suis parti seul en train de Casablanca. La consigne était de voyager seul, car la police arrêtait et ramenait chez eux les groupes de juifs se rendant à Oujda. À ma grande déception, j'ai été arrêté et jeté en prison avec des malfaiteurs qui m'ont pris la nourriture que mon frère m'apportait, je n'ai été libéré qu'après deux jours d'interrogatoire et ramené à Casablanca. Ce qui les intéressait était de savoir qui étaient les organisateurs, mais je m'obstinais à leur répondre que j'avais voyagé seul de ma propice initiative.

La seconde fois, je me suis joint à un groupe de quinze jeunes gens et jeunes filles sous couvert de randonnée dans la nature. Après Fès, nous avons pris durant deux jours des chemins détournés, espérant ainsi échapper à la vigilance des gardes- frontière. Mais nous avrns été découverts et arrêtés. Cette fois l'interrogatoire a eu lieu à la prison de Fès. Nous avons été libérés et ramenés à Casablanca

À la troisième tentative, muni d'un laissez-passer plus ou moins fantaisiste délivré par un commissaire de police français, il réussit à gagner Alger.

Connus pour leur nationalisme ardent, les habitants d'Oujda étaient, en raison de la proximité de la zone espagnole, plus exposés à la propagande du grand mufti de Jérusalem, relayée par les nationalistes de la zone nord. Le Résident Francis Lacoste ne cachait pas la gravité de la situation 

Pour le moment, les nationalistes ont déclenché dans les villes une campagne de boycott des commerçants juifs. Il commit de souligner l'angoisse de la commu­nauté Israélite qui craint des violences généralisées.

Juifs du Maroc a travers le monde – Emigration et identite retrouvee Robert Assaraf

Dans ce climat tendu, une simple étincelle pouvait suffire à mettre le feu. C'est ce qui se produisit le 7 juin 1948, lorsqu'une simple rixe dégénéra en émeute. Vers 9 h 30 du matin, la police locale vint au secours d'un coiffeur juif de la ville, Albert Bensoussan, soupçonné d'organiser les départs vers la Palestine et de disposer d'un stock de grenades. Quelques minutes plus tard, à l'occasion d'une discussion animée, un jeune juif poignarda un notable musulman, Ben Kiran, qui était un juif converti à l'islam. Il n'en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres. Une chasse aux Juifs fut organisée dans toute la ville cependant que les autorités françaises, prévenues par le président de la communauté, Obadia, ne paraissaient guère pressées de ramener l'ordre. Le bilan de l'émeute fut très lourd : 5 morts, 15 blessés et des dégâts matériels d'un montant de 200 000 francs.

Par suite d'une négligence criminelle ou délibérée, la ville ne fut pas bouclée et la rumeur de l'incident se propagea jusqu'au centre minier voisin de Zéralda, théâtre deux mois plus tôt d'une grève violemment réprimée. En quelques instants, les habitants juifs de Zéralda furent attaqués et payèrent un lourd tribut : 37 morts dont 10 femmes et 10 enfants, et 27 blessés.

L'horreur de ces massacres, sans précédent depuis le grand Tritel de Fès en 1912, fit souffler un vent de panique sur la communauté juive. Un millier de Juifs, habitant les localités voisines de Debdou, Taourirt et Berkane, gagnèrent à la hâte Oujda. Dans le sud du Maroc, l'on assista à une vague de départs vers Casablanca.

Les départs pour la Palestine s'accélérèrent : 530 en août, 1 024 en septembre ; 2 118 en octobre ; 1 633 en novembre ; et près de 3 000 en décembre. Les autorités françaises s'avouèrent débordées par un courant qu'elles ne pouvaient plus contrôler, comme le montra ce rapport confidentiel alarmant remis par un haut fonctionnaire de la Résidence en septembre 1948 :

La préoccupation principale des milieux Israélites, et la préoccupation à peu près unique des jeunes, est celle du départ pour la Palestine. C'est un fait. Les mesures policières prises a la fin du mois d'août et au début de septembre n 'ont en rien freiné cet enthousiasme. Elles ont eu pour effet contraire d'ajouter au trouble des esprits. De là à estimer, comme l'a dit une personnalité sioniste de Casablanca. qu'ils sont considérés comme des « otages », il n'y a qu'un pas qu 'ils ont franchi rapidement, non sans une certaine inquiétude. Une lèpre de trafiquants profilant des relations amicales qu 'ils peuvent avoir soit dans l'admi­nistration civile, soit dans la police, obtiennent pour de soi-disant amis des visas qu 'ilsfont payer très cher à ceux qui en bénéficient, a moins de garnir de barbelés la frontière orientale et d'une chaîne de policiers les côtes et les aérodromes, les départs clandestins ne s'arrêteront pas.

Devons-nous ignorer ce mouvement, en raison du danger politique qu'il y aurait à essayer de l'organiser ?

Non seulement les autorités françaises, mais aussi les nouvelles autorités israéliennes furent débordées par ce courant devenu incontrôlable. L'enthousiasme des premiers arrivés revenait en écho au Maroc en refrains – rimés comme il se doit – en judéo-arabe :redonnés avec ferveur dans les mellahs :

Amazine Hifa (Haïfa), ma zine !

Que Haïfa est belle ; quelle beauté !

Rendez- vous fi Palestine,

Rendez-vous en Palestine,

 Almslimm sirou fhalkoum,

 Ô musulmans, partez,

 Palestine massi dialokoum !

 La Palestine n 'estpas à vous !

Face à l'afflux de réfugiés pour lesquels rien n'était prévu, l'exécutif sioniste estima nécessaire de favoriser l'ouverture de négociations discrètes avec la Résidence générale en vue de substituer aux départs incontrôlés par l'Algérie, des départs directs du Maroc vers la France. Un tel arrangement pourrait permettre d'instaurer des quotas et de procéder à la sélection des olim et à leur faire passer des examens médicaux avant leur départ ».

Dans le plus grand secret, n'osant pas encore entrer directement en contact avec l'Agence juive, la Résidence sonda les dirigeants sionistes français. En décembre 1948, le général Juin reçut à Rabat un des dirigeants de la Fédération sioniste de France, l'avocat Marc Jarblum. Membre de la SIO, celui-ci avait été un proche de l'ancien président du Conseil Léon Blum. Lors de sa rencontre avec le général Juin, Marc Jarblum lui expliqua qu'il était nécessaire d'arriver à un modus vivendi.

Né en Algérie et bon connaisseur des réalités nord-africaines, le général Juin s'inquié­tait des conséquences d'un exode massif des Juifs marocains. Un exode inéluctable, selon lui, à en croire ce qu'il confia à Marc Jarblum : « Je pense qu'il ne serait pas exagéré de dire que, si des mesures ne sont pas prises pour la canaliser, la vague de départs pourrait englober 200 des 250 000 juifs du pays. C'est une sorte de poussée mystique à laquelle se mêle la panique qui pousse les juifs en dehors des mellahs. Et je peux le comprendre. Ici, ils vivent en parias soumis à l'humiliation et épisodiquement à des exactions. Là-bas, ils voient l'image enivrante de la liberté et de la victoire sur les ennemis. »

Les arguments développés par Marc Jarblum portèrent puisque, à la suite de la visite à Rabat de Raphaël Spanien, le directeur de la Hias (Hebrew Immigrant Assistance Society), la Résidence accepta de fixer un quota mensuel de quelques centaines de départs.

L'appel vers Israel- Robert Assaraf

juifa du maroc a travers le monde

Jarblum et Spanien n'étaient pas les seuls dirigeants juifs à intervenir dans ce dossier. Se croyant toujours le porte-parole exclusif et le parrain tutélaire de la communauté juive marocaine, l'Alliance israélite universelle intervint auprès du sultan en faveur de la liberté d'émigration des Juifs marocains. Dans une lettre adressée à Sidi Mohammed ben Youssef en date du 29 mars 1949, le président de l'AIU et futur Prix Nobel de la Paix René Cassin écrivait, après les fonnules de politesse d'usage et le rappel de la bienveillance constante des souverains alaouites, ces lignes:

Voici, en effet, que nos coreligionnaires qui, depuis des siècles, vivaient paisiblement sans jeter leurs regards au-delà des frontières de votre Empire, contemplent d'un œil étonné leurs frères qui édifient une nouvelle existence nationale, libre et fière. Un nombre croissant d'entre eux rêve de les rejoindre.

Ayant toujours vécu au milieu de leurs cousins d'islam, ils ont appris à les connaître et à les apprécier et ils seront les meilleurs agents d'une amitié aussi souhaitable pour l'islam que pour Israël…

Mais, pour répondre à cette ardente espérance, il faut que ceux qui le souhaitent, puissent partir sans arrière-pensée, librement et la tête haute, gardant au cœur pour la terre qui les a nourris une reconnaissance sans mélange.

La démarche était plutôt maladroite. De plus, elle plaçait sur la scène publique une question traitée depuis quelques semaines avec une grande discrétion. Cette démarche ne pouvait qu’embarrasser les autorités françaises, confrontées à une vague de départs massifs. Le Quai d'Orsay s'en était ému et avait demandé à la Résidence de faire cesser les flux migratoires.

Celle-ci estimait que cela était impossible. Comme l'écrivait dans une lettre en date du 3 juin 1949 le délégué à la Résidence Francis Lacoste : « Depuis la cessation des hostilités, l'émigration a changé de caractère. Il s'agit d'une émigration pacifique, de caractère essentiellement politique sans doute, mais à laquelle nous ne pouvons nous opposer en invoquant des raisons de caractère absolu sur lesquelles se fondait notre attitude l'an dernier. »

Effectivement, avec la signature des accords d'amiistice entre Israël et ses voisins, le prétexte de l'état de guerre – qui avait officiellement légitimé l'interdiction globale d'émi­gration – avait disparu. La Résidence, sans aller jusqu'à la légalisation ouverte de l'alyah, entreprit de la tolérer en l'encadrant. Convaincu que seule l'Agence Juive était en mesure de le faire avec efficacité – à condition que son nom n'apparaisse pas -, le général Juin arriva à un accord verbal avec son représentant en France, Jacques Guerszuni. L'Agence juive serait autorisée à agir sous couvert de l'œuvre culturelle et caritative de la commu­nauté ashkénaze du Maroc, Kadima.

Avant de quitter Rabat pour Paris, Jacques Guerszuni consigna en ces termes l'accord auquel il était parvenu avec le général Juin :

Je crois bien faire de vous résumer en quelques lignes les détails du programme qui a fait l'objet de nos entretiens et dont vous avez bien voulu adopter le principe.

A-Il est apparu nécessaire d'assainir une situation désordonnée en ce qui concerne l'émigration des juifs du Maroc vers Israël. L'Agence juive pour la Palestine, dont vous connaissez les responsabilités en la matière, sent la nécessité d'une organisation rationnelle.

B-Il ne s'agit pas seulement de l'intérêt de l'Etat d'Israël. Nous pensons que la France peut profiter d'une émigration juive du Maroc vers la Palestine pour accroître son rayonnement dans tout le Levant, à condition que les immigrants du Maroc français fassent honneur au pays protecteur.

C-Pratiquement, cela comporte le principe d'une exclusivité en ce qui concerne l'émigration des juifs du Maroc vers Israël pour les représentants ou organes émanant de l'Agence juive. À cet effet, il est prévu que les représentants du dépar­tement de l'Immigration procéderont à la sélection des candidats selon les normes habituelles (âge, santé, situation de famille, aptitude professionnelle).

D-Pour éviter les errements suivis jusqu 'à ces jours, il sera créé à Casablanca un bureau dont la fonction serait de canaliser l'émigration. Il travaillera sous le couvert d'une société de secours social déjà existante (Kadima).

E- Aucun travail de ce genre ne sera passible sans la coopération de l'adminis­tration du Protectorat…

F-. Pratiquement, il semble nécessaire : a) de canaliser à Rabat toutes les demandes individuelles de visas de sortie émanant d'israélites marocains pour lesquels il y aurait lieu de penser qu'il s'agit de candidats à l'émigration ; b) d'instituer pour ceux-ci un système de visas collectifs valables pour des groupes de partants.

Sous le couvert de Kadima, l'Agence juive ouvrit effectivement un bureau à Casablanca et un camp de transit sur la route de Mazagan. L'accord fonctionna presque sans heurts jusqu'à la veille de l'indépendance du Maroc.

Le sultan n'acceptait pas véritablement cette situation. On peut deviner ce qu'étaient ses sentiments quand il lut une enquête publiée, le 14 octobre 1949, dans le Jewish Chronicle, l'hebdomadaire de la communauté juive britannique :

" Les autorités françaises, redoutant que l'exode ne prenne de plus larges propor­tions et désorganise la vie économique du pays, demandèrent au sultan de proclamer un dahir privant les juifs qui quittent le pays de la nationalité marocaine. Le sultan refusa formellement d'agir de la sorte. « Les juifs sont mes enfants comme les musulmans. Leurs ancêtres étaient les sujets de mes ancêtres et je suis conscient de mes responsabilités envers eux. S'ils s'en vont, je déplore leur départ. S'ils reviennent, je m'en réjouis et je leur souhaite la bienvenue comme un père dont les enfants se sont égarés et sont revenus plus tard dans la maison paternelle. »

Le premier quota mensuel avait été fixé autour de 600 départs contre les 2 500 demandés par l'Agence juive. De plus, ces départs ne concernaient que les habitants juifs des grandes villes, non ceux de la campagne et de l'Atlas, condamnés à attendre des jours meilleurs.

En visite d'information et d'exploration au Maroc fin octobre 1949 Jacques Lazarus, directeur du bureau nord-africain du Congrès juif mondial, notait qu'un grand pas avait été fait dans le domaine de l'alyah depuis sa reconnaissance officielle par les autorités. Il ajoutait toutefois :

" Néanmoins, cette alyah n'est que « tolérée » ; des précautions indispensables sont à prendre pour qu 'elle soit menée avec le plus de discrétion possible (éviter d'insérer toute information à ce sujet dans la presse juive de France et d'Afrique du Nord)."

Ces craintes étaient prématurées. Paradoxalement, la légalisation de fait de l'alyah, au lieu de donner le signal du grand exode redouté par le général Juin, permit de canaliser la vague de départs par une étrange rencontre d'intérêts entre la Résidence et le nouvel État d'Israël

Dès la signature de l'accord avec la Résidence, le premier soin du Mossad – qui resta toujours en charge de l'alyah d'Afrique du Nord sous la couverture de l'Agence juive – fut de demander à la population juive de reporter à plus tard ses plans de départ. L'idée sous- jacente de ce report était de profiter de ce délai pour mieux préparer et pour éduquer les Juifs du Maroc à leur future alyah. Son représentant en Afrique du Nord, Avidov, rappor­tait :

Nous avons envoyé des émissaires à Tanger, Casablanca et dans le Maroc espagnol pour essayer de canaliser la vague de départs. Ils ont prononcé des discours dans les synagogues, expliquant aux fidèles que le tour de chacun viendra, mais que, pour l'heure, ils devaient rester chez eux et attendre. Ces expli­cations n'ont servi à rien et ont eu souvent l'effet contraire. Ils y avaient vu une limitation de l'alyah et en avaient déduit qu 'il fallait en conséquence se dépêcher de partir. Nous étions impuissants…

Quelques mois plus tard, la première vague d'enthousiasme messianique passée, les réticences vis-à-vis de l'alyah des éléments les plus conscients et les plus évolués commen­cèrent à se multiplier au point d'inquiéter les émissaires envoyés surplace. Ceux-ci tirèrent une sonnette d'alarme dans une lettre collective adressée à Jérusalem en juin 1949 :

" Nous nous sommes rendu compte ci quel point le public ici a besoin d'être pru en main et cherche à connaître la vérité sans fard sur Eretz Israël, Surtout a vec la multiplication des lettres et des immigrants revenus au Maroc qui disent du mai de leur expérience. Il est indispensable de mener une campagne d'information sur les conditions objectives qui régnent en Israël pour restaurer leur confiance en sa destinée – mise à mal ces derniers jours.

En raison de ces médisances, on ne trouve plus cet élan qui avait enthou­siasmé les juifs du Maroc il y a quelques mois. Même la jeunesse est devenue indifférente à ce qui se passe m Eretz Israël, Nous avons souvent entendu les plus évolués d'entre eux dire la dureté des conditions en Eretz Israël ; nous sommes prêts à l'accepter – mais pas la discrimination. L'idée reçue ici est que le pays est entre les mains d'une seule tribu dominante, celle des « Polonais ». Alors, plutôt que de quitter la commodité de leur vie pour une vie de dur labeur et, en plus, être en butte à la discrimination, ils préfèrent rester sur place."

Apparu au départ comme notablement insuffisant, le quota de 600 visas par mois – soit 7200 par an, inférieur à la croissance naturelle de la population juive, estimée à 12 000 par an – ne fut jamais dépassé jusqu'en 1954. Le nombre d'immigrants approcha les 5000 en 1950 pour grimper, en 1951, à 7 770, retomber à 5 031 en 1952, et connaître son plus bas niveau en 1953, inférieur sans doute au nombre de retours au Maroc : 2 996.

Indépendance et liberté d'émigration : l'impossible défi-Juifs du Maroc R.Assaraf

Indépendance et liberté d'émigration : l'impossible défi

Après la grande vague d'émigration, à forte connotation religieuse, des années 1947-1950, les départs vers Israël s'étaient considérablement ralentis. La situation allait changer du tout au tout dans le contexte de l'affrontement entre le mouvement nationa­liste marocain et les autorités françaises, incapables d'accepter le caractère inéluctable de la décolonisation.

Les gouvernements de la IVe République pratiquèrent la fuite en avant pour sauver le "Maroc de papa"  et n'hésitèrent pas, au plus fort de la crise entre le Palais royal et la

Résidence, à déposer, le 20 août 1953, le sultan Mohammed V, exilé avec sa famille a Madagascar, et à le remplacer par un homme de paille, Moulay Arafa, soutenu par le glaoui de Marrakech.

Dès lors, le divorce paraissait consommé entre les Marocains et la France, un état de fait dont la communauté juive eut à pâtir très sensiblement. Si le judaïsme marocain avait, un temps, rêvé d'un partenariat avec le colonisateur et d'une intégration au sein de l'ensemble français, il avait pu constater qu'il s'agissait là d'un mouvement non payé de retour. Le refus des autorités coloniales d'appliquer au Maroc les dispositions du décret Crémieux, qui avait permis la naturalisation collective des israélites algériens, et la mise en œuvre, entre 1940 et 1942, de deux statuts des Juifs très rigoureux, avait dissipé les illusions de beaucoup. Seule une infime minorité, se recrutant dans les couches les plus misées de la population, croyaient encore aux vertus de l'assimilation et du partenariat arec la France.

Cela ne signifiait pas pour autant que les Juifs marocains vissent d'un œil enthousiaste l'influence croissante d'un mouvement nationaliste à très forte connotation islamique. Rares, très rares étaient les militants juifs de l'Istiqlal. S'ils étaient naturellement loyaux envers la dynastie alaouite, les Juifs marocains estimaient plus prudents de se tenir à l'écart des passions politiques du moment, par crainte d'être instrumentalisés par l'une ou l'autre des parties en conflit.

Cette impossible neutralité les faisait se sentir comme pris entre le marteau et l'enclume, et comme les cibles toutes désignées des violences. C'est ce qui se produisit lors du premier anniversaire de la déposition de Mohammed V, le 20 août 1954, dans la bourgade de Sidi Kacem (Petit-Jean), située à une vingtaine de kilomètres de Meknès.

Sidi Kacem n'avait pas de communauté juive régulièrement constituée. Toutefois, le marché de la localité était fréquenté par des négociants juifs de Meknès qui y passaient la semaine avant de revenir dans leurs foyers pour les shabbats et les fêtes.

Au début du mois d'août 1954, les milieux nationalistes marocains lancèrent un mouvement de grève et firent pression sur les commerçants israélites pour qu'ils ferment leurs boutiques. À Petit-Jean, les autorités françaises demandèrent aux Juifs de n'en rien faire et leur promirent, en contrepartie, la protection, qui s'avéra illusoire, des forces de l'ordre.

Le 3 août 1954, des manifestants s'attaquèrent aux boutiques juives ouvertes, visant spécifiquement les commerces juifs, comme le rapporta un témoin oculaire du massacre :

Les forces de l'ordre qui savaient à quoi s'en tenir sur l'état d'esprit de la population et qui, après leur provocation, avaient abandonné la ville indigène pour protéger le quartier européen, assistèrent en spectateurs au massacre, malgré les appels à l'aide désespérés, arguant du manque d'ordres de Rabat et de l'attente de renforts.

Ce n 'est que près de quatre heures après le début de l'émeute, vers 10 h 30, que la police, qui protégeait uniquement le quartier européen, commença à établir un barrage et à tirer sur les émeutiers qui commencèrent à s'enfuir en tous sens, poursuivis par les soldats, qui arrivèrent plus de300. Plus incroyable encore que cette totale carence de la police, la discipline suspecte des émeutiers qui ne s'attaquèrent qu'aux magasins juifs, épargnant soigneusement ceux des musulmans et, encore plus incroyable, ceux des sociétés françaises et étrangères.

C'est ainsi qu'arrivés devant les dépôts de la Scam, qu'ils se proposaient d'incendier, ils s'enquirent de son propriétaire, Quand ils apprirent qu 'il s'agissait d'une société française, ils l'épargnèrent soigneusement, partant à la recherche d'autres biens juifs.

Le massacre de Petit-Jean fit six victimes, inhumées dans la plus grande discrétion à Meknès. À la fin de la période de deuil, le comité de la communauté fit diffuser une lettre ouverte dans les synagogues. À dessein rédigé moitié en hébreu, moitié en judéo-arabe, car dans l'atmosphère de terreur où vivait la communauté, il était à craindre que ce cri de douleur soit mal interprété, s'il venait à tomber entre des mains étrangères, françaises ou musulmanes, le texte disait :

Dieu de vengeance ! Qui a vu de telles horreurs, qui a entendu parler de méfaits ! Les enfants d'Israël sont tués et brûlés comme à l'abattoir. Quel cœur n 'en serait pas déchiré ! Ah ! Des pères et leurs enfants sont sacrifiés le même jour… Leurs assassins pleins de haine, sauvages et cruels, leur ont fait subir les pires tourments des quatre condamnations à mort. « Vois, Éternel, et regarde, punis-les comme ils le méritent ! » A nos frères précieux et aimés, sacrifïés sur l'autel comme victimes expiatoires pour le peuple d'Israël, pour la sanctification de Ton Nom divin, uniquement parce qu'ils sont les membres du peuple élu, le peuple du Livre, le livre de la sainte Torah, égorgés, tués et brûlés parce que juifs.. que le Dieu de miséricorde les accueille avec les justes dans son jardin d'Éden et qu 'à la fin des jours, il les ressuscite!

Jusque-là en hébreu, le texte se poursuivait en arabe dialectal et se teintait d'une forte coloration sioniste :

Chers frères.

Nous devons savoir que ce qui est arrivé à ces gens peut arriver à chacun de nous, car ces victimes ne s'étaient rendues coupables de rien, n 'avaient rien fait ni avec leurs mains ni avec leurs pieds. Ils n 'ont été tués que parce qu 'ils étaient juifs, ce qui signifie qu 'ils ont été les victimes expiatoires sacrifiées en kapara pour la communauté juive tout entière. Ce n 'est pas une mince perte que de perdre six âmes innocentes le même jour, car pour nous chaque juif nous est cher à l'égal de l'humanité entière, comme il est écrit : « Celui qui sauve une seule âme en Israël est comme s'il sauvait l'humanité tout entière. » Ce qui veut dire qu 'avec eux c 'est six mondes que nous avons perdus. Dans de tels cas, chez les autres peuples, on aurait élevé un monument de pierre à leur mémoire. Mais pour nous, enfants d'Israël, la meilleure manière de perpétuer à jamais leur mémoire est de planter à leur nom une forêt en Eretz Israël. Plus cette forêt grandira, plus grande sera la perpétuation de leur souvenir. C'est pour nous la meilleure façon de soulager les familles des victimes, car c'est à la fois un mérité pour les morts, une consola­tion pour les endeuillés, un hommage à tout Israël, en plus de la réalisation du commandemmt du peuplement d'Eretz Israël qu'implique un tel don.

Indépendance et liberté d'émigration : l'impossible défi-Robert Assaraf

L'affaire de Petit-Jean eut de profondes répercussions. La montée de l'insécurité et le marasme économique qui en découlait créèrent dans certaines couches de la population juive une véritable psychose du départ. Tous voulaient quitter le pays avant qu'il soit trop tard. Des dizaines de milliers de candidats à l'émigration prirent d'assaut les locaux de Kadima. Dès le mois d'août, on enregistrait 1 032 départs, 1612 en septembre, 973 en octobre, 1662 en novembre et 2214 en décembre 1954. Le mouvement ne cessa pas tout au long de l'année 1955, qui vit 25 000 départs. Les chiffres auraient été encore plus grands, si Israël n'y avait mis un frein avec sa politique de sélection des immigrants.

Devant ce véritable mouvement d'exode, la Résidence commença à s'inquiéter sérieusement du départ d'éléments considérés comme favorables au maintien de la présence française, ce qui risquait de porter encore plus atteinte au délicat équilibre intérieur entre partisans et adversaires de la France. Ce d'autant plus que l'Agence juive, par sa politique de sélection, était accusée d'écrémer le judaïsme marocain, prenant les éléments les plus sains et les mieux formés professionnellement, et laissant à la charge des communautés les malades et les cas sociaux.

La Résidence était, de surcroît, obligé de tenir compte du mécontentement du makhzen et des reproches des nationalistes devant cette vague de départs sans précédent. Elle était injustifiée à leurs yeux. Soumis à des pressions contradictoires, le résident Lacoste convoqua, le 1er avril 1955, le responsable de Kadima, Amos Arbel, pour lui signifier sans ambages qu'il fallait ralentir le rythme : « Vous envoyez trop de monde. Selon nos informations, le chiffre des départs avoisine les 2 000 par mois, et nous ne pouvons nous permettre de tels chiffres. Il vous faut revenir au quota fixé en 1949, de 600,700 au maximum, par mois. »

Parallèlement à l'action intensive des diplomates israéliens en poste à Paris, l'Agence juive décida d'envoyer à Rabat un des émissaires du Mossad les plus compétents en la matière, Yaakov Karoz. Le chef du cabinet diplomatique de la Résidence, Baudouy, démentit que la France, pour des raisons d'équilibre, voulait retenir les juifs dans son intérêt. Il affirma que la responsabilité en incombait aux seules autorités musulmanes, qui faisaient pression sur la Résidence pour arrêter les départs, officiellement pour des raisons économiques, afin d'éviter la fuite de la « matière imposable ».

Le 7 mai 1955, Yaakov Karoz fut longuement reçu par le résident général Francis Lacoste, qui expliqua à l'émissaire israélien qu'il avait décidé de baisser les rythmes des départs à 700 par mois en moyenne afin d'éviter la détérioration de la situation et de nouvelles effusions de sang. Karoz eut beau le mettre en garde contre les réactions possibles de l'opinion israélienne et des communautés juives d'Occident à une interdiction de l'émigration, Francis Lacoste se montra intraitable. Les Israéliens se résolurent à faire de nouveau pression sur Paris. Non sans un certain succès. Le rythme des départs mensuels se maintint autour de 2 000 jusqu'à la fin de 1955, pour monter à 3 000, début 1956.

Le retour du sultan Mohammed V, rétabli dans toutes ses prérogatives par Paris, et l'accession à l'indépendance, en mars 1956, du Maroc ouvrirent un nouveau chapitre de l'histoire judéo-marocaine. Lors de l'audience qu'il avait accordée, le 2 novembre 1955, à La Celle-Saint-Cloud, à Jo Ohana, président du Mouvement national marocain, le souverain avait tenu à rassurer ses sujets juifs en proclamant l'abolition de la dhimma et l'instauration d'une complète égalité entre juifs et musulmans :

Aucune distinction ni discrimination n'a jamais été faite et ne sera jamais faite entre Marocains israélites ou musulmans. Les Israélites marocains sont des citoyens de plein droit comme leurs compatriotes musulmans.

Le souverain renouvela encore plus solennellement ces mêmes assurances, en recevant le 5 novembre 1955, à Saint-Germain-en-Laye, la délégation officielle du judaïsme marocain conduite par le secrétaire général du Conseil des communautés Jacques Dahan. Dans un numéro spécial, la Voix des communautés rapporta longuement cette entrevue historique :

La délégation qui a reçu un accueil chaleureux de la part de Sa Majesté le Sultan a tenu à rappeler avec reconnaissance à son auguste souverain que sa constante sollicitude et la bienveillance dont il a fait preuve, dans les circonstances les plus deliates, a l'égard de ses sujets israélites, avaient laissé un souvenir impérissable qu'aucun bouleversement ne pouvait atteindre. Les manifestations de joie spon­tanées qui se sont produites dans toutes les communautés du Maroc à l'annonce du retour de Sa Majesté le Sultan en sont la meilleure preuve. La délégation a tenu à renouveler à Sa Majesté le Sultan Sidi Mohammed ben Youssef l'expression de son loyalisme et de son attachement, et à lui faire part de son désir d'aborder avec ardeur et avec foi sous Son égide les tâches nationales qui l'attendent. Elle a exprimé sa joie à Sa Majesté le Sultan de ce qu'Elle ait dès à présent manifesté Sa ferme volonté d'instaurer au Maroc un régime démocratique moderne.

Sa Majesté, visiblement émue, déclara dans sa réponse qu'il était inutile qu 'Elle rappelât ses sentiments personnels à l'égard de Ses sujets israelites pendant la période des persécutions nazies. Elle exprima Sa satisfaction de l 'attachement que les Israelites ont témoigné aussi bien à Sa dynastie qu 'à Sa personne.

Sa Majesté a affirmé que le Maroc entrait dans une ère nouvelle où « tous Ses sujets, sans distinction aucune, auront des droits absolument égaux ». Elle confir­mait l'intention déjà exprimée publiquement par des personnalités marocaines d'associer les Israelites marocains à la vie nationale : « Vous vivrez dans l'égalité la plus absolue et dans la liberté ! »

Juifs du Maroc a travers le monde – Robert Assaraf

Pour les Juifs marocains, ces propos sonnaient comme l'annonce d'un nouvel âge d'or. Eux, qui malgré les progrès de la période du Protectorat, avaient été tenus en marge par les Français et par les nationalistes, voilà que le sultan Sidi Mohamed ben Youssef les procla­mait citoyens à part entière. Mieux, le Maroc indépendant, sultan et partis nationalistes confondus, leur disait que le pays avait besoin de leurs compétences pour se développer. Avec leur étemel optimisme, les Juifs étaient prêts à relever ce défi. Francophiles, sionistes, traditionalistes, religieux, tous répondirent présents. Malgré la générosité des intentions, tout concourut pour faire échouer ce pari et faire de cet épisode unique un bref âge d'or de moins de deux ans.

« Remarocanisés », les Juifs marocains avaient naïvement pensé que, comme eux, leur pays avait opté sans retour pour la modernité à l'occidentale, et s'était ancré à une franco­phonie garantissant l'ouverture sur le monde. L'arabisation et le « tiers-mondisme » leur donnèrent une impression de recul et d'enfermement. Confiants dans les promesses qui leur avaient été faites, ils avaient pensé que, malgré son appartenance au monde arabe, le Maroc ne les couperait pas totalement de l'État d'Israël, vers lequel allait leur solidarité naturelle et où des dizaines de milliers des leurs s'étaient installés. Le Maroc nouvellement indépendant n'était pas disposé à payer ce prix pour fidéliser et fixer ses juifs. Le divorce était inévitable. Au moins, il se fit à la marocaine – relativement en douceur.

Dans un premier temps, ce fut l'enthousiasme qui prévalut au sein de la communauté juive, un enthousiasme conforté par le discours du Trône du 18 novembre 1955, le dernier prononcé par le sultan avant le recouvrement de l'indépendance :

En ce jour béni Dieu Nous comble de ses bienfaits en Nous permettant, après une douloureuse séparation, de revenir dans notre chère patrie, au milieu de Notre peuple, ce peuple qui n 'a jamais cessé de Nous attendre, comme nous n 'avons jamais perdu l'espoir de le retrouver; et qui a largement payé de retour Notre fidélité à son égard… Le moment est venu de mobiliser toutes les énergies pour construire le Maroc nouveau, Cette entreprise exigera une transformation profonde des habitudes, des institutions et des méthodes de gouvernement, de même qu’elle impliquera une émancipation de l’individu, lui assurant dans la sécurité, la jouissance de toutes les libertés. Ainsi, le Maroc parviendra à réaliser l'indépendance que Nous n ’avons cessé de revendiquer, non seulement comme le droit naturel de tous les peuples sans distinction, mais encore comme le moyen le plus sûr de les faire bénéficier, à la fois de l’évolution du monde moderne, et des avantages d’un régime démocratique excluant toute discrimination raciale et s’inspirant de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Notre premier objectif est la constitution d’un gouvernement marocain responsable et représen­tatif expression mathématique de la volonté du peuple. Il aura à remplir trois missions à la fois :l.la gestion des affaires publiques ; 2. la création d’institutions démocratiques issues d'élections libres, fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, reconnaissant aux Marocains de toutes confessions les droits de citoyen et l’exercice des libertés politiques et syndicales. Il est évident que les Marocains israelites ont les mêmes droits que les autres Marocains ; 3 La troisième consistera à ouvrir avec le gouvernement français des négociations sur l’indépendance du pays…

Dès le lendemain, le Conseil des communautés fit parvenir à Mohammed V un message de gratitude très révélateur des espoirs nourris par les Juifs marocains, y compris ceux qui étaient sensibles à la cause sioniste :

Les communautés israélites du Maroc sont heureuses d'exprimer à Votre Majesté leur sentiment de fierté et de profonde gratitude pour le message adressé à leur intention dans le discours de la fête du Trône. Ce message ne fait que confirmer les dispositions constantes de Votre Majesté à l’égard d’une communauté qui, en reconnaissance pour Votre noble attitude en sa faveur en des heures critiques, a gardé à Votre Majesté des sentiments d’attachement indéfectibles. Consciente des difficultés de toute nature que connaît le Maroc au seuil de 1ère nouvelle dans laquelle il s’engage, les communautés israélites du Maroc voudraient assurer Votre Majesté de leur entier dévouement aux tâches qui seront entreprises sous Vote haute égide.

Le 2 mars 1956 fut publiée la déclaration commune reconnaissant formellement l’indé­pendance du Maroc, « laquelle implique en particulier une diplomatie et une armée, ainsi que la volonté de respecter et de faire respecter l’intégrité du territoire marocain, garantie par les traités internationaux ».

Le retour du sultan porteur de la bonne nouvelle, le 5 mars 1956, souleva presque autan: d’enthousiasme que son retour d’exil. Partout, ce furent des manifestations de joie où se mêlaient dans la franche fraternité Marocains – musulmans et israélites – et Français, qui voyaient maintenant dans la personne du sultan la meilleure assurance pour leur avenir.

Dans son discours radiodiffusé du 7 mars 1956, Mohammed V mit avant tout l’accent sur la nécessité du maintien de l’ordre et de l’union, « vertu essentielle au salut de la patrie » :

En quittant le Maroc, Nous avons laissé derrière Nous une nation sous la tutelle, qui s'interrogeait sur son avenir et se demandait quand serait tenue la promesse qui lui fut faite à la suite de Notre retour d’exil. Aujourd’hui, nous retrouvons Notre chère patrie et Notre peuple qui a tant attendu, et la France a reconnu au Maroc son indépendance, le droit de jouir de tous les attributs de sa souveraineté, de même qu ’elle s'est engagée à garantir son intégrité territoriale et à la faire respecter. Nous voici arrivés au stade des réalisations où Nous pouvons gérer Nous-mêmes nos propres affaires. C'est ainsi que Nous exercerons Notre pouvoir législatif sans restriction aucune, constituerons une armée nationale et assurerons Notre représentation diplomatique. Ces résultats auxquels Nous sommes parvenus ont dissipé tous les doutes et toutes les équivoques. L’inquiétude et l’espoir ont laissé place à la certitude et à la foi en Notre pays et son avenir.

L'optimisme était de nouveau de rigueur, comme devait l’exprimer Jacques Dahan dans l’éditorial de la Voix des communautés :

Élevé à la citoyenneté intégrale par la grâce de Sa Majesté le Sultan, et de par la volonté démocratique du peuple, le judaïsme marocain saura, j’en suis convaincu, se monter digne de sa promotion. Les juifs sont reconnaissants à ceux qui leur tendent une main fraternelle et ils s’emploient avec ardeur à mériter la confiance qu'on leur témoigne. Le dernier discours du Trône les débarrasse de leurs complexes et leur ouvre les perspectives d’une intégration parfaite dans la communauté marocaine.

Juifs du Maroc a travers le monde Robert Assaraf

Dans ce contexte, la question juive, objet au départ d’une unanimité sur la nécessité : d'intégrer sans réserve à la nation la communauté juive, en respectant ses libertés et ses droits, devint avec le temps un des enjeux de la vie politique, un des moyens préférés de l'opposition pour attaquer indirectement le pouvoir en place quand elle ne pouvait le faire face  avec les inévitables conséquences de telles enchères.

Au début, l’euphorie l’emporta. Le report – à la suite de désordres provoqués par des jeunes au mellah de Marrakech – des élections des comités des communautés des grandes villes, prévues pour décembre 1955, n’ayant pas permis l’accession à leur tête d’hommes nouveaux, le sultan désigna de nouveaux membres acquis au nationalisme au comité de Casablanca, et mit à sa tête l’homme d’affaires David Benazeraf, qui en remercia ainsi le souverain, le 13 septembre 1956 :

La sollicitude de Votre Majesté s’est toujours étendue à Ses sujets israélites. Après s׳être formellement opposée à l'application au Maroc des lois du régime de Vichy en 1941, Votre Majesté a heureusement proclamé dans son discours du Trône du 18 novembre 1955 que les Israélites avaient les mêmes droits.

Fidèle à sa promesse de faire participer ses sujets juifs aux affaires du pays, le Sultan avait nommé cinq personnalités juives parmi les 76 membres de l’Assemblée consultative selon un judicieux dosage : un avocat, Me Jacques Elkaïm de Rabat ; un rabbin, rabbi Bensabat de Larache, de l’ancienne zone espagnole ; un indépendant, Lucien Bensimon de Casablanca ; et deux hommes d’affaires de la grande métropole, Jo Ohana et David Benazeraf.

Parlant sur ce point le même langage, les deux grands partis rivalisèrent de zèle sur la nécessité de traduire dans les faits les déclarations du sultan sur l’égalité des droits. Le PDI, qui dans le lointain passé ne s’était pas distingué – loin de là – dans la recherche du rapprochement avec l’élément israélite, se découvrit une vocation juive et réussit effective­ment à enrôler dans ses rangs nombre de personnalités israélites attirées par son laïcisme proclamé.

Dans une interview au Jewish Chronicle de Londres, parue au cours de l’automne 1955, son secrétaire général adjoint, Me Benjelloun rappela que son parti avait été « le premier à souhaiter la participation d’un Marocain de confession israélite au gouverne­ment de négociation. Il entend habituer ainsi les citoyens de notre pays à l’idée qu’aucune distinction fondée sur des considérations religieuses ne doit exister entre nous ». L’Istiqlal s’en tint aux résolutions intégrationnistes adoptées au Congrès extraordinaire du parti en décembre 1955 :

Considérant que les Israelites marocains sont des nationaux du pays dans toute l’acceptation historique et juridique du terme qu’il importe qu ’ils aient la jouissance et l’exercice des droits et des libertés reconnus à leurs concitoyens musulmans, dans l’égalité la plus complète ;

Considérant que cette intégration ne doit nullement porter atteinte à l’exercice de leur culte, ni à leur statut personnel ;

Demande que l’égalité de tous les citoyens marocains, sans distinction de classe ou de religion, soit hautement proclamée et consacrée dans les textes de lois ;

Suggère au comité exécutif du Parti d'encourager les contacts entre musulmans et Israélites, d’organiser et de promouvoir des activités communes dans différents domaines afin de vaincre les préjugés absurdes et de favoriser au maximum un rapprochement réel et fraternel.

Joignant les actes à la parole, l’Istiqlal créa en février 1956 une organisation pour le rapprochement judéo-musulman, le Wifaq (« l’Entente »), destinée à « encourager l’esprit de coopération dans l’intérêt national ». Un tract en arabe, judéo-arabe en lettres hébraïques et en français fut largement diffusé et proclama :

Notre vœu le plus cher est de bâtir dans la joie et la concorde un Maroc nouveau, uni, libre et indépendant. Ensemble, unis de cœur et d'esprit, musulmans et Israélites, nous mènerons notre pays vers le progrès, la prospérité et le bonheur. Ensemble, nous ferons de notre chère patrie une nation moderne et respectée, où régneront la concorde, la tolérance et la liberté. Notre Association entend mener

la lutte contre l’ignorance, la division et le racisme sous toutes ses formes. Le but d’El Wifaq est de développer les contacts entre Israélites et musulmans, en resserrant leurs liens dans tous les domaines, et notamment dans les domaines culturel, sportif, artistique, professionnel et social. El Wifaq fait appel à tous les Marocains pour qu 'ils viennent grossir ses rangs, lui apporter leur concours afin de mener à bien sa tâche, pour la grandeur et le bonheur de notre patrie.

Témoin privilégié, le journaliste Victor Malka décrit en ternies enthousiastes cette lune de miel » qui poussa de nombreux Juifs marocains à envisager de rester dans leur patrie d’origine :

La torpeur, l’expectative et l'inquiétude se dissipèrent momentanément. On ne voulut plus croire aux orages. On paria sur le printemps. Et l’enthousiasme vint. Les juifs marocains commencèrent à croire que l'indépendance nationale ne signifiait pas nécessairement le saut dans le vide et l’engagement dans l’in­connu. .. Au rendez-vous de la renaissance nationale, les Juifs marocains ne tenaient pas à être en retard comme ils l’avaient été à celui de l'indépendance… Pour une fois, l’avenir enfin signifiait l’espérance. Il s’agissait ni plus ni moins de recréer la symbiose andalouse…

Derrière cette sincère euphorie, il y avait une non moins profonde perplexité devant cette avalanche de bonnes intentions et de décisions spectaculaires. Il était difficile pour les Juifs de s’habituer à être, pour la première fois, non seulement acceptés comme citoyens à part entière, mais en plus courtisés. La réaction ne fut pas homogène. Disposée à jouer le jeu, la grande masse ne pouvait cependant s’empêcher de s’interroger sur l’éventuel prix à payer pour cette soudaine émancipation. Faudrait-il pour la mériter renoncer à sa spécificité, renoncer à une partie de sa personnalité pour se couler dans le moule musulman majoritaire ? Cesser de regarder vers Israël et de se référer à la culture française ?

Le prince hériter Moulay Hassan se montra rassurant en déclarant, devant un grand rassemblement juif à Casablanca, qu’il savait que les regards étaient tournés vers Jérusalem mais que les pieds étaient bien plantés sur la terre marocaine. Cette compréhension n’était pas du goût d’une petite minorité de gauchistes juifs, plus nationalistes que les nationalistes qui condamnaient avec véhémence le sionisme, prônant la disparition pure et simple des institutions communautaires accusées de cultiver le « séparatisme ». La petite minorité des élites – ingénieurs, économistes, médecins, avocats, hommes d’affaires – se montrait plus modérée. Elle croyait à l’avènement d’une « nouvelle Andalousie », avènement très rite contrarié par l’évolution de la situation au Proche-Orient.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf-page 53-55

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