Juifs du Maroc R.Assaraf


Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

Un premier tournant, lourd de menaces pour l’avenir, fut la reprise des hostilités au  Proche-Orient après la nationalisation du canal de Suez par Gamal Abdel Nasser. Le 28 octobre 1956, l’armée israélienne franchit la frontière pour lever le blocus du port d’Eilat décrété par l’Égypte. Le même jour, Paris et Londres, sous prétexte d’assurer la sécurité de la navigation dans le canal, lancèrent un ultimatum aux belligérants, leur demandant de se retirer des abords de la voie d’eau internationale. Cette mise en scène ne trompa personne sur la collusion de facto entre Britanniques, Français et Israéliens. Ceux-ci s’arrêtèrent à quelques kilomètres du canal, pris d’assaut par les troupes franco- britanniques et aussitôt mis hors service par les Égyptiens.

Pour la première fois depuis son indépendance, la solidarité du Maroc avec le monde arabe était mise à l’épreuve. La réaction populaire fut l’identification avec l’Égypte et la condamnation de l’agression dont elle était victime. Le prestige du chef de la révolution égyptienne, le colonel Nasser, le champion du panarabisme, atteignit son sommet, alors que celui de la France, déjà très compromis par l’affaire du détournement de l’avion des dirigeants du FLN algérien, était au plus bas.

Par excès de zèle, un petit groupe de jeunes intellectuels juifs d’extrême gauche condamna publiquement, dans un tract, 1’« agression israélienne ». Cela n’empêcha pas l’hostilité populaire de se cristalliser contre la population juive locale.

Les autorités prirent toutes les mesures de police nécessaires pour éviter tout incident, tandis que l’Istiqlal expliquait aux masses qu’il ne fallait pas confondre Israéliens et Juifs marocains. L’association de rapprochement judéo-musulmane, le Wifaq, qui avait obtenu des résultats remarquables en ce sens depuis sa fondation au mois de février 1956, lança un appel au calme en se prévalant des déclarations du souverain. Pour avoir plus d’impact, le tract, qui fut largement diffusé et bien accueilli, fut rédigé à la fois en français, en arabe et en judéo-arabe écrit en caractères hébraïques. Le tract disait :

Au mépris de toutes les lois internationales. les Anglo-Franco-lsraéliens ont déclaré la guerre à l'Égypte. Le peuple marocain, dans sa totalité, s’élève contre cette agression et condatnne cet acte de guerre prémédité par les impérialistes pour asservir la nation égyptienne et lui ravir sa liberté et son indépmdance. Nous devons apporter notre appui total à l'Égypte pour empêcher les agres­seurs de réussir dans leur entreprise. Les événements actuels nous dictent donc, chers frères, de maintenir et de renforcer entre nous, musulmans et juifs, la cohésion, l’amitié, l’union et l’entente qui seules assurent l’indépendance de notre Patrie…

Les colonialistes tenteront de nous diviser, comme ils l'ont toujours fait et utiliseront toutes les provocations pour nous dresser les uns contre les autres.

Ici au Maroc, il n’existe que des citoyens marocains, des Marocains de confession musulmane et des Marocains de confession juive, tnais tous des Marocains.

Et tous les Marocains, sans aucune distinction religieuse, doivent se consi­dérer comme mobilisés pour assurer l’ordre et le calme. Marocains, chers frères soyez unis et vigilants.

De notre union, de notre vigilance et de notre confiance sans réserve en Sa Majesté le Roi et Son gouvernement, dépend l’avenir de notre pays. N’écoute: pas ceux qui vous désunissent, au contraire, dénoncez-les ! Ainsi mobilisé:

vous participez à l’action la plus glorieuse qui soit, la sauvegarde de notre Indépendance.

Tout cela ne fait que confirmer les paroles de notre Roi, S. M. Mohammed V. Vive le Roi ! Vive le Maroc !

La référence accentuée à l’esprit et aux paroles du sultan constitua un argument efficace. En dépit du haut degré d’exaltation pro-arabe qui marqua la guerre du Sinaï, le conflit du Moyen-Orient n’eut pas de répercussions trop négatives sur les rapports entre les deux communautés.

Le virage panarabe du Maroc raviva toutefois les vieilles inquiétudes. Bien que fidèles à leur nouvelle patrie, les Juifs marocains restaient profondément attachés à Israël et au maintien de liens privilégiés avec la France. Un constat s’imposait : le malentendu judéo-musulman commençait à percer sous l’avalanche des paroles de bonne volonté.

Ayant abandonné, le 15 août 1957, le titre de « sultan de l’Empire chérifien » pour celui de roi du Maroc, Mohammed V s’efforça de désamorcer la crise en recevant les diri­geants du comité de la communauté israélite de Casablanca et en traçant devant eux la place qu’il assignait aux Juifs dans le nouveau Maroc :

Je suis très heureux de vous recevoir dans mon palais qui, comme vous le savez, est ouvert à tous mes sujets, musulmans et Israélites. Je vous exprime ma satisfaction pour vos initiatives et l’œuvre que vous voulez entreprendre. Mais, comme l'a dit votre président, ce parallélisme entre les œuvres de bienfaisanœ musulmanes et Israélites ne peut être que provisoire en attendant leur fusion ; car, de même que nous avons la même citoyenneté, nous devons avoir les mêmes préoccupations. Nous devons toujours agir sur le plan national et non pas sur le plan confessionnel. Tous les Marocains, musulmans et Israélites, sont les sujets de la même patrie. Ils ont les mêmes droits, les mêmes devoirs et les mêmes obli­gations. Ils doivent agir ensemble sur le plan national. Nous devons mettre en commun, nos efforts, nos moyens pour venir en aide à tous ceux qui sont dans le besoin quelle que soit leur religion, car en matière sociale la misère  n’a pas de religion.

Votre président a rappelé mon attitude en 1941. Je pense qu 'il n ’est pas néces­saire de revenir sur cet événement, car ce que j'ai fait, c’était Mon devoir et c’était le devoir de tout souverain conscient de ses obligations envers ses sujets. Je voudrais vous rappeler que, en dehors de la religion, il faut mettre fin à toutes les barrières artificielles, qu 'elles soient sociales ou psychologiques, qui ont séparé les musulmans des Israélites ; car, si certaines séparations avaient été suscitées dans le passé par les circonstances politiques, ces circonstances ayant disparu aujourd'hui, c'est la communauté qui doit nous unir, c’est le sentiment national qui doit l’emporter sur l'esprit de séparatisme.

Je voudrais également vous demander d’entreprendre me action de persuasion et de conviction dans les milieux Israélites marocains afin de les persuader de ne pas quitter le Maroc, car leur place est ici. Le Maroc a besoin de tous ses enfants, qu’ils soient musulmans ou israélites. Il a besoin de tous ses médecins, de tous ses ingénieurs, de tous ses avocats. Il faut convaincre tous les Israélites marocains que leur devoir n 'est pas de quitter le Maroc, mais de rester. Le Maroc a besoin de tous ses fils. Nous devons mettre en commun tous nos efforts. Nous devons nous considérer comme mobilisés au service de la patrie, et ceux qui quittent cette patrie, les considérer comme des déserteurs.

Le devoir national doit nous guider et nous devons placer le devoir national, l’intérêt national au-dessus de nos préoccupations particulières. Ce sont des conseils paternels que j’ai à vous donner et je tiens à l’occasion de la célébration de votre fête de Youm Kippour à m’associer à vos réjouissances. Je sais que les musulmans, vos compatriotes et vos frères, communient également avec vous. Vos fêtes sont les nôtres et nos fêtes sont les vôtres. Nous devons tous travailler pour l’intérêt général et faire en sorte que notre patrie soit grande, heureuse et prospère.

Cette longue déclaration résumait l’évolution de la pensée de Mohammed V sur la place des juifs dans le nouveau Maroc indépendant. Le seul recul, et il était de taille tant ses conséquences furent funestes, concernait le domaine de la liberté d’émigration.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf – page 55-58

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

Alors qu’en 1949 le sultan disait regretter les éventuels départs, mais ne pas vouloir les interdire, Mohammed V affirmait maintenant vouloir, dans l’intérêt même du pays retenir les Juifs, et allait même jusqu’à considérer les candidats au départ comme des « déser­teurs ».

Des propos dont il faut toutefois relativiser la portée. Dans un premier temps, le problème de l’émigration vers Israël, reçut une solution plus humanitaire que politique, malgré les pressions exercées par les organes de presse de l’Istiqlal. Il était impossible de stopper un tel mouvement. Au moment de l’indépendance, près de 60 000 candidats au départ étaient inscrits dans les bureaux de la Kadima (« En Avant »), et 20 000 d’entre eux disposaient même de passeports émis par les anciennes autorités du Protectorat. Le gouvernement se refusa à annuler la validité de ces passeports, à la grande colère du quotidien El-Rai el-An: qui réclamait, au nom de la solidarité arabe, l’arrêt total de l’émigration organisée :

Nous ne pouvons tolérer que les sionistes impérialistes recrutent parmi les Juif marocains, qui sont des citoyens du royaume, les futurs colons d’une terre arabe qui appartient aux Palestiniens. Nous ne pouvons être complices de cette injustice C’est pourquoi le ministère de l’Intérieur doit prendre les mesures immédiates qui s’imposent : ne plus accorder de passeports collectifs aux Juifs et ne pas autoriser le départ de ceux qui veulent se rendre en Israël,

Le camp de transit de la route de Mazagan, où Kadima regroupait avant leur départ les candidats à l’alyah, continua à fonctionner sans entraves après la proclamation officielle de l’indépendance le 2 mars 1956. Fin mai, les autorités annoncèrent toutefois leur intention de mettre fin à l’immigration organisée et de fermer définitivement le camp de la route de Mazagan, « cet État dans l’État ».

Des policiers furent immédiatement postés à l’entrée pour arrêter le flot des nouveaux venus, qui s’était accéléré au fur et à mesure des rumeurs sur l’interdiction prochaine de l’im­migration. À ce moment, les baraques de fortune prévues pour 1 500 personnes accueillaient 9 000 candidats à l’alyah dans des conditions sanitaires effroyables. Les autorités tentèrent, en vain, de les disperser, par la persuasion d’abord, par la menace ensuite, et de les convaincre de revenir dans leurs foyers.

Les autorités marocaines se trouvaient désormais confrontées à un dilemme : que faire de ces milliers de candidats au départ ? La question était complexe et avait de nombreux enjeux internationaux. Le Maroc à peine indépendant pouvait-il se permettre de violer le principe de la liberté de circulation inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme, à laquelle il venait : adhérer et de violer les engagements pris ?

Des négociations secrètes s’engagèrent avec Jo Golan, représentant du Congrès juif mondial, et aboutirent, à la mi-juin 1956, à un sage accord prévoyant l’évacuation du camp dans un délai de trois mois.

Toutes les personnes munies de passeports valables seraient autorisées à partir, discrète­ment de nuit, en dehors des heures de travail normal du port et de l'aéroport de Casablanca. Le sultan, qui avait participé personnellement à ces négociations en recevant Jo Golan, lui avait avoué qu’il autorisait les départs à contrecœur, estimant que la place des Juifs était au Maroc. Il en rendait en partie responsable son exil à Madagascar, qui ne lui avait pas permis d’être plus proche de ses sujets juifs pour les préparer à recevoir l’indépendance de leur pays.

L’application pratique de cet accord secret se heurta à des difficultés imprévues, notam­ment l’opposition de certains ministres de l’Istiqlal et le regain de tension au Moyen-Orient, avec la nationalisation par Nasser du canal de Suez, fin juillet 1956. Devant l’impasse, Si Bekkaï porta l’affaire devant le Conseil des ministres, le 20 septembre 1956. Le sultan, tres préoccupé par ce problème qui risquait d’entacher injustement le prestige de son pays, avait demandé une semaine auparavant aux dirigeants de la communauté de Casablanca de convaincre leurs coreligionnaires de ne pas quitter le Maroc. Mais convaincre n’est pas contraindre.

Aussi, après avoir demandé aux ministres s’ils avaient des objections contre l'accord, et après que nul d’entre eux n’eut exprimé d’opposition, Mohamed V avait conclu devant leur silence par cette formule d’apaisement : « Les Israélites aussi sont mes fils et je les aime. Je ne sais pour quelle raison il y en a qui veulent partir mais, si c’est leur volonté, que Dieu leur pardonne ! »

En tout cas, le chef de la Sûreté nationale, pourtant réputé pour son énergie et sa sévérité, leur pardonna, car, malgré la surveillance policière – ou à cause des faiblesses des policière -, près de 4 000 nouveaux candidats au départ s’étaient infiltrés dans le camp à mesure qu’il se vidait. Par mesure humanitaire, les autorités fermèrent les yeux sur ces arrivées imprévues.

La première crise de l’émigration trouva donc une solution humanitaire digne du tempérament de Mohammed V. L’aspect politique restait entier. Pour les 220 000 Juifs qui restaient au Maroc, le problème de la liberté d’émigration devint, pour des années, le principal sujet de préoccupation et, pour les partis politiques marocains, un des enjeux de leurs luttes. Ce problème empoisonna les relations judéo-musulmanes jusqu’à la mort de Mohammed V.

Le Congrès juif mondial, qui s’était imposé comme l’interlocuteur privilégié des jeunes autorités marocaines, après qu’il leur eut apporté son soutien dans la lutte pour l’indépendance, opta pour une solution risquée, mais généreuse : la référence à la Charte des Droits de l’homme qui garantit la liberté imprescriptible de circuler et d’émigrer au pays de son choix – y compris Israël.

Dès novembre 1955, la Voix des communautés reproduisit largement les déclarations en ce sens des représentants les plus qualifiés des deux grands partis politiques marocains aux deux grands journaux juifs de Londres. Au correspondant du Jewish Observer, Me Abderrahim Bouabid, représentant permanent de l’Istiqlal à Paris et membre de son bureau politique, avait confié :

La liberté de circuler ou de quitter le Maroc est une des libertés individuelles dont doivent jouir tous les citoyens marocains, sauf en des circonstances excep­tionnelles, comme en temps de guerre par exemple… Personnellement, je ne vois aucun inconvénient à ce que les Juifs marocains entretiennent des liens familiaux, culturels ou spirituels avec ceux (de leurs frères) établis en Israël. Notre vœu le plus cher est que la paix et le calme reviennent au Moyen-Orient afin que les relations deviennent normales entre musulmans, chrétiens et juifs.

De son côté, le secrétaire général par intérim du PDI, Me Benjelloun, avait assuré au correspondant parisien du Jewish Chronicle :

Puisque nous venons de vous affirmer que nous admettons la libre circulation des personnes, nous considérons qu ’aucun citoyen, quelle que soit sa confession, ne doit être privé de ce droit, et nous n’avons jamais envisagé d'en priver nos compatriotes israelites ni de nom opposer à leur liberté dans ce domaine, Nous considérons que l'émigration des Juifs marocains vers Israël est due en partie à un manque de confiance en l’avenir, et nous estimons que cette émigration est encouragée par une propagande abusive… Nom insistons sur le fait que notre appel est de nature à les persuader que tous les domaines de la vie marocaine leur étaient accessibles sans aucune restriction et que cette considération devrait les inciter à demeurer dam leur pays…

Dans ces conditions, il était compréhensible que le représentant du Congrès juif mondial, Jo Golan, ait pu conclure avec le chef de la Sûreté, Mohamed Laghzaoui, un accord qui revenait à confirmer le droit à la libre circulation, tout en interdisant l’émi­gration organisée. L’accord stipulait, en effet, que les Juifs marocains qui le désireraient pourraient continuer à quitter individuellement le pays au moyen de passeports valides délivrés sans entraves par le ministère de l’Intérieur.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf – page 58-60

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

 

Reste que le chef de la Sûreté interpréta dans un sens très restrictif cet accord, au motif qu’il ne voulait pas priver le Maroc d’éléments indispensables en cette phase de reconstruc­tion du pays. Il fit tout pour que la liberté de circulation reste lettre morte. Pour convaincre les Juifs que leur place était au Maroc, le meilleur moyen n’était-il pas de les empêcher de le quitter, en groupe ou à titre individuel ?

Le chef de la Sûreté transmit ainsi, le 27 septembre 1956, aux gouverneurs des provinces, la directive 424, destinée à rester secrète, « interdisant aux Juifs marocains de se rendre en Palestine et à ceux qui sont partis de revenir au Maroc ». Comme il était difficile de sonder les cœurs des postulants à un passeport, la directive fut comprise et appliquée comme une interdiction globale d’attribuer des passeports aux Juifs, quelle que soit leur destination. La mesure eut l’effet contraire à celui escompté.

En voulant retenir les Juifs de force, pour « empêcher leur départ en Israël », on ne pouvait que créer une psychose de départ. La « passeportite » commença à faire des ravages. Même ceux qui n’avaient pas l’intention de partir voulaient avoir un passeport. Les candidats à l’immigration vers Israël manifestaient moins de fébrilité. Ils n’ignoraient pas que la mise en place de réseaux d’émigration clandestine les dispensait d’avoir à demander un passeport.

La communauté juive officielle fit preuve d’une grande fermeté. Après avoir rassemblé un dossier accablant, son nouveau secrétaire général, David Amar, membre du PDI, demanda audience au ministre de l’Intérieur, le 4 juillet 1957, pour protester énergique­ment contre la fameuse circulaire qui constituait, pour lui, une atteinte caractérisée à la liberté de circulation.

La délégation fut reçue par le directeur des Affaires politiques au ministère de l’Intérieur, M. Hamiani. Au cours de l’entretien, le haut fonctionnaire eut un mot malheureux mais tout à fait révélateur : « Dans le fond, j’ai souvent réfléchi à la question et je me suis demandé s’il fallait aller contre 70 millions d’Arabes ou 240 000 sujets israélites. » Lors d’une réunion dans le bureau du CJM à Casablanca, David Amar fit part aux dirigeants de la communauté de sa réaction. Il avait répliqué au fonctionnaire :

Nous savons que nous sommes des citoyens ; vous l’avez dit à maintes reprises. Sa Majesté nous l’a dit, le Gouvernement nous l’a dit. Donnez-nous donc des passeports. Ou nous sommes des citoyens ou nous ne le sommes pas, et qu 'on nous le dise… Nous avons pris la décision d’aller jusqu 'au bout dans cette affaire.

David Amar expliqua qu’il était même allé jusqu’à dire à son interlocuteur qu’il « fallait considérer cette période exactement comme celle de l’Allemagne à l’époque de Hitler », et que sa fermeté avait été payante puisque le directeur des Affaires politiques avait conclu leur discussion sur une note d’apaisement.

La comparaison du Maroc, dont le Roi avait protégé ses sujets juifs durant la Guerre, avec l’Allemagne nazie était mal venue. Elle témoignait de l’extrême sensibilité des Juifs à la question, pour eux vitale, de la liberté individuelle de circulation. Le Conseil décida que, « si satisfaction n’était pas donnée à ses revendications dans les dix jours, il porterait l’affaire devant le roi ». En cas d’échec, tous les présidents des communautés donneraient collectivement leur démission le 14 juillet 1957. On n’eut pas besoin d’aller jusqu’à de telles extrémités. Cette fronde inattendue porta quelques fruits : des promesses d’allége­ment furent données et en partie tenues.

La délivrance de passeports devint plus libérale, du moins pour ceux qui pouvaient prouver qu’ils n’avaient pas l’intention de se rendre en Israël. Mais aucune solution ne fut trouvée pour les milliers de candidats à l’alyah poussés par la misère et, surtout, par l’espoir messianique. La porte fermée, l’immigration clandestine organisée par le Mossad prit le relais. Elle inquiéta suffisamment le gouvernement marocain, incapable d’y mettre fin, pour qu’il tentât de la faire cesser, en faisant intervenir les dirigeants du judaïsme marocain.

Une délégation du Conseil des communautés, présidée par David Amar et incluant les vice-présidents des communautés de Casablanca et de Tétouan. Marc Sabah et J. Serfaty, débarqua à Paris fin novembre 1957, avec la bénédiction des autorités marocaines. Elle était armée d’une résolution du Conseil datant du 10 novembre 1957 constatant : « L’existence d’une émigration collective clandestine est un obstacle sérieux à une harmo­nisation complète de nos rapports avec nos compatriotes musulmans. Le Conseil juge que cette émigration est préjudiciable tant aux intérêts de la nation qu’à ceux de la population juive. »

L’objectif de la délégation était de convaincre les organisations juives internationales de faire pression sur le gouvernement israélien pour mettre fin à l’émigration clandestine « afin de permettre le règlement des problèmes intérieurs en toute bonne foi et dans un climat de confiance avec les autorités marocaines ». C’était une démarche sans précédent. Même un homme aussi bien disposé envers les autorités marocaines que le directeur politique du Congrès juif mondial, Easterman, en fut choqué. Il convainquit la délégation qu’elle irait à un échec retentissant, si elle persistait à vouloir aller à New York plaider cette cause douteuse.

L’ambassadeur d’Israël à Paris, en recevant la délégation, rendit l’audience sans objet en prétendant que ni l’État d’Israël ni l’Agence juive n’étaient mêlés en quoi que ce soit à ce mouvement d’émigration « spontané ». Pour le diplomate israélien, la responsabilité incombait uniquement au gouvernement marocain, en réaction à sa violation du droit essentiel à la libre circulation des personnes.

Les dirigeants du Congrès juif mondial proposèrent, pour tester de nouveau la bonne volonté des autorités marocaines, de se résoudre à un arrêt temporaire de l’émigration clandestine. Les responsables sionistes ne l’entendaient pas ainsi. Ils préconisaient, au contraire, la relance de l’immigration clandestine et ne cachaient pas leur volonté de mettre à profit la première visite du souverain marocain aux États-Unis, visite d’une très grande importance pour le Maroc, pour organiser une vaste campagne de sensibilisation de l’opinion publique américaine.

Le président du Congrès juif, Nahum Goldman, s’opposa fermement au projet d’envoyer, à l’occasion de la visite royale, les jeunes des mouvements sionistes manifester dans les rues de New York pour la liberté d’émigration de leurs frères juifs marocains. Il fit valoir qu’il serait inconvenant d’indisposer ou de heurter le roi, dont la bonne volonté ne pouvait être mise en doute et dont l’amitié pour les Juifs était bien connue.

Citant un rapport de l’ambassadeur des États-Unis à Rabat David Porter, Nahoum Goldman fit remarquer que l’alyah clandestine n était pas aussi clandestine que cela. Elle se poursuivait, parce que les autorités marocaines voulaient bien fermer les yeux. L’ambassadeur affirmait, en effet, que, « si la police marocaine le voulait vraiment, elle pourrait en une nuit arrêter tous les militants sionistes et mettre fin brutalement à l’alyah clandestine ».

Finalement, les parties en présence optèrent pour une discrète concertation. Le souverain reçut à New York des représentants de la communauté juive américaine devant lesquels il réaffirma l’absence de toute discrimination envers ses sujets juifs. Le président Eisenhower et les représentants du Congrès soulevèrent également la question, et, devant tous ses inter­locuteurs américains, Mohamed V réaffirma sa position. Surtout, il fit savoir discrètement à ses interlocuteurs du Congrès juif mondial qu’il veillerait à la levée des restrictions, même passagères, à l'octroi de passeports.

Effectivement, avant même le retour de Mohamed V de New York – où il prononça à la tribune des Nations unies un discours dont la modération fut d’ailleurs hautement appréciée -, le ministre de l’Intérieur publia à Rabat, le 28 novembre 1957, un communiqué affirmant que, conformément à la volonté du roi, aucune discrimination ne devait être faite entre les Marocains, et que tous les Juifs qui désiraient quitter le Maroc avec leurs familles étaient libres de le faire.

Dès le jour du retour du souverain au Maroc, le 12 décembre 1957, le directeur de la Sûreté envoya une nouvelle directive secrète aux gouverneurs des provinces annulant la précédente :

Le gouvernement marocain a décidé récemmeni de ne pas faire de discrimination entre les juifs et les musulmans en ce qui concerne l'attribution des passeports, en vertu du droit de chaque citoyen de circuler librement à l'intérieur du pays et hors de nos frontières, et de satisfaire à chaque demande de passeports ou de pièces d’identité. Cette nouvelle mesure s'applique à tous les sujets marocains. Le gouvernement a pris cette décision afin de ne pas punir les innocents à la place des coupables. Mais cela ne signifie pas que le sionisme pourra continuer ses actions et renforcer ses moyens de propagande dans les organisations juives. Il faut faire savoir aux membres et aux dirigeants des mouvements sionistes, à chaque occa­sion, que leur action est contraire aux intérêts de l'État et passible du tribunal…

Ce n’était qu’un répit, car le vrai problème, celui justement de l’émigration maintenant clandestine vers Israël, était occulté. Si le principe de la liberté de circulation était à nouveau réaffirmé, il était assorti d’une réserve de poids : il ne saurait profiter à 1’« ennemi » sioniste. Provisoirement résolu, le problème de la libre circulation ne devait pas tarder à rebondir sous l’effet conjugué du rapprochement avec le panarabisme de Nasser et des incertitudes politiques intérieures.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf – page 63

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

La question des passeports et de l’émigration juive fut, en effet, un des moyens utilisés par l’opposition de gauche dirigée par Mehdi ben Barka pour critiquer le gouvernement marocain.

Pour frapper les esprits et décourager les vocations sionistes, un grand procès fut orga­nisé à l’automne, à Tanger, contre un groupe de malheureux immigrants clandestins, arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à franchir la frontière près de Ceuta. Le verdict fut, au bout du compte, relativement clément, mais les dommages psychologiques causés par ce procès furent énormes.

La Voix des communauté ayant disparu, ce fut l’Information juive d’Alger qui s’occupa avec le plus d’intensité des problèmes des Juifs du Maroc. Dans son numéro de novembre 1958, le journal mit en garde contre « la psychose de peur, sans doute irraisonnée, à coup sûr exagérée, qui règne actuellement dans les milieux juifs marocains », en ouvrant ses colonnes à Carlos de Nesry.

Dans un très long article consacré à ce procès, après s’être demandé « s’il ne s’était pas trompé en conseillant à ses frères de parier sur le Maroc », Carlos de Nesry concluait sur une note malgré tout optimiste, en faisant l’éloge du défenseur des accusés :

En Me Benjeloun parlent à la fois l’avocat et le leader démocrate. Il plaide parallèlement la cause des Juifs emprisonnés et la cause de la liberté… Le débat s’élève. Le vrai problème est posé dans toute sa netteté, sans ambiguïté et sans artifice de style : la liberté de circulation des Juifs marocaim. Il démontre qu 'aucune loi n ’interdit aux Juifs de quitter le pays, et partant tout ce qu 'il y avait d’arbitraire dans les pratiques administratives qui multiplient les entraves aux départs et, surtout, tout ce qu’il y a de profondément injuste à arrêter les partants et à vouloir les condamner en vertu de textes qui n 'existent pas. Il rappelle la politique libérale suivie devant ce problème par le premier gouvernement marocain – dont il était membre au titre de ministre des Finances -, politique mise en application lorsqu’on laissa partir tous les occupants du camp d'Azemmour, et reproche aux gouvernements ultérieurs de ne pas avoir persévéré dans une aussi belle voie. Il invoque les déclarations égalitaires du souverain… Tout, donc, n ’est pas perdu pour nous, pour tous. Et dans la salle en tension où se pressent les familles, les amis, les observateurs, où les derniers fidèles de ta justice sont venus savoir ce qu ’il en est de la justice marocaine, passe alors comme un souffle d’espoir.

Cet espoir ne se matérialisa pas. Le gouvernement Balafredj démissionna le 25 novembre 1958 et, le 24 décembre 1958, Mohammed V chargea le leader syndicaliste Abdallah Ibrahim, appartenant à l’aile gauche de l’Istiqlal, de former le quatrième gouvernement de l’indépendance en deux ans.

Chef de file des syndicalistes qui avaient mené la vue si dure à leur compagnon de parti Ahmed Balafrej, le nouveau président du Conseil Abdallah Ibrahim était tout désigné pour assurer l’alternance. Sur presque tous les plans, il prit le contre-pied de son prédécesseur conservateur, cherchant à engager le Maroc, aussi bien sur le plan économique et social

que sur celui de la diplomatie, dans l’orbite arabe, tiers-mondiste, neutraliste et non-alignée. Interventionniste volontariste, plus attiré par les exemples chinois et yougoslave que par le modèle occidental, il tenta de se libérer de la dépendance trop exclusive de la France, d’accélérer la récupération des terres de colonisation, de promouvoir la réforme agraire, les nationalisations des secteurs clés et de sortir du modèle du sous-développement en mettant au point un ambitieux plan quinquennal visant à modifier structurellement le modèle de développement hérité du Protectorat.

Suivant sa pente naturelle, l’anti-impérialisme d’Abdallah Ibrahim glissa vers une franche xénophobie. La haine de l’étranger, de 1’« Occidental » n’avait pas peur du ridicule. C’est ainsi, par exemple, qu’il interdit sur le territoire marocain deux organisa­tions charitables françaises qui n’avaient rien de bien redoutable, l’Association des veuves de guerre et l’Association des aveugles, uniquement parce qu’elles étaient françaises !

Sur le plan arabe, le gouvernement Abdallah Ibrahim établit des relations privilégiées avec l’Égypte, et demanda enfin son adhésion officielle à la Ligue arabe, qui fut entérinée à l’unanimité le 1er octobre 1958. Corollaire immédiat de cette décision, le Maroc adhéra aux organisations qui dépendaient de la Ligue arabe et, en premier lieu, à l’Union postale arabe et au Bureau du boycott arabe contre Israël, dont le siège était basé à Damas.

Pour donner plus de poids à la nouvelle orientation, Mohamed V effectua une très longue visite d’un mois, en janvier et février 1959, au Moyen-Orient. Sa première visite fut naturellement pour F Égypte, où il participa aux côtés de son président du Conseil, Abdallah Ibrahim, à la cérémonie d’inauguration du barrage d’Assouan, l’œuvre pharaonique de Nasser. Il se rendit ensuite dans l’autre province de la République arabe unie, la Syrie, puis en Jordanie et en Arabie Saoudite, au Liban, au Koweït et en Irak. Au cours de sa visite en Jordanie se plaça un épisode qui relève plus de la légende que de la vérité historique, mais qui révèle que, même après avoir quitté le Maroc, les Juifs originaires de ce pays conser­vaient la même ferveur pour le souverain, malgré les aléas de la politique du moment. Un mur séparait alors les deux parties de Jérusalem, la partie Est, annexée par la Jordanie, et la partie Ouest, capitale de l’État d’Israël. La tension était forte, et les incidents le long de la ligne de démarcation coupant en deux les rues et même parfois des maisons, presque quotidiens. Pour contempler la Vieille Ville et tenter d’apercevoir ne serait-ce que l’ombre du Mur occidental, leur lieu le plus saint dont, malgré les conventions d’armistice, l’accès leur était interdit, les Israéliens – et les juifs – ne disposaient que d’un observatoire exposé aux tirs des Légionnaires sur le mont Sion.

Les originaires du Maroc, qui avaient reporté sur la tombe du Roi David au mont Sion leur ferveur légendaire pour le pèlerinage des Tombeaux des saints, étaient, comme à l’accoutumée, particulièrement nombreux ce jour-là sur l’observatoire. Soudain, un pèlerin se mit à hurler en pointant le doigt sur la muraille de la Vieille Ville : « Je l’ai vu, c'est bien lui, c’est Sidna, le sultan du Maroc ! »

Aussitôt, tous ses compagnons grimpèrent au haut de l’observatoire, sans craindre les balles, d’habitude si redoutées, des soldats de la Légion arabe, et se mirent à saluer joyeu­sement Mohamed V, qui, de l’autre côté de la frontière, les avaient reconnus à leur ferveur et leur rendait leurs saluts en les bénissant comme ses propres enfants. Dans le labyrinthe des barbelés qui divisait alors la Ville sainte, une telle scène était topographiquement

impossible, mais les légendes se moquent des faits, et ce pieux récit, garanti authentique, ne tarda pas à faire rapidement le tour des agglomérations des originaires du Maroc en Israël et réapparaître mystérieusement, malgré la coupure des relations postales, dans les mellahs marocains !

Légende d’autant plus incroyable qu’elle coïncidait avec la contagion de l’opinion marocaine par la propagande anti-israélienne la plus virulente, à la suite du rapprochement avec Le Caire, et avec l’écoute assidue par les masses de « La voix des Arabes ».

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf – page 66

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

La tenue pour la première fois au Maroc, en septembre 1959, de la réunion des ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe, et les visites du roi Hussein de Jordanie et de Fayçal d’Arabie Saoudite donnèrent lieu à un déchaînement de propagande antisioniste, qui prit, cela devint une habitude, un ton franchement antisémite.

L’adhésion, sans réserve, du Maroc à l’antisionisme le plus militant et l’interdiction de l’émigration transformèrent l’inconfort en inquiétude, et l’inquiétude, en début de panique. Non point que les Juifs marocains n’eussent pas compris et admis que leur pays avait légitimement des obligations envers les pays arabes frères. Ce qui les choquait, c’était l’enthousiasme mis à adopter, de toutes les options, toujours la plus extrémiste, et le peu de cas fait de leur existence, de leur situation ainsi que de leurs sentiments. Le retour des difficultés sans fin pour l’obtention de passeports et les enquêtes que déclenchait cette simple requête pouvaient à la rigueur être compris, mais la goutte d’eau qui fit déborder le vase fut l’arrêt brutal, du jour au lendemain, des relations postales avec Israël.

Il était difficile, même aux mieux disposés, de comprendre en quoi un courrier inno­cent échangé avec des parents pouvait mettre en péril non seulement le Maroc, mais tout le puissant monde arabe ! L’inhumanité d’une telle mesure par rapport à son « avantage » était trop criant ! Car la coupure des relations postales touchait directement presque toutes les familles. Laquelle n’avait pas de proches « au pays » – on n’osait plus prononcer le mot même d’« Israël » ?

Le judaïsme marocain était cruellement coupé en deux. Au cours de l’une de ses discrètes visites au Maroc, le délégué du Congrès juif mondial, Alexandre Easterman, rappela aux autorités que, même entre pays belligérants, les relations postales n’étaient jamais totalement rompues : la Croix-Rouge internationale se chargeant généralement de son acheminement.

Conscient du caractère inutilement inhumain de l’arrêt du courrier, Abderrahim Bouabid, avec quelques autres ministres, avait d’abord acquiescé à la suggestion d’Easterman. Mais il dut faire marche arrière, par peur des réactions démagogiques de l’Istiqlal. Les Juifs faisaient une nouvelle fois les frais des surenchères partisanes. À Paris, sur la pression de ses adhérents juifs, la puissante section locale de l’Union nationale des étudiants du Maroc, acquise à la gauche, adopta une motion en faveur de l’achemine­ment du courrier par l’entremise de la Croix-Rouge internationale, puis se rétracta, de crainte d’être accusée de « sionisme » par l’aile droite du parti !

D’Israël, le Mossad, au nom de l’Agence juive, prit le relais et organisa un réseau clandestin

alternatif d’acheminement du courrier par la France, qui, par le bouche-à oreille, connut un grand succès, obligeant de paisibles citoyens à violer collectivement et régulièrement la loi de leur pays.

À la suite de sa visite aux États-Unis en automne 1957, Mohammed V avait ordonné au ministre de l’Intérieur la reprise de la délivrance des passeports, sans discrimination. Mais, devant le flot des demandes de passeport assimilées à des décisions de départ, les autorités alarmées ne tardèrent pas dans la pratique à revenir aux restrictions antérieures, aggravant par réaction les ravages épidémiques de la « passeportite ».

L’arrestation, en avril 1959, d’un nouveau groupe d’une quarantaine d’immigrants clandestins près de Nador et d’un autre près de Melilla aggrava encore le malaise.

Le 7 avril 1959, fe Monde publia un grand article intitulé : « Les dirigeants de la communauté israélite et le gouvernement chérifien s’efforcent d’apaiser les esprits ». Le journal notait :

"Les départs sont maintenant très limités, quelque deux à trois mille par an peut-être. Encore sont-ils souvent provoqués par une situation économique affectant localement telle ou telle communauté dont l’activité vient soudain à perdre son support – c’est une des conséquences qu’a eues la nationalisation du marché du thé. L’annonce d'une mesure administrative quelconque ramène souvent en surface le malaise inavoué. Ainsi, tout récemment, la seule perspective d’une suppression envisagée par Radio-Maroc de l'émission hébraïque diffusée en langue française a-t-elle suscité une émotion symptomatique parmi les commu­nautés juives".

Conscience déchirée et désabusée du judaïsme marocain, Carlos de Nesry écrivait dans l'Information juive d’Alger de juin 1958 :

Sur les bords de la mer Rouge, nous étions à attendre, une fois, par une nuit du printemps biblique, le miracle. Sur les bords de cette nouvelle mer Rouge que sont devenus pour certains d’entre nous le détroit de Gibraltar et la Méditerranée – Mare Nostrum ouvert uniquement aux élus -, nombre de juifs marocains attendent aujourd’hui un miracle similaire non moins transcen­dant. .. D'après les informations qui parviennent de la région où ces arrestations ont eu lieu, le nombre de détenus s'eleverait à trente ou quarante. Les mêmes informations parlent de sévices qui auraient été infligés à ces rêveurs de ghetto, victimes expiatoires d’une alyah décidément marquée par le destin,..

Au fur et à mesure du rapprochement avec l’Égypte, la lutte contre le sionisme prit des proportions de plus en plus ubuesques, créant un pesant climat d’insécurité. Ainsi, à la veille de la réunion de la conférence des ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe à Casablanca, en septembre 1959, la police arrêta à Meknès un commerçant hono­rablement connu, M. Benamram, après la découverte dans son entrepôt de sucre d’un calendrier du Fonds national juif, le Keren Kayémet Leisrael, datant de 1956-1957 ! Il avoua candidement l’avoir acheté en son temps pour quelques francs dans la rue, au moment où sa vente était légale et l’avoir oublié depuis.

La police, se fondant sur le fait qu’au verso du calendrier était imprimé l’habituel appel à la générosité et à l’unité juive, l'envoya devant le tribunal correctionnel. Celui-ci, appliquant la procédure du flagrant délit, condamna sur-le-champ le malheureux commerçant à dix-huit mois de prison ferme ! Ce jugement incompréhensible plongea toute la communauté dans la consternation. Chacun s’appliqua à bien vérifier s’il n’avait pas par hasard chez lui de document « compromettant », brûlant tout écrit ayant un rapport quelconque avec Israël, ou rédigé en hébreu !

La condamnation fut certes annulée en appel quelques semaines plus tard, mais le mal était fait. Beaucoup de Juifs commençaient à avoir la pénible impression que le gouvernement ne voulait plus d’eux, sans toutefois accepter de les laisser partir ! La politique de tolérance semblait bien lointaine tandis que la situation intérieure se dégradait de façon inquiétante.

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Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

La fin du règne de Mohammed V fut marquée par l’ambiguïté profonde de la politique marocaine à l’égard de l’émigration juive. Naturellement porté à une approche bien­veillante de la question, le souverain multiplia les gestes de bonne volonté et d’ouverture en direction de ses interlocuteurs habituels. C’est ainsi que le délégué du Congrès juif, Alexandre Easterman, se rendit au Maroc au cours de l’éte 1960. Lors de ses entretiens secrets avec le prince Moulay Hassan, futur Hassan II, il obtint des assurances sur une libéralisation de l’octroi des passeports.

Cette volonté d’apaisement fut symbolisée par le lustre entourant la traditionnelle présentation des vœux à la communauté à l’occasion de la fête de Kippour. En l’absence du prince héritier, retenu à l’Assemblée générale de l’ONU, ce fut le vice-président du Conseil par intérim, à peine revenu de son poste d’ambassadeur du Maroc au Caire, Abdelkhalek Torres, qui présenta à la communauté les vœux officiels du gouvernement. Dans sa brève allocution, il retrouva les accents des beaux jours de l’Indépendance, ce qui, dans les circonstances de l’époque, ne manquait pas de pathétisme :

Mes chers frères, vous savez tous quelle est la sollicitude avec laquelle vous traite S. M. le Roi et l'intérêt tout particulier qu ’Elle vous porte. Les Israélites font partie intégrante de cette nation, et nul n 'a l'intention de vous contester vos droits en tant que citoyens. Cette terre est celle où sont enterrés vos parents. Elle sera celle où naîtront vos enfants. Vous avez sur ce pays autant de droits que nous. En ce jour qui est pour vous celui du pardon et de la miséricorde, je tiens à vous répéter que la politique de S. M. le Roi concernant vos problèmes est toujours la même : vous êtes des nationaux à part entière. Continuez à œuvrer dans l’intérêt de ce pays qui est votre seule patrie. Ne pensez pas à une autre patrie. Votre seul pays est celui-ci, et toutes vos pensées doivent être dirigées vers lui.

De son côté, le comité de la communauté de Casablanca – présidé par Meyer Obadia, proche de l’Istiqlal -, enhardi par ces nouveaux gestes de bonne volonté, publia, à l'occasion des festivités de Kippour, un appel d’un ton nouveau, osant appeler les choses par leur nom sur des sujets officiellement tabous jusque-là :

Nous devons vous mettre au courant, tout d’abord, des démarches du Conseil des communautés auprès du gouvernement au sujet de la liberté de circulation,

de la correspondance avec des membres d’une même famille résidant hors du Maroc et de toutes les questions qui nous touchent de près. Nous avons entrepris nous-mêmes auprès de notre gouverneur, de nouvelles démarches concernant principalement la question de l’octroi des passeports, des libertés individuelles, et des difficultés rencontrées à ce sujet.

Le nouveau climat de sérénité ne résista malheureusement pas à la poursuite de l’activisme antioccidental de la diplomatie marocaine. Celui-ci atteignit son point culminant avec la constitution du groupe de Casablanca. Le 3 janvier 1961, Mohammed V ouvrit les travaux de la première conférence au sommet des États africains radicaux, regroupant les chefs d’État de la République arabe unie, de la Libye, du Ghana, de la Guinée, du Mali ainsi que Gouvernement provisoire de la République algérienne.

À l’ordre du jour de la conférence figuraient le Congo, la lutte contre la pénétra­tion israélienne en Afrique et le soutien au peuple palestinien. Sur tous ces points, la conférence adopta des résolutions d’un anti-impérialisme sans faille. Il était déjà difficile pour les observateurs de reconnaître, sous ce langage de militant révolutionnaire, la sagesse et la pondération habituelles de Mohammed V. Mais cela l’était encore doublement pour la population juive, traumatisée par ailleurs par les débordements qui marquèrent la présence de Nasser à Casablanca à l’occasion de cette conférence historique.

La visite triomphale du rais égyptien commença mal pour la communauté juive. L’atmosphère générale violemment anti-israélienne eut pour première conséquence une entorse inquiétante au protocole. Contrairement à la tradition, ni le Grand Rabbin ni aucune personnalité de la communauté juive de Casablanca ne furent conviés aux cérémonies officielles marquant l’arrivée du rais égyptien au port de Casablanca, le mardi 2 janvier 1961.

Cette absence, imputable aux seules autorités, se retourna contre la communauté juive, accusée par la presse de gauche de boycotter la visite du champion de l’arabisme. L’énormité du mensonge était telle que, trois jours plus tard, les journaux, qui avaient diffusé cette version des faits, durent publier le démenti offusqué de la communauté. Mais on sait la valeur des démentis, surtout lorsqu’ils arrivent trop tard.

Ce premier faux pas fut aggravé par l'attitude des responsables des services de sécurité égyptiens venus en éclaireurs. Effrayés de trouver à Casablanca une population juive nombreuse, fière et totalement libre de ses mouvements, ils étaient habitués, par leur propagande, à confondre Israélites et Israéliens. Ces responsables décrétèrent donc que, dans ces conditions, il leur était impossible d’assurer la sécurité du zaïm dans cette « véritable ville juive ».

Les services de sécurité marocains à leur tour, dépassés par l’ampleur de la mission délicate qui leur était confiée, firent preuve d’une extrême nervosité, voyant en tout juif un suspect. Des dizaines d’arrestations préventives furent effectuées sous les prétextes les plus extravagants. Un rabbin de nationalité suisse, qui se rendait paisiblement à sa yéchiva avec ses 25 jeunes élèves, fut arrêté avec eux sous l’accusation d’« organisation d’une manifestation hostile ».

Jeté en prison, le rabbin Vanikoff fut torturé, eut la barbe rasée et des dents arrachées, alors que ses élèves étaient également soumis à de mauvais traitements, certains même

étant contraints de profaner le shabbat en allumant, sur ordre, du feu. Le rabbin refusa de les abandonner quand la police voulut le libérer deux jours plus tard, à la suite de l’intervention énergique du consulat suisse, et resta avec eux en prison jusqu’à leur élargissement.

Des enfants portant des calottes bleu-blanc aux couleurs d’Israël, ou de couleur noire (interprétée comme un signe de deuil), furent malmenés ou arrêtés par des policiers qui leur crièrent : « Sales Juifs ! On va faire de vous du savon, attendez que Nasser soit parti ! »

Un bedeau appelant, comme à son habitude, les fidèles à la prière, fut accusé de lancer des slogans souhaitant la mort de Nasser. L’agitation antijuive gagna les couches populaires. Dans un cinéma de Casablanca, un film sur les atrocités nazies fut accueilli par des applaudissements et par le regret bruyamment exprimé qu’Hitler n’ait pas terminé sa besogne. Des contrôles furent effectués périodiquement – de manière peu discrète – autour des synagogues pour vérifier si on ne faisait pas de prières pour Sion pendant la tenue de la conférence de Casablanca.

Dans la presse, la surenchère antisioniste entre la gauche et la droite, pour une fois unanimes, fit craindre à la population juive, qui se terra chez elle, des débordements et des incidents de rue. Il n’en fut rien heureusement, même si l’alerte fut chaude. À aucun moment, les incidents regrettables de Casablanca ne s’étendirent au reste du pays, ce qui prouvait bien leur caractère de bavures locales.

Si, sur l’heure, les événements furent vécus de manière si traumatisante, ce ne fut pas tant en raison de leur gravité objective – somme toute, limitée dans le temps et dans l’espace – que du fait de leur caractère inhabituel, en contradiction avec la bienveillance traditionnelle des pouvoirs publics. Jamais depuis l’indépendance, les Juifs n’avaient vécu un épisode aussi alarmant. Était-ce un tournant ou une bavure sans lendemain ?

Si le président de la communauté de Casablanca, Meyer Obadia, ne réussit pas à se faire recevoir par le gouverneur de la ville, le Dr Benzaquen, jouant de son prestige d’ancien ministre, obtint du prince héritier et vice-président du Conseil, qu’il donnât les ordres nécessaires pour faire cesser brimades et humiliations. Le calme revint rapidement. Rien n’était changé dans la politique de bienveillance du Trône envers ses sujets juifs. On pouvait croire que le calme allait revenir définitivement, quand survint la tragédie du Pisces.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration-page 71

uifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

Dans la guerre discrète qui les opposait à la police et aux services secrets marocains, les organisateurs de l’émigration clandestine avaient épuisé les filières classiques de fuite : émission de faux passeports et passage dans les présides espagnols de Ceuta et Melilla, avec l’aide de contrebandiers professionnels et l’accord humanitaire des autorités de Madrid.

Ils étaient désormais contraints de prendre plus de risques : l’embarquement de nuit à partir des côtes méditerranéennes du Maroc. Un ancien dragueur de mines anglais de la Seconde Guerre mondiale, baptisé Pisces (en hébreu, Egoz) avait été aménagé pour transporter une quarantaine de passagers à chaque voyage entre Al-Hoceima et le camp de transit ouvert à Gibraltar depuis quelques années, avec l’accord des autorités anglaises compatissantes. Normalement, les navettes devaient cesser en hiver pour éviter le piège mortel que peut constituer, pour les petites embarcations, la rencontre en cette saison des vagues de l’Atlantique et de la Méditerranée.

Mais, pour remonter le moral des candidats au départ, après les derniers succès de la police dans l’interception de convois d’immigrants clandestins et les incidents qui avaient marqué la visite de Nasser, les organisateurs décidèrent la poursuite des traversées, malgré les risques de brusques et imprévisibles tempêtes en cette période de l’année.

En cette nuit claire et froide du 10 au 11 janvier 1961, le Pisces en était à sa treizième navette. L’embarquement furtif des 43 passagers dans une crique déserte se fit sans encom­bres. La mer était calme, et rien ne pouvait laisser prédire la tragédie imminente. Mais, à quelques milles de la côte, la tempête se leva brusquement et, en quelques minutes, la frêle embarcation surchargée sombra, après avoir lancé quelques signaux de détresse. Le capitaine, un marin espagnol et son gendre, arrivèrent on ne sait trop comment à prendre l’unique canot de sauvetage et à sauver leurs vies. Tous les autres passagers – sept familles dont 21 enfants de moins de 16 ans, trois célibataires, le radio, un agent du Mossad israélien d’origine marocaine, et un matelot espagnol, en tout 45 personnes – périrent de froid dans les eaux glacées du détroit avant l’arrivée des premiers secours.

Aussitôt diffusée par les radios étrangères, la nouvelle se propagea comme une tramée de poudre dans tous les mellahs, semant le désarroi et la consternation parmi une popu­lation peu coutumière de ce genre d’aventures épiques. En Israël et dans le monde juif, ce fut l’indignation qui gagna l’opinion publique mondiale. Le journal le Monde découvrit l’existence d’un « problème » juif au Maroc, alors que l’Aurore titrait : « Nouvel Exodus », et que Paris Match commentait ainsi les images terribles de cadavres rejetés sur la côte : « Ils ne verront pas la Terre sainte. »

Dans tous les pays occidentaux, la presse reprit les mêmes thèmes, faisant ressortir la responsabilité directe du gouvernement marocain dans cette tragédie. Pour la première fois à Paris, plusieurs dizaines d’étudiants juifs marocains osèrent s’organiser en dehors de la toute-puissante Unem (Union nationale des étudiants du Maroc), pour envoyer une pétition au roi Mohammed V lui demandant, avec déférence, de rétablir la liberté de circulation.

Face à cette condamnation unanime, le gouvernement marocain mis sur la sellette, réagit avec une nervosité inhabituelle qui traduisait bien son embarras. La meilleure défense étant l’attaque, le ministre de l’Information, Moulay Ahmed Alaoui, rejeta dans une conférence de presse la responsabilité de la tragédie sur les organisations sionistes. Il estimait que ce n’était pas le naufrage du Pisces qui était à l’origine de la campagne de presse contre le Maroc, mais la dénonciation de l’impérialisme israélien en Afrique par la Conférence de Casablanca :

La place du Juif marocain est au Maroc et ne doit pas prendre la place d’un Arabe de Palestine. Les départs vers Israël constituent un acte de trahison et de désertion. On n 'a pas le droit d’abandonner son pays, on doit s’y attacher, car les destinées sont communes et les deux communautés ont toujours vécu dans un esprit de cohabitation, à tel point qu’il serait difficile de distinguer, notamment dans le Haut Atlas un juif d’un musulman. ..S’il y a des agitateurs sionistes qui entretiennent la haine, ils doivent supporter les conséquences de leur campagne.

C’était donner là une interprétation inattendue du principe de l’allégeance perpé­tuelle. Au lieu d’apaiser l’opinion, il semait encore plus l’inquiétude sur le sort des Juifs marocains, abaissés au rang d’otages condamnés à rester attachés de force à leur pays, contrairement à la Déclaration des droits de l’homme, dont le souverain du Maroc s’était toujours réclamé. Le quotidien progouvernemental en arabe, Al Fajr, renchérit en s’élevant contre ce qu’il appellait « l’infiltration sioniste au Maroc » :

Nous avons accordé aux Juifs du Maroc l’égalité des droits, bien qu ’ils n 'aient pas fait les mêmes sacrifices que nous dans le combat pour l’indépendance. Bien au contraire, avec la complicité des autorités françaises, ils avaient créé des institutions sionistes et propagé sa propagande. Ils se sont infiltrés dans l'admi­nistration y occupant des postes importants, ce qui leur a permis d'avoir accès à des secrets d’État et de les révéler. Au lieu de s’intégrer à la lutte nationale, les organisations juives sont devenues des officines d’espionnage et de sabotage mettant en péril la sécurité du pays. La situation est beaucoup plus grave que nous le pensions. Il convient donc de réexaminer la question, juive et de prendre les mesures qui s'imposent contre ceux qui foulent au pied le prestige de l’État, violent les lois et mettent en péril les institutions sacrées.

De son côté, le quotidien de l’istiqlal, Al Alam, mit en demeure les « bons » Juifs de prendre leurs distances vis-à-vis du sionisme :

Il est temps que les Juifs, ou du moins ceux qui parlent en leur nom, dénoncent les menées sionistes d’Israël au Maroc. Il est de leur devoir de déraciner les croyances naïves des aventuriers parmi eux. Ils prouveront ainsi que la majorité des Juifs qui veulent vivre en paix au Maroc ne se laisseront pas entraîner à des positions extrémistes par ces aventuriers irresponsables.

Ces excès, les dirigeants de la communauté juive en étaient convaincus, ne pouvaient refléter ni la position personnelle ni la position officielle des dirigeants de l’État au plus niveau. Ils sollicitèrent une audience du vice-président du Conseil, le prince Moulay Hassan, qui reçut sans délai, en présence du ministre de l’Intérieur, Si Bekkaï, le 13 janvier 1961, une délégation du Conseil des communautés conduite par son secrétaire général, David Amar, et étoffée par le Dr Benzaquen et le Grand Rabbin du Maroc, Shalom Messas.

Le prince héritier Moulay Hassan reconnut volontiers que la police de Casablanca s’était laissé aller à des excès regrettables que son père condamnait formellement, et promit qu’à l’avenir de tels incidents ne se reproduiraient plus. La question trop brûlante du naufrage du Pisces ne fut pas abordée.

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Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

juifs du maroc

Ces excès, les dirigeants de la communauté juive en étaient convaincus, ne pouvaient refléter ni la position personnelle ni la position officielle des dirigeants de l’État au plus niveau. Ils sollicitèrent une audience du vice-président du Conseil, le prince Moulay Hassan, qui reçut sans délai, en présence du ministre de l’Intérieur, Si Bekkaï, le 13 janvier 1961, une délégation du Conseil des communautés conduite par son secrétaire général, David Amar, et étoffée par le Dr Benzaquen et le Grand Rabbin du Maroc, Shalom Messas.

Le prince héritier Moulay Hassan reconnut volontiers que la police de Casablanca s’était laissé aller à des excès regrettables que son père condamnait formellement, et promit qu’à l’avenir de tels incidents ne se reproduiraient plus. La question trop brûlante du naufrage du Pisces ne fut pas abordée.

La rencontre fut largement couverte par les médias nationaux, qui la présentèrent simplement comme ayant donné « une nouvelle occasion aux dirigeants de la communauté juive d’exprimer leurs sentiments de fidélité à la Couronne ». Discrètement, des policiers qui avaient commis des bavures furent limogés ou mutés. En signe de bonne volonté, les représentants de la communauté juive furent sollicités – secrètement – de se rendre à Al-Hoceima pour procéder à l’enterrement religieux des corps des 22 noyés repêchés en mer ou rejetés sur la côte, les autres ayant disparu à jamais dans les flots.

L’enterrement eut lieu selon les rites religieux par les membres de la Hébra de Tétouan, en présence du grand rabbin de la ville, rabbi Abraham Bibas, et du représentant du Conseil des communautés, Isaac Halioua, de Salé. Le carré du cimetière chrétien où furent enterrés les corps des naufragés fut ensuite muré et interdit d’accès.

L’affaire trouva une issue trois décennies plus tard. Durant toute cette période, les tragédies qu’avait connues le mouvement de l’alyah clandestine, en particulier le drame du Pisces, constituèrent un sujet tabou, aussi bien en Israël qu’au Maroc. En Israël, le Mossad avait imposé un strict embargo sur les publications relatives à l’émigration clan­destine d’Afrique du Nord. C’était un sujet tabou, une situation douloureusement vécue par ceux et celles qui avaient perdu des êtres chers lors de cette page d’histoire. Non seulement, il leur était impossible d’effectuer leur « travail de deuil » et de se recueillir sur la tombe de leurs proches, mais ils ne bénéficiaient d’aucune aide, morale ou matérielle, de l’Agence juive ou même de l’Union des originaires d’Afrique du Nord, laquelle observait la plus grande discrétion.

Au Maroc même, c'était un sujet également tabou tant pour les officiels que pour la communauté juive, soucieuse de ne pas rouvrir un dossier douloureux qui aurait pu compromettre les bonnes dispositions des autorités.

Le silence était si complet qu’il fallut attendre le début des années 1990 pour que le gouvernement israélien, à la requête du Pr Shimon Shetrit, d’origine marocaine, autorisât la publication partielle, trente-deux ans après les faits, du rapport d’enquête officiel. À ce jour, en 2008, la publication de l’intégralité de ce texte n’a toujours pas été autorisée.

Pourtant, dès l’arrivée au pouvoir du Likoud, qui marquait d’une certaine manière la « revanche » des Séfarades sur l’establishment ashkénaze, plusieurs personnalités d’origine marocaine avaient fait campagne pour que l’alyah clandestine des Juifs d’Afrique du Nord soit présentée comme l’une des pages les plus significatives et les plus glorieuses de l’histoire du jeune État.

Le député de la petite formation centriste Dash, Shmuel Tolédano, dont la famille, originaire de Meknès, s’était installée à Tibériade au milieu du xix siècle, fit campagne en ce sens en décembre 1980. C’était un sujet qu’il connaissait bien, puisqu’il avait été associé de près à la mise en œuvre de l’opération « Yakhine » en tant que responsable, au sein du Mossad, de l’immigration des «Juifs en détresse ».

Shmuel Tolédano obtint le soutien de David Lévy; Le 19 janvier 1981, le chef du gouver­nement, Menahem Begin, levait les restrictions mises à la publication d’infonnations sur les départs clandestins du Maroc, et faisait du 23 tevet, date du naufrage du Pisces, une journée commémorative annuelle de l’alyah clandestine en provenance d’Afrique du Nord.

Depuis 1981, cette journée est marquée, chaque année, par la tenue d’une cérémonie devant le monument érigé par la municipalité d’Ashdod à la mémoire des passagers du Pièces, en présence de ministres et de représentants de la marine israélienne, ainsi que par des journées d’études dont les travaux font l’objet de publications régulières sous la direction de Meir Knafo, l’un des responsables de l’organisation des vétérans de l’alyah nord-africaine clandestine.

Restait à régler la question du rapatriement des corps des naufragés, inhumés dans le carré chrétien du cimetière d’Al-Hoceima, dans le nord du Maroc. Responsable de l’Union des originaires du Maroc, Sam Ben Chetrit se rendit au Maroc en 1983, et fut autorisé à aller, dans la plus grande discrétion, à Al-Hoceima, où il put se recueillir devant les sépultures des malheureux passagers.

Les contacts qu’il noua alors, grâce à mon intervention, avec les autorités marocaines, permirent de trouver une solution à ce douloureux problème. Dans sa profonde humanité, le roi Hassan II était favorable à un transfert des corps en Israël, à une double condition : que le secret le plus absolu fût gardé sur cette décision, présentée comme un geste humanitaire et religieux, sans signification politique, et que l’on attendît le moment opportun pour pouvoir y procéder. De discrètes négociations s’ouvrirent alors par l’inter­médiaire de David Amar, le secrétaire général des Communautés israélites du Maroc, dont j’étais l’un des collaborateurs à l’époque.

Chargé de suivre ce dossier, dont l’heureux aboutissement prit plusieurs années, l’auteur de ces lignes éprouve naturellement certaines réticences à évoquer son rôle qui a été souligné cependant par plusieurs historiens et qui est donc de notoriété publique sans qu’il l’ait voulu. Il peut témoigner que Hassan II attachait une grande importance à cet acte humanitaire, au point de décider que le rapatriement des corps serait effectué à bord d’un avion affrété spécialement par le souverain marocain, et à ses frais. Un geste d’une délicatesse inouïe qui, lorsqu’il fut connu, bouleversa les originaires du Maroc installés en Israël et aux quatre coins du monde.

Pour bien souligner le caractère exceptionnel et sans précédent de ce geste, il suffit de rappeler que le gouvernement britannique n’a jamais manifesté le moindre souci de reconnaître sa responsabilité dans le naufrage de navires, tel le Struma, qui coulèrent alors qu’ils tentaient de briser le blocus maritime organisé par les autorités mandataires entre 1939 et 1948. Plus que tout autre, ce fait me semble très révélateur du caractère particulier des rapports entre le Maroc et ses Juifs.

Pour bien souligner le caractère « religieux » de ce geste, Hassan II avait insisté pour que l’exhumation des corps soit faite sous la responsabilité de la Hevra Kadisha, la confrérie mortuaire de la communauté de Casablanca, et par des rabbins marocains, sans intervention de dignitaires religieux israéliens. Généreux, le souverain ferma les yeux sur la présence, le 1er décembre 1992, lors de cette cérémonie poignante, de rabbins de Tsahal, au nombre desquels des officiers placés sous les ordres de l’aumônier général Gad Navon Fihma, originaire de Nakoura, et Sam Ben-Chetrit, venus tout spécialement d’Israël.

C’est à bord de l’avion affrété par le gouvernement marocain que les corps furent transportés. Le roi m’avait confié la mission de m’occuper de la location de l’avion et de toutes les questions logistiques relatives à ce voyage que je fis en compagnie de Serge Berdugo, dont j’avais accepté qu’il se joignît à moi lors de ce vol peu ordinaire.

L’arrivée de cet avion ne pouvait passer inaperçue, et des indiscrétions filtrèrent dans la presse israélienne, cependant que le gouvernement d'Yitzhak Rabin décidait d’accorder aux dépouilles des passagers du Pisces les honneurs d’obsèques nationales au cimetière du mont Herzl, dans le carré réservé aux « grands et aux héros de la nation ».

Loin de s’offusquer de cette entorse à l’accord initialement conclu, puisque le secret avait été gardé jusqu’au départ de l’avion du Maroc, Hassan II me demanda de repartir en Israël, une semaine plus tard, pour y représenter, en compagnie de Serge Berdugo, le Maroc lors de la cérémonie qui se déroula en présence du président de l’État, du Premier ministre, de nombreux membres du gouvernement, du président de la Knesset et des plus hautes autorités civiles et militaires ainsi, bien naturellement, que des membres des familles endeuillées et de plusieurs dizaines de milliers d’originaires du Maroc.

Le lendemain, lors d’une session extraordinaire de la Knesset, à laquelle j’eus le privilège de pouvoir assister en tant que représentant du souverain marocain, le Premier ministre Yitzhak Rabin rendit un hommage vibrant non seulement aux naufragés du Pisces, mais aussi au judaïsme marocain, dont il souligna le rôle dans la construction de l’État juif grâce à l’alyah de la plus grande partie de ses membres.

C’est se conformer au respect de la réalité historique et rendre un hommage mérité au roi Hassan II que de conclure sur l’évocation de cette cérémonie la partie de ce livre consacrée à l’émigration juive marocaine vers Israël avant et dès la naissance de cet État. Une formidable page d’histoire, avec son lot d’espoirs, de joies, mais aussi de drames et de tragédies, une page illustrant l’attachement muitiséculaire des Juifs marocains pour Sion.

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Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

juifs du maroc

Au lendemain de la tragédie du Pisces, la détente voulue au sommet par le souverain eut du mal à convaincre la base de la communauté, d’autant que, pour remonter le moral chancelant de ses partisans, l’organisation clandestine sioniste d’autodéfense fit distribuer dans les quartiers juifs, dans la nuit du 8 au 9 février, un tract qui appelait à observer deux minutes de silence pour le trentième jour de deuil, un mois après le naufrage du Pisces.

C’était bien la première fois que des juifs avaient recours à une telle forme de « combat », si contraire à leur tradition de civisme et d’obéissance. L’initiative risquait d’apparaître comme un défi aux autorités. Mais cette fois, l’Agence juive et le gouvernement israélien étaient résolus à porter le problème devant l’opinion internationale pour faire pression sur le gouvernement marocain et l’amener à changer sa position sur le problème de l’émigration.

Tiré à des milliers d’exemplaires, le tract, tout en se gardant soigneusement d’attaquer le Palais et la personne du roi – ce qui, même en ces moments critiques, n’aurait pas manqué d’indisposer aussi bien ses destinataires que la communauté juive – ne se montra pas moins sévère contre « ceux qui intrigueraient contre les Juifs ». En voici le texte :

À NOS FRÈRES ISRAÉLITES DU MAROC

Quarante-quatre de nos frères, poussés par un intense désir de vivre en Terre sainte et pleins d’espoir pour l’avenir, ont disparu en mer. Seuls quelques-uns d’entre eux ont été ensevelis selon nos rites. Les autres ont été engloutis par les abîmes marins ; leurs familles, tout le peuple d’Israël et nous-mêmes, nous pleurons leur perte.

Un espoir vieux de deux mille ans pousse les Israélites à partir, par tous les moyens et par tous les chemins, vers Sion et Jérusalem. Toute certitide de trouver place dans le Maroc indépendant a disparu. Il se peut que le Palais ne soit pas mêlé à la vague antijuive qui déferle en ce moment. Nous savons que l'antisémitisme contredit les principes de l’islam, Mais il existe des éléments qui ont décidé de nous poursuivre et de nous humilier. Que ceux-ci sachent que leur fin sera amère. D’Amalek et de Haman à Hitler et Eichman, la liste est longue de ceux que le destin a frappés.

Le texte du tract se poursuivait ainsi :

NOUS NE SOMMES PAS SEULS.

Toutes les communautés d’Israël dans le monde pleurent nos morts et luttent pour nos droits et nos libertés. Voyez la véritable tempête qui s'est levée dans les journaux du monde entier, dans les organisations juives et non juives, dans les Parlements. Demain, trentième jour du deuil, unissons-nous à midi pendant deux minutes pour communier dans leur pensée. C’est là notre première mani­festation.

NE PERDEZ PAS COURAGE. RESTEZ FORTS ET HARDIS !

LE COMBAT POUR NOS DROITS ET LIBERTÉS CONTINUE !

Contrairement aux instructions, un groupe de jeunes militants de Meknès commit l’imprudence de commencer la diffusion du tract avant la nuit et de coller un exemplaire sur le mur… d’un commissariat de police ! Leur arrestation permit à la police d’arriver en quel­ques jours à démanteler une partie du réseau, et de procéder à une vague d’arrestations à Fès, Rabat et Casablanca. Les 21 suspects furent dirigés vers la prison de Meknès, réputée pour la sévérité de son régime.

La découverte d’un revolver chez l’un des prévenus donna à penser à la police quelle venait de mettre la main sur un dangereux réseau terroriste. Elle tenta par la torture d’arracher des aveux aux militants incarcérés. L’un des prisonniers, Rafi Ouaknine, devait même en mourir quelques semaines plus tard, à Paris, où il avait été envoyé d’urgence en traitement. Tous les autres furent discrètement libérés par la suite, sans passer en jugement.

Dans l’ensemble de la communauté, le désarroi était si profond que même l’écrivain de l’Indépendance, celui qui avait appelé des frères à faire le pari du Maroc, Carlos de Nesry, s’en fit l’écho dans un retentissant article de la Voix des communautés de mars 1961. Le journal avait repris sa publication après quatre années de silence, avec, pour directeur de la rédaction, Victor Malka. Dans son article, Carlos de Nesry écrivait :

Faudrait-il comme jadis à Byzance mettre une sourdine à nos prières messia­niques et expurger de nos textes liturgiques toute allusion au retour de Dieu sur la Terre ? Quoi qu ’׳il en soit, pendant quelques jours, nous avons cru revivre des épisodes qui étaient enfouis au fond de notre mémoire atavique.

Pour ajouter à la confusion et à la division, un groupe de militants communistes et gauchistes, dont Abraham Sarfaty, Joseph Lévy, Simon Lévy, Judah Azuelos, publia dans le quotidien de l’UNFP, El-Tahrir, un appel à la population condamnant le sionisme et ses agents au Maroc :

Dans certaines villes du Maroc, un tract  sioniste a été distribué dans lequel on critique le Maroc. Le but de ce tract est de faire naître un malaise qui couvait déjà après la campagne de presse des journaux al Fajr et Al Oumal notamment. Nous, Israélites marocains soussignés, dénonçons le sionisme comme étant un instru­ment entre les mains du colonialisme et une arme de division employée contre le peuple marocain. Nous protestons contre les activités sionistes qui veulent pousser les Israélites marocains à quitter leur pays.

Musulmans et Israélites, nous devons conjuguer nos efforts afin de parfaire notre indépendance et créer les conditions d’une vie heureuse qui garantisse la démocratie et la sécurité à tous. La défense de notre pays étant notre principal souci, nous protestons contre les manoeuvres colonialistes tendant à créer au Maroc une atmosphère de panique.

Si, malgré la condamnation officielle de leurs dirigeants, les habitants des mellahs tirèrent quelque fierté étonnée du courage des distributeurs de tracts, ils connaissaient trop bien les règles du jeu au Maroc pour placer le moindre espoir dans cette forme d’action. Ils ne désespéraient pas des voies plus traditionnelles du dialogue discret des Juifs de cour avec les autorités. Les représentants du Conseil des communautés furent en effet reçus deux jours plus tard, le 15 février 1961, par le ministre de l’Intérieur, Si Bekkaï, qui leur donna toutes assurances sur la levée des restrictions et des entraves à l’octroi des passe­ports. Il ajouta que des instructions en ce sens allaient être envoyées aux gouverneurs pour qu’aucune discrimination ne soit plus perpétrée à l’encontre des Israélites et que, si dans le passé on pouvait se plaindre d’une certaine lenteur bureaucratique, les formalités allaient à l’avenir être accélérées.

Si Bekkaï ne faisait certes que refléter la position royale, mais, aussi rassurantes que fussent ses promesses, les circonstances avaient pour le moins rendu problématique leur crédibilité. Pour transformer l’atmosphère, un choc psychologique était nécessaire et seule une rencontre avec l’instance suprême, le père de la nation, pouvait le produire en cette heure dramatique.

Malgré ses troubles auditifs de plus en plus douloureux, Mohammed V tint à recevoir, le 18 février 1961, la délégation de la communauté conduite par le Dr Benzaquen et David Amar, qui lui remit un mémoire où la gratitude et l’espoir le disputaient à l’inquiétude et à la méfiance. Le sujet, toujours tabou, de la tragédie du Pisces n’y était pas évoqué. Le mémorandum disait :

Sire,

Depuis l’accession au Trône de Votre Majesté, les Marocains de confession israé- lite ont eu le sentiment que, dans le prolongement des traditions généreuses de la dynastie alaouite, ils avaient en Votre Majesté un allié naturel et, d’emblée, ils lui ont témoigné leur fervent attachement. L’admirable constance avec laquelle Votre Majesté a veillé à leur sort et à leurs intérêts moraux et matériels, la résistance inébranlable manifestée par Votre Majesté lors de la sombre époque des bis d'ex­ception, ne pouvaient que renforcer les sentiments de gratitude et d’amour.

Dès le retour d’exil, la première pensée et les premières paroles de Votre Majesté ont été pour proclamer que les Israâites devaient être considérés comme des sujets marocains à part entière… Tout cela est tellement gravé dans la mémoire et dans le cœur de chaque Israélite que, quelles qu 'eussent été et quelles que soient les vicissitudes politiques de notre pays, Votre Majesté est devenue l’incarnation de notre nation et le garant de sa stabilité. Les populations israélites avaient un sentiment de sécurité absolue, et, dès l’indépendance proclamée, elles ont tenu dans leur elan d’enthousiasme à participer à l’œuvre commune.

Cependant, dès 1956, certaines mesures sont venues contrarier cet elan et susciter les premières inquiétudes. Les entraves apportées à la liberté de circu­lation avaient frappé particulièrement  l’imagination des populations israelites, passionnément attachées à ce droit dans lequel elles voyaient le fondement essentiel de leur liberté.

D’autres mesures sont venues s’ajouter à cette restriction ; malgré tout, les Israelites marocains, faisant la part de certaines nécessités politiques pour le pays, gardaient intacte leur confiance. Malheureusement les incidents graves qui ont eu lieu à l’occasion de la Conférence de Casablanca et qui ont été portées à la haute connaissance de Votre Majesté, ont sérieusement altéré la situation. Les campagnes de presse qui ont entouré et suivi cette conférence, la véritable démagogie dont font preuve certaines organisations pour qui la question juive est devenue un prétexte idéal dans leurs rivalités politiques, ont alourdi l’atmosphère d'une façon dangereuse et créé un sentiment de panique dans tous les milieux israélites sans exception. C’était pour éviter qu ’une telle situation ne dégénère que le Conseil des communautés israélites du Maroc a sollicité cette audience de Votre Majesté afin d’exposer à Sa haute attention les mesures qui seraient susceptibles de ramener le calme et la confiance.

Le mémoire énumérait ensuite les quatre sujets de préoccupation de la communauté : les entraves à la liberté de circulation ; le détournement – déjà signalé dès la fin de l’année 1959 – de jeunes filles mineures et leur conversion à l’islam ; les exactions policières ; et le statut légal du Conseil des communautés.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration-page 79

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

juifs du maroc

Sur le premier point, le roi confirma sur-le-champ les mesures de liberalisation prises par son ministre de l’Interieur, tout en ajoutant avec une douloureuse sincerite qu’il lui etait difficile de comprendre ce qui pouvait pousser de loyaux citoyens marocains a risquer leur vie pour quitter leur pays, mais que, si tel etait reellement leur desir, il ne saurait etre question de les retenir de force.

Par ailleurs, des instructions furent donnees aux ambassades et consulats a l’etranger pour regulariser la situation des citoyens israelites a l’etranger, et les portes etaient ouvertes a ceux qui voulaient revenir dans leur patrie. Soulignant les qualites de dynamisme de la communaute juive, Mohammed V exhorta ses interlocuteurs a convaincre leurs coreligionnaires que leur place etait au Maroc et qu’ils avaient un role important a jouer dans la renaissance du pays.

Sur le deuxieme point, celui de la conversion de jeunes filles mineures, le memoire disait:

Le Conseil des communautes du Maroc souhaite attirer la haute attention de Votre Majeste sur une question aussi grave que delicate, qui ne peut manquer d’emouvoir une mere de famille, quelle que soitsa religion: il s 'agit des mariages et conversions de filles mineures, question qui fait ressortir une veritable discrimination au detriment des Israelites marocains, comme il est facile d’en juger. Le pere marocain israelite d’une fille mineure peut parfaitemenl refuser la main de sa fille demandee par un coreligionnaire. Ce pere se trouve totalement desarme lorsque sa fille mineure est convertie et mariee. Ce meme pere, s’il etait de nationalite etrangere, ne risquerait pas de se retrouver dans la meme situation. Le cas s’applique donc uniquement aux Marocains israelites, alors que, pour la loi mosaique et pour les actes de la vie civile, la majorite est de 21 ans revolus. Sur le plan humain, il est penible qu'une fille mineure quitte le domicile matemel et soit a jamais perdue pour sa famille.

Le roi promit egalement d’examiner avec sympathie cette deuxieme requete. La delegation obtint aussi satisfaction sur le sujet des bavures policieres, ainsi evoquees dans le memoire:

Les Marocains israelites ont ete emus par les graves sevices exerces sur certains de leurs coreligionnaires a l’occasion de la derniere Conference de Casablanca. De meme, de simples suspicions suffisent a provoquer des arrestalions el des detentions arbitraires suivies de mauvais traitements. Il s’agit la d'actes commis par certains fonctionnaires de police peu conscients de leurs respomabilites legales.

Comme pour ouvrir une fenetre sur l’avenir et ne pas se contenter de ressasser des rancunes, la delegation demanda la regularisation de la situation legale des comites des communautes.

 

Les comites des communautes israelites restent regis jusqu’a l’heure actuelle par le dahir du 24 joumada 1364 (7 mai 1945). Dans son article 4, ce dahir prevoyait que les comites des communautes etaient nommes tous les quatre ans par voie d’elections, avec renouvellement par moitie tons les deux ans. Or, depuis 1953, aucune consultation electorate n'a eu lieu a cet effet, si bien que certaim comites sont constitues de membres designes par des gouvemeurs, tandis que d’autres voient leurs effectifs reduits, du fait de la disaffection de plusieurs de leurs membres. Une telle situation entraine des prejudices moraux et materiels serieux pour les populatiom israelites. L'action sociale des comites et des oeuvres qui en dependent est gravement entravee de ce fait, et surtout des Israelites s’etonnent que la reorganisation de leurs imtitutions ne soit pas sanctionnee par un texte du gouvemement du Maroc independant. A plusieurs reprises, des demarches ont ete entreprises aupres des services interesses et des propositiom concretes ont ete presentees a Son Excellence le ministre de l ’Interieur. Lespopulations  israelites souhaitent vivement que le gouvemement de Votre Majeste donne suite a ces propositions. II est certain que la reorganisation de cette imtitution temoignera avec eclat de l’interet particidier et de la sollicitude de Votre Majeste a regard de Ses sujets israelites, et leur apportera un nouveau et precieux element de confance.

Le souverain fit immediatement droit a cette demande, comme le rappela David Amar, en ouvrant effectivement, en presence du ministre de l’Interieur, le premier Congres du Conseil des communautes depuis des annees, le 19 mars 1961, a Rabat, moins d’un mois apres la mort de Mohammed V:

Les assises du judaisme marocain, dont le projet avait ete marque dix jours avant sa mort du sceau de Sa sollicitude, continueront d’etre dominees par l'esprit eminemment humain, le dynamisme moral, la confance et la maitrise de soi qu’il a su insufjler et transmeltre a la population juive par le canal de ses representants venus lui exposer leurs problemes… Sa Majeste avait engage vivement les responsables du judaisme marocain a doter leurs imtitutions d’une armature solidemenl structuree afin de retrouver la cohesion necessaire a une participation pleinement fructueuse au developpement de la prosperite de la nation. Sa Majeste avait insiste avec force sur la perte de substance que pouvait constituer la dislocation de l’entite juive et le deracinement des membres qui la composent.

Une semaine plus tard, les promesses du roi commencerent a se traduire sur le terrain. Le 23 fevrier, en effet, le ministre de l’Interieur, Si Bekkai, declara dans une interview accordee au prestigieux New York Times et largement reproduite dans la presse locale le lendemain, que les Juifs pourraient desormais obtenir leurs passeports dans les memes conditions que les autres nationaux. Les citoyens juifs avaient le droit, ajoutait-il, de quitter le Maroc quand ils le voulaient pour tout pays, a l’exception d’Israel.

II terminait en mettant en garde ceux qui, malgre cela, se rendraient en Israel« qu’ils auraient a subir les consequences de leurs actes, c’est-a-dire la perte de leur citoyennete marocaine et de leurs biens au Maroc ». De son cote, le ministre de l’Information, Moulay Ahmed Alaoui, reprenant son vieux discours, condamna les intrigues sionistes et avertit que le Maroc ne permettrait pas d’immigration de masse en Israel.

Ces declarations marquaient-elles une nouvelle crispation, alors que le gouvemement sur les instructions du roi faisait tout, au contraire, pour ramener le calme dans les esprits ? Paradoxalement, elles ne faisaient que confirmer la volonte de detente. Cette fermete de ton etait destinee avant tout a desamorcer les critiques de l’opposition de gauche et de droite, promptes a voir dans le retablissement du droit elementaire au passeport, un grave manquement au devoir de solidarite arabe.

En fait, des negotiations serieuses etaient sur le point de s’engager avec les organisations juives intemationales pour trouver une fois pour toutes une solution equitable au lancinant probleme du droit de circulation.

Le sort ne laissa pas a Mohammed V le temps de mener a bien ce projet, puisqu’il mourut, lors d’une operation chirurgicale, le 26 fevrier 1961.

L’annonce de cette brutale disparition d’un souverain age a peine de 52 ans, que rien n’avait laisse presager, plongea le peuple entier, qui se sentait soudain orphelin, dans une prostration muette. Demotion de la communaute juive fut encore plus intense, si cela est possible, car, au deuil general, a la douleur unanime, s’ajoutait, chez elle, la crainte de la perte de son assurance vie. Traumatisee par les derniers evenements du regne et par des siecles d’experience, elle redoutait, plus que tout autre element de la population, tout changement de regne. Elle savait ce qu’elle perdait et redoutait 1’inconnu du futur.

La crainte du futur autant que la douleur reelle, sincere, donnerent au deuil juif une consonance encore plus profonde. Oubliees les demieres peripeties qui avaient quelque peu assombri la fin du regne, on ne se rappelait plus que l’homme de 1941, le protecteur a l’heure de l’epreuve, la douleur de l’exil, l’emancipateur de 1956 qui avait impose dans les faits l’egalite des juifs et releve leur prestige en se donnant un ministre juif, le souverain toujours bienveillant, l’amoureux des enfants d’Israel. Spontanement, sans attendre de mot d'ordre, les masses juives dans toutes les villes se laisserent aller sans retenue a leur sentimentalisme naturel, donnant a leur deuil un caractere public teinte de rituel juif.

A Meknes, un cortege funeraire conduit par les grands rabbins se forma au Nouveau Mellah et se dirigea vers la medina, sonnant du choffar, la come de belier et recitant a haute voix les Psaumes comme pour l’enterrement d’un tsadik, un « saint ». La foule musulmane, hagarde et desemparee, qui ne savait encore comment exprimer sa douleur et courait sans but dans tous les sens, fut impressionnee par la dignite de ce cortege inhabituel. II ne s’etait jamais aventure ainsi dans ses ruelles, et, frappee par la sincerite des endeuilles, la foule musulmane joignit ses prieres a celle de ses compatriotes juifs. A la fin de cette ceremonie d’enterrement symbolique, le cortege s’en retourna sans incidents au mellah, tout surpris de son audace dictee par la crainte autant que par 1’affliction sincere.

A Rabat, rapporte le Pr Elharar-Harari dans son Histoire des juifs du Maghreb:

Un cortege se forma dans les rues de la capitate d’hommes tout de noir vetus, recitant les Psaumes sur un air pathetique a fendre metne le coeur le plus endurci. Les chaudes larmes qui coulaient de bien des yeux ne laissaient aucun doute sur la sincerite du deuil pour la perte de leur protecteur. Les femmes et les enfants qui setaient joints au cortege, ajoutaient encore au pathetique du spectacle. En entendant les femmes juives chanter en chceur de pleureuses les louanges du defunt, nombre de leurs compatriotes musulmanes etaient sorties de leurs maisons pour se joindre au cortege, suivies d’un grand nombre d’hommes aussi eplores. Et, pour l'observateur exterieur, il lui semblait assister au cortege funeraire de vrais freres et sceurs pleurant la mort d’un pere commun. Le deuil des Juifs n’avait rien d'artificiel, de force, c’etait au contraire une complainte sincere sortant du fond du coeur..

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

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La reaction officielle ne fut pas moins digne. La plus haute instance religieuse, le Grand Rabbin, president du haut tribunal rabbinique, Saul Aben Danan, publia un emouvant message de condoleances:

Dieu Tout-Puissant, Clement et Misericordieux, au nom du Grand Rabbinat de la Communaute israelite et m mon nom personnel, j’exprime avec une profonde histesse, a mes chers compatriotes musulmans I ’affliclion douloureuse dans laquelle nous a plonges ce deuil cruel et inattendu. En ce jour funeste, nous awns subi une perte irreparable: la lumiere de nos yeux s’est obscurcie et nous avons perdu le diademe precieux, objet de notre fierte et de notre orgueil. Notre cher souverain Mohamed V, notre Bien-Aime, est monte au ciel par la volonte du Maitre de I’Univers. Puisse son denouement inlassable au service du peuple marocain, ses immenses bienfaits et ses multiples sacrifices l’accompagner dam le royaume celeste, oiu il residera parmi les Justes.

Prions le Tout-Puissant de bien vouloir prodiguer sa consolation a l’Auguste Famille Royale et a nous tous. Rendons-lui grace d’avoir heureusement permis a notre Souverain de laisser un heritier pour Lui succeder et suivre Sa voie :je veux nommer son fils bien-aime, Hassan II, Dieu lui accorde gloire et lui prete assi tance. Note voeu le plus cher est que Sa Majeste Hassan II soit une benediction du Ciel pour notre chere patrie et pour tout le peuple marocain. Nous Lui souhaitons du plus profound  de notre ame, bonheur, prosperite et longue vie. Amen.

De son cote, le secretaire general du Conseil des communautes israelites, David Amar, publia un communique dont les termes grandiloquents temoignaient cette fois d’une totale sincerite qui ne devait rien aux necessites du protocole. Le message fut integratement repris en premiere page de l’organe des communautes, la Voix des communautes, dans sa livraison du 6 mars 1961:

La population marocaine tout entiere a ete ebranlee au plus profond d’elle- meme a l’annonce du desastre national. Le roi Mohamed V n’est plus. Notre

cœur saigne et nos âmes se lamentent à l’évocation de la perte cruelle de notre Souverain Bien-Aimé. La louange recule d’impuissance, car Sa Majesté était au-dessus de toute louange. Les mots sont vains et les formules vides pour exprimer Sa grandeur et Sa magnanimité, Sa paternelle autorité, la finesse de Son esprit ouvert à toutes les disciplines, l’admirable constance de Son caractère, quelles que fussent les épreuves qui jalonnèrent sa trop brève existence. Rare­ment règne fut plus auréolé par l’amour et l’affection d’un peuple reconnaissant. Mohamed V, que Dieu L'accueille en son sein, L’assoie à Sa droite parmi les justes, restera le Libérateur et le père de la Renaissance nationale. Aussi haut que l’on puisse remonter dam l’histoire de Son règne, on retrouve avec émotion les preuves incessantes de l’affection pleine de ferveur que Lui rendait Son peuple, et plus particulièrement le judaïsme marocain.

Nous nous remémorons avec gratitude ta lutte vigoureuse et sans ambiguité qu’il opposa à 1'application au Maroc des lois d’exception. Nous n’oublierons jamais que c’est Lui qui, dès l’aube de l'Indépendance, a proclamé la pleine citoyenneté des juifs marocains sur un plan d’égalité complète avec nos compatriotes musulmans. Il y a seulement dix jours, Il nous affirmait avec vigueur que c’était me constante de la politique marocaine. Il nous parlait de la nécessité de l'unité et de la cohésion de la Nation, dont nous formons partie intégrante. Sa voix s’est éteinte à jamais, mais, dans le cœur de Ses sujets, Son glorieux souvenir reste impérissable, et l’écho de Ses paroles retentira à jamais.

Au nom du Conseil des communautés et du judaïsme marocain tout entier, nous élevons nos prières pour le repos de Son âme, et, avec la même ferveur, nous prions le Seigneur d’accorder longue vie et long règne à S. M. Hassan IL Puisse Son règne être aussi glorieux que celui de Son Auguste et Illustre Père.

À peine disparu, Mohammed V entrait dans la légende, et la communauté juive ne fut pas la dernière à porter crédit à certaines rumeurs selon lesquelles le défunt souverain était apparu en rêve à son fils pour lui faire une dernière recommandation : « Garde bien les Juifs, ils sont sous ta protection ! »*

Le prince héritier Moulay Hassan, vice-président du Conseil des ministres, monta sur le trône le 26 février 1961. Le nouveau monarque, qui prit le nom de Hassan II, entama alors un règne qui devait durer trente-huit ans et quatre mois, jusqu’à sa disparition, le 23 juillet 1999.

L’arrivée sur le trône du nouveau souverain inaugura une période de répit pour le judaïsme marocain, traumatisé par l’affaire du Pisces. En politique étrangère, Hassan II, poursuivant au début l’orientation tiers-mondiste adoptée à la fin du règne de son père, puis infléchit celle-ci petit à petit afin de ne pas provoquer de remous inutiles. Ainsi, il remit diplomatiquement à plus tard, sans fixer de date, la visite de courtoisie à Moscou à laquelle s’était engagé Mohammed V après la visite de Leonid Brejnev à Rabat. De même, il demanda au président Gamal Abdel Nasser de reporter le voyage qu’il devait effectuer au Maroc en mars 1961.

Le même mois, cependant, le secrétaire général de la Ligue arabe, Abdelkader Hassouna, se rendit à Rabat pour s’assurer qu’aucun changement n’interviendrait dans la position marocaine sur l’émigration juive et à l’égard d’Israël. Il repartit rassuré, en apparence. Pourtant, dès le mois de mai 1961, sans promulguer une amnistie officielle, Hassan II fit libérer sous caution les jeunes militants sionistes emprisonnés qui s’empressèrent de quitter le pays sans que la police n’intervînt pour les en empêcher.

Un plus grand libéralisme présida à la délivrance des passeports, à tel point qu’à Casablanca les services concernés furent débordés par les demandes. Peut-être pour tenter d’enrayer cet exode, le comité de la communauté locale fit lire, en août 1961, dans toutes les synagogues, un message affirmant que la délivrance des passeports se poursuivrait sans entrave, et demandant à ceux qui n’avaient pas besoin, dans l’immédiat, de ce document, de ne pas assiéger les bureaux de l’administration afin de permettre aux personnes qui devaient impérativement voyager d’être servies les premières.

En fait, les candidats au départ ignoraient tout des discrètes tractations entamées par le Mossad avec Hassan II, en vue de parvenir à un accord relatif à l’émigration des Juifs marocains vers Israël, un accord négocié par Alex Gatmon, le nouveau chef de la Misguéret (« le Cadre »), l’organisation clandestine fondée par le Mossad pour assurer l’autodéfense de la communauté juive et l’immigration clandestine.

Alex Gatmon était vite arrivé à la conclusion que, si rien ne changeait, les résultats, obtenus à un prix très coûteux, resteraient limités. Cela avait toujours été la position du Congrès juif mondial, opposé à l’organisation d’une immigration clandestine vers Israël. Le CJM préférait, par principe, la voie de la diplomatie discrète, en définitive plus promet­teuse et efficace. La politique plus libérale d’octroi des passeports renforça la position de Nahum Goldman, qui estimait que, en l’absence de tout danger réel pour la communauté juive marocaine, mieux valait mettre un terme aux départs clandestins et, éventuelle­ment, engager le dialogue avec les autorités de Rabat. Le chef du Mossad, Isser Harel, était arrivé à des conclusions similaires. Cependant, méfiant, il voulait garder deux fers au feu. Parallèlement à la recherche du dialogue, il ne fallait pas, selon lui, renoncer à l’aiguillon de l’immigration clandestine qui gênait le gouvernement marocain sur lequel on devait continuer à exercer une pression. Après le naufrage du Pisces, il donna l’ordre de reprendre à tout prix les départs clandestins pour remonter le moral des militants et démontrer aux candidats à l’émigration que celle-ci se poursuivait malgré tout, voire se faisait plus audacieuse.

À la place de la frêle embarcation qu 'était le Pisces, un bateau italien de 500 tonneaux, rebaptisé Cocus, fut affrété. Il était capable de transporter jusqu’à deux cents passagers par traversée et avait Cadix pour port d’attache. Au lieu de la côte méditerranéenne, trop éloignée des centres juifs, l’embarquement se faisait désormais sur la côte atlantique, près de Fédala.

Au cours des six premières traversées, le Cocus transporta près de 900 émigrants clandestins. Parallèlement, une opération, trompant la vigilance des autorités marocaines, permit le départ de 500 jeunes juifs âgés de 7 à 17 ans, officiellement pour rejoindre une colonie de vacances en Suisse, en fait pour un aller sans retour. Ces départs, à cause des multiples arrestations aux frontières espagnoles, étaient loin de passer inaperçus. La presse nationaliste ne manquait pas d’en faire souvent état. Le 10 mai 1961, l’organe en langue arabe de l’Istiqlal, ElAlam, allait jusqu’à demander la peine de mort pour les émigrants clandestins : « L’immigration des Juifs marocains vers Israël devrait être punie de mort, car elle équivaut à un acte de haute trahison. La peine de trois ans de prison qui a frappé les 11 juifs arrêtés, alors qu’ils tentaient de quitter illégalement le pays, est insuffisante… »

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

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Cette poursuite des opérations clandestines ne gêna pas les tentatives parallèles de reprise du dialogue au plus haut niveau, sans la participation – c’était une première – des grandes organisations juives internationales, comme le Congrès juif mondial ou l’Alliance israélite universelle. Dès son arrivée à Casablanca, en 1960, se faisant passer, avec son épouse, pour un riche couple de protestants anglais, Alex Gatmon se mêla à la haute société juive et non juive. Il se lia d’amitié avec David Amar et avec l’homme d’affaires Sam Benazeraf, militant du PDI. Dès la mort de Mohammed V, il chercha à entrer en contact avec l’entourage du jeune souverain pour entamer des négociations permettant de trouver une issue honorable à la question de l’émigration des Juifs, question qui empoisonnait l’atmosphère.

Sam Benazeraf s’en ouvrit à son camarade du PDI, le ministre du Travail Abdelkader Benjelloun, sensibilisé à ce problème car il avait été, quelques années plus tôt, l’avocat d’émigrants clandestins arrêtés et traduits en justice. Des négociations s’ouvrirent à Genève dans le plus grand secret, en mai 1961, entre Abdelkader Benjelloun et Alex Gatmon, lequel se présentait toujours comme un citoyen britannique, négociations auxquelles participa parfois l’ambassadeurd’Israël en France, Walter Eytan. En juin 1961, le ministre Benjelloun, après une étude du ministère de l’Intérieur et de la Police, apporta à ses partenaires dans la négociation un accord de principe, de la plus haute autorité marocaine, pour le départ organisé de 50 000 Juifs, moyennant quatre conditions :

Une discrétion absolue : les départs devaient se faire par les ports et les aéroports, en dehors des heures normales de travail.

Les départs devaient se faire officiellement vers le Canada, l’Amérique et l’Europe, en aucun cas vers Israël. L’organisation des départs serait confiée à une association n’ayant officiellement aucun lien avec Israël.

Le versement d’un dédommagement financier couvrait les frais exceptionnels de l’administration marocaine pour de tels départs.

Jusqu’à la conclusion d’un accord, toute activité clandestine devait cesser.

Si les trois premières conditions ne posaient aucun problème, la quatrième posait un cas de conscience au Mossad et au gouvernement israélien. Toutefois, en raison du caractère historique de cette opportunité, les autorités israéliennes décidèrent de s’y conformer, faisant confiance à la bonne foi connue des Marocains.

Les négociations pratiques furent très tendues et plusieurs fois interrompues, les Marocains ayant découvert des tentatives de passages clandestins à leurs frontières, contrai­rement à l’accord donné par le Mossad. Les discussions traînèrent pendant quatre mois, à l’issue desquelles un accord fut trouvé. Le dédommagement des frais des administrations chargées d’organiser et d’encadrer les départs spéciaux en groupes, fut fixé à 50 dollars par personne. Une première somme de 500 000 dollars fut versée à Genève entre les mains d’un responsable marocain agréé. LaHias (Hebrew Immigration Assistance Society), une organisation juive américaine spécialisée depuis quatre-vingts ans dans l’émigration juive vers le Nouveau Monde, et qui avait eu des bureaux au Maroc jusqu’en 1959, fut désignée pour servir de couverture officielle. Son représentant pour l’Europe, Raphaël Spanien, après avoir été reçu par le roi en présence d’Ahmed Reda Guedira et du général Oufkir, directeur général de la Sûreté nationale, fut chargé de la coordination de l’opération avec le plus haut niveau des autorités marocaines.

Il fut très vite convenu que les départs se feraient avec des passeports individuels pour la minorité de Juifs en disposant, et de passeports collectifs pour les autres. Cette disposition s’avérait nécessaire pour éviter les obstacles bureaucratiques et faciliter le départ collectif des habitants de certains villages ou de certains quartiers des grandes villes et permettait d’impliquer dans ces opérations le moins de fonctionnaires possible. Les passeports collec­tifs étaient délivrés par les seules directions du ministère de l’Intérieur et des services spécialisés de la Sûreté. Il s’agissait ainsi de garantir à tous ceux qui avaient décidé de partir la possibilité de le faire.

Du côté de l’administration marocaine, cette solution avait l’avantage d’éviter la séparation des familles et de prévenir les pratiques utilisées par l’Agence juive à l’époque du Protectorat, à savoir la sélection des éléments valides au détriment des malades, des vieillards et des invalides.

Le secret autour de cette opération fut bien gardé. Tout comme Mohammed V avait fait avaliser par le gouvernement, en octobre 1956, l’accord qu’il avait passé avec le Congrès juif mondial pour l’évacuation du camp de Mazagan, Hassan II fit entériner par ses ministres les grandes lignes de l’accord passé avec la Hias, en soulignant les avantages diplomatiques – les États-Unis étaient favorables à cet accord – et économiques, notamment des livraisons de blé, qu’en retirerait le Maroc. Parmi les membres du gouvernement, seuls deux ministres, Abdelkader Benjelloun et Ahmed Reda Guedira, avaient été associés à tous les stades de la négociation, et le second, en tant que ministre de l’Intérieur, se trouvait chargé désormais de la mise en œuvre de cet accord.

Celui-ci, qui ne fut pas fonnalisé par écrit, fut entériné sans débat comme le note dans son livre, Opération Yakbine, le journaliste israélien d’origine marocaine Shmouel Seguev (Sebbag) alors que l’universitaire, également d’origine marocaine, Igal Ben Nour, affirme que seuls six membres du gouvernement seulement furent informés de l’existence de cet accord.

*

Durant l’arrêt des opérations clandestines, les militants de l’organisation Misguéret n’avaient pas chômé. Ils avaient établi les listes des candidats au départ, en tout 25 000 personnes. Quand le feu vert pour la reprise de l’émigration fut donné, un premier groupe de 105 émigrants, inscrits sur un passeport collectif portant la mention « valable pour tout pays sauf Israël », partit le 28 novembre 1961 de Casablanca, à bord du paquebot Lyautey pour Marseille. L’opération « Yakhine », ainsi appelée par allusion aux deux colonnes d’airain soutenant le Temple de Jérusalem, commençait.

Ce fut en fait un faux départ. Trois semaines seulement après son déclenchement,

l’opération fut stoppée le 18 déœmbre 1961, sur ordre des autorités marocaines. Pourtant, toutes les précautions avaient été prises. Afin de ne pas attirer l’attention, les organisa­teurs avaient décidé d’acheminer les voyageurs non vers Marseille, mais vers le port, moins fréquenté, de Nice. La France n’avait fixé aucun quota et la compagnie Paquet mettait à la disposition des émigrants la quatrième classe de tous ses bateaux au départ de Casablanca. Par précaution, il fut également décidé d’affréter un navire grec pour diriger une partie des émigrants vers le port de Naples, les autorités italiennes acceptant bien volontiers d’accueillir sans formalités des voyageurs en transit vers Israël.

Les départs par le port et l’aéroport de Casablanca se faisaient de nuit, après les heures normales de travail, dans la plus grande discrétion. Cela ne suffit pas pour préserver le secret absolu sur ces opérations. Le 8 décembre 1961, le New York Times annonçait le départ pour Marseille de 120 Juifs marocains dans le cadre d’un programme mis en œuvre par une organisation philanthropique juive américaine spécialisée dans l’émigration vers les États-Unis, le Canada et l’Australie.

Le 15 décembre 1961, le Jewish Chronicle de Londres confirmait l’information tandis que la presse israélienne, d’habitude plus bavarde, respectait les consignes impérieuses de silence données par le gouvernement en raison du caractère ultrasensible du sujet : le départ de Juifs d’un pays arabe vers Israël.

Au Maroc, l’opposition de gauche ne tarda pas à profiter de l’occasion pour attaquer le gouvernement. L’organe, en arabe, de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), El Tabrir, publia en une, le 16 décembre 1961, des photos de Juifs en attente de leur départ dans le port de Casablanca. Le journal accusait le gouvernement de « trahison de la solidarité avec le monde arabe et la question palestinienne ». L’Avant-Garde, hebdomadaire de l’UMT, la centrale syndicale, alla jusqu’à qualifier l’opération d’« échange de Juifs marocains contre du blé américain semblable à la proposition d’Eichmann d’échanger les Juifs hongrois contre des camions ». Dans les rues, commença à circuler, en arabe dialectal, une affirmation peu flatteuse : « Hassan baa Likoud bzaa » (« Hassan a vendu les Juifs pour du blé »).

Les autorités paniquèrent devant la virulence de ces attaques émanant de la presse de gauche. La police apposa les scellés sur les bureaux de la Hias, contrainte d’interrompre ses activités à peine entamées. Un des partisans les plus fervents de l’intégration, Marc Sabah, membre de la communauté juive de Casablanca, affirma, dans un article publié par la Voix des communautés, ne pas comprendre le sens de la croisade déclenchée par ses amis de la gauche marocaine :

Que s'est-il passé au total ? Quelques milliers de démunis, enfermés dans le cercle vicieux de la misère, incapables de s’adapter à la nouvelle marche de l’éco­nomie, ont cru trouver dans l’émigration le remède à leur désespoir. Ils sont partis avec l'assentiment formel des autorités, munis de passeports légaux. Ils ont été contraints de quitter le Maroc pour tenter de refaire leur vie sous d’autres cieux… par la faute même de ceux qui critiquent le gou vernement et les Juifs en général.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

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