uifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration

Dans la guerre discrète qui les opposait à la police et aux services secrets marocains, les organisateurs de l’émigration clandestine avaient épuisé les filières classiques de fuite : émission de faux passeports et passage dans les présides espagnols de Ceuta et Melilla, avec l’aide de contrebandiers professionnels et l’accord humanitaire des autorités de Madrid.

Ils étaient désormais contraints de prendre plus de risques : l’embarquement de nuit à partir des côtes méditerranéennes du Maroc. Un ancien dragueur de mines anglais de la Seconde Guerre mondiale, baptisé Pisces (en hébreu, Egoz) avait été aménagé pour transporter une quarantaine de passagers à chaque voyage entre Al-Hoceima et le camp de transit ouvert à Gibraltar depuis quelques années, avec l’accord des autorités anglaises compatissantes. Normalement, les navettes devaient cesser en hiver pour éviter le piège mortel que peut constituer, pour les petites embarcations, la rencontre en cette saison des vagues de l’Atlantique et de la Méditerranée.

Mais, pour remonter le moral des candidats au départ, après les derniers succès de la police dans l’interception de convois d’immigrants clandestins et les incidents qui avaient marqué la visite de Nasser, les organisateurs décidèrent la poursuite des traversées, malgré les risques de brusques et imprévisibles tempêtes en cette période de l’année.

En cette nuit claire et froide du 10 au 11 janvier 1961, le Pisces en était à sa treizième navette. L’embarquement furtif des 43 passagers dans une crique déserte se fit sans encom­bres. La mer était calme, et rien ne pouvait laisser prédire la tragédie imminente. Mais, à quelques milles de la côte, la tempête se leva brusquement et, en quelques minutes, la frêle embarcation surchargée sombra, après avoir lancé quelques signaux de détresse. Le capitaine, un marin espagnol et son gendre, arrivèrent on ne sait trop comment à prendre l’unique canot de sauvetage et à sauver leurs vies. Tous les autres passagers – sept familles dont 21 enfants de moins de 16 ans, trois célibataires, le radio, un agent du Mossad israélien d’origine marocaine, et un matelot espagnol, en tout 45 personnes – périrent de froid dans les eaux glacées du détroit avant l’arrivée des premiers secours.

Aussitôt diffusée par les radios étrangères, la nouvelle se propagea comme une tramée de poudre dans tous les mellahs, semant le désarroi et la consternation parmi une popu­lation peu coutumière de ce genre d’aventures épiques. En Israël et dans le monde juif, ce fut l’indignation qui gagna l’opinion publique mondiale. Le journal le Monde découvrit l’existence d’un « problème » juif au Maroc, alors que l’Aurore titrait : « Nouvel Exodus », et que Paris Match commentait ainsi les images terribles de cadavres rejetés sur la côte : « Ils ne verront pas la Terre sainte. »

Dans tous les pays occidentaux, la presse reprit les mêmes thèmes, faisant ressortir la responsabilité directe du gouvernement marocain dans cette tragédie. Pour la première fois à Paris, plusieurs dizaines d’étudiants juifs marocains osèrent s’organiser en dehors de la toute-puissante Unem (Union nationale des étudiants du Maroc), pour envoyer une pétition au roi Mohammed V lui demandant, avec déférence, de rétablir la liberté de circulation.

Face à cette condamnation unanime, le gouvernement marocain mis sur la sellette, réagit avec une nervosité inhabituelle qui traduisait bien son embarras. La meilleure défense étant l’attaque, le ministre de l’Information, Moulay Ahmed Alaoui, rejeta dans une conférence de presse la responsabilité de la tragédie sur les organisations sionistes. Il estimait que ce n’était pas le naufrage du Pisces qui était à l’origine de la campagne de presse contre le Maroc, mais la dénonciation de l’impérialisme israélien en Afrique par la Conférence de Casablanca :

La place du Juif marocain est au Maroc et ne doit pas prendre la place d’un Arabe de Palestine. Les départs vers Israël constituent un acte de trahison et de désertion. On n 'a pas le droit d’abandonner son pays, on doit s’y attacher, car les destinées sont communes et les deux communautés ont toujours vécu dans un esprit de cohabitation, à tel point qu’il serait difficile de distinguer, notamment dans le Haut Atlas un juif d’un musulman. ..S’il y a des agitateurs sionistes qui entretiennent la haine, ils doivent supporter les conséquences de leur campagne.

C’était donner là une interprétation inattendue du principe de l’allégeance perpé­tuelle. Au lieu d’apaiser l’opinion, il semait encore plus l’inquiétude sur le sort des Juifs marocains, abaissés au rang d’otages condamnés à rester attachés de force à leur pays, contrairement à la Déclaration des droits de l’homme, dont le souverain du Maroc s’était toujours réclamé. Le quotidien progouvernemental en arabe, Al Fajr, renchérit en s’élevant contre ce qu’il appellait « l’infiltration sioniste au Maroc » :

Nous avons accordé aux Juifs du Maroc l’égalité des droits, bien qu ’ils n 'aient pas fait les mêmes sacrifices que nous dans le combat pour l’indépendance. Bien au contraire, avec la complicité des autorités françaises, ils avaient créé des institutions sionistes et propagé sa propagande. Ils se sont infiltrés dans l'admi­nistration y occupant des postes importants, ce qui leur a permis d'avoir accès à des secrets d’État et de les révéler. Au lieu de s’intégrer à la lutte nationale, les organisations juives sont devenues des officines d’espionnage et de sabotage mettant en péril la sécurité du pays. La situation est beaucoup plus grave que nous le pensions. Il convient donc de réexaminer la question, juive et de prendre les mesures qui s'imposent contre ceux qui foulent au pied le prestige de l’État, violent les lois et mettent en péril les institutions sacrées.

De son côté, le quotidien de l’istiqlal, Al Alam, mit en demeure les « bons » Juifs de prendre leurs distances vis-à-vis du sionisme :

Il est temps que les Juifs, ou du moins ceux qui parlent en leur nom, dénoncent les menées sionistes d’Israël au Maroc. Il est de leur devoir de déraciner les croyances naïves des aventuriers parmi eux. Ils prouveront ainsi que la majorité des Juifs qui veulent vivre en paix au Maroc ne se laisseront pas entraîner à des positions extrémistes par ces aventuriers irresponsables.

Ces excès, les dirigeants de la communauté juive en étaient convaincus, ne pouvaient refléter ni la position personnelle ni la position officielle des dirigeants de l’État au plus niveau. Ils sollicitèrent une audience du vice-président du Conseil, le prince Moulay Hassan, qui reçut sans délai, en présence du ministre de l’Intérieur, Si Bekkaï, le 13 janvier 1961, une délégation du Conseil des communautés conduite par son secrétaire général, David Amar, et étoffée par le Dr Benzaquen et le Grand Rabbin du Maroc, Shalom Messas.

Le prince héritier Moulay Hassan reconnut volontiers que la police de Casablanca s’était laissé aller à des excès regrettables que son père condamnait formellement, et promit qu’à l’avenir de tels incidents ne se reproduiraient plus. La question trop brûlante du naufrage du Pisces ne fut pas abordée.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf- De la tragédie du Pisces à la reprise de l'émigration-page 73

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