Meknes-portrait d'une communaute juive marocaine-Joseph Toledano-ed Ramtol 2017-Une fiscalite ecrasante

 

UNE FISCALITE ECRASANTE

Malheur général, semi consolation dit l'adage rabbinique. Pourtant, moins impliquée et s'iden­tifiant moins avec les ambitions politiques du souverain, la communauté juive ne pouvait que ressentir plus lourdement et comme discrimi­natoire le poids des impôts arbitraires prélevés à tout propos pour financer les guerres et les constructions.

Un curieux épisode de cette "avidité à avoir de l'argent" est rapporté dans les écrits de l'un des plus célèbres esclaves chrétien de l'époque. Offi­cier de l'armée espagnole fait prisonnier en 1708,

José de Leon avait réussi au bout de quelques an­nées de captivité à gagner la confiance du sultan qui l'avait chargé de l'entretien de ses armes. Il rapporte qu'il y avait à Meknès une famille juive exemptée du paiement de tout impôt, car descen­dant de l'une des épouses juives du Prophète, les Ben Sarrat ( ?) Le sultan demanda un jour au chef de la famille de produire le document attestant cette dispense. Lorsqu'il vit que le nom de Mohammed était recouvert d'une tâche, il entra dans

une terrible colère et décida en représailles de…confisquer tous les biens de la

famille.

Aussi justifié soit -il, ce sentiment de discrimination, doit être relativisé, le poids des impôts et leur arbitraire étant le lot de toute la population comme en témoigne l'audacieuse critique adressée dès 1684, au souverain par le docte ouléma de Fès, Hassan Al Youssi. Il lui rappela qu'une des premières obligations du souverain musulman est "de recueillir les impôts et de les dé­penser d'une façon juste" Or il n'en était rien :

" Que notre Seigneur procède à un examen : les impositions de son gouver­nement ont attiré la peur de l'iniquité sur tous ses sujets. Elles ont mangé leur chair, bu leur sang, sucé leurs cerveaux, elles n'ont rien laissé à personne, ni biens de ce monde, ni religion. Les biens de ce monde leur ont été enlevés. Quant à la religion, elles les ont excités à se révolter contre elle. Ce n'est pas là une opinion, c'est une chose que j'ai vu de mes propres y eux… Si sous un règne, l'homme est privé de deux choses : un peu d'avoir et le bonheur, il désire la fin de ce règne…

Dans son réquisitoire, l'intrépide censeur berbère rappelait également les ex­cès des ponctions fiscales sur les Juifs contraires aux dispositions du pacte de protection, la dhimma. Cette description aux couleurs apocalyptiques n'était pas très éloignée de l'image que s'en faisaient les communautés juives du Ma­roc comme en témoignent les Chroniques de Fès deux décennies plus tard :

" L'année 5461 (1701) marqua le début des calamités qui fondirent sur nous sous le règne de Moulay Ismaël. Au mois d'avril, nous parvint la nouvelle de la bataille qu'il avait livrée aux Turcs. Il imposa à se sujets juifs une contribu­tion spéciale de cent quintaux d'argent. Cette mesure nous jeta dans le désar­roi le plus complet. La joie de la veille de Pessah se transforma en affliction. Toutes les communautés firent parvenir au sultan cadeaux et présents, dans l'espoir qu'il transigerait d'un tiers ou d'un quart; mais sans succès. Le sultan, disait -on, avait juré, en s'engageant à répudier sa femme, que les Juifs paie­raient la somme intégrale. La communauté de Fès se vit imposer du quart de la somme…Le recouvrement commença au milieu du désarroi et des pleurs. Par nos iniquités, le jour de Shabouot nous ne priâmes pas à la synagogue… " Aux faits de l’empereur, devaient s'ajouter dans les autres villes les rapines de ses fils imprudemment nommés à des postes d'autorité dont ils devaient se servir pour pressurer leurs administrés et parfois pour se révolter – autre calamité du règne. Siège de la Cour, Meknès eut moins à en souffrir, offrant souvent un refuge – pas toujours très sûr – aux notables de la communauté de Fès, comme le rapportent les Chroniques de Fès :

" En 1703, Moulay Hafid, fils du sultan est venu à Fès; car c'est l'habitude des princes royaux de passer chez nous pour nous dépouiller. Quelque temps plus tard, il fut nommé gouverneur de Fès -la -Neuve et fit son entrée dans la Ville. Le lendemain, ses serviteurs et ses gens envahirent le mellah; commirent toutes sortes d'excès et de dépravations en se réclamant mensongèrement de  leur maître. Ils nous rendirent la vie insupportable par leurs exactions, si bien que nous finîmes par ne plus oser sortir dans la rue et ne pouvant même rester dans nos maisons; fuîmes avec nos hardes et nos enfants de terrasse en terrasse pour nous cacher. Moulay Hafid nous envoya un de ses officiers pour exiger quatre mille onces, la communauté prise de panique, les paya en une seule nuit…Voyant cet état de choses, les notables décidèrent de fuir à Meknès dans l'espoir que l'un d'entre eux réussisse à en informer Moulav Ismaël…Ils montèrent à la casbah du sultan et se mirent à crier. Entendant leurs clameurs, le sultan les fit amener en sa présence : Ils commencèrent par lui dire : "Les notables et les collecteurs d'impôts nous ont dépouillés; ils ont ruiné nos maisons Aussitôt, le sultan ordonna que les notables et les collec­teurs d'impôts comparaissent devant lui…Il chargea Abraham Maimran de porter son ordre par écrit à Fès…Introduits devant le sultan, les notables e: les collecteurs se répandirent en supplications. Le sultan commanda à ses ser­viteurs de tirer sur les Juifs; deux furent tués; un troisième gravement blesse Cette scène, jointe aux clameurs de l'autre jour, ne firent qu'exacerber la co­lère du sultan et il condamna les notables survivants à être brûlés vifs dans le four à chaux. On les emmena, puis on les fit revenir. Le sultan se tourna vers l'un de ses officiers et lui dit : je te les livre ainsi que toute la communauté de Fès, jusqu'à ce que tu aies levé sur eux vingt quantar d'argent dont ils me sont redevables…"

Trois jours plus tard, l'irritation du sultan s'étant apaisée, le Naguid Abraham Maimran retourna auprès de lui et le supplia de pardonner aux Juifs. Il ac­quiesça, mais exigea absolument des tentes en toile.

La mort providentielle quelque temps plus tard de ce cruel prince Moulay Hafid ne devait mettre fin aux exactions sur la communauté de Fès, son suc­cesseur Moulay Moutawakil allant sur ses pas et ce fut encore une fois un notable de Meknès qui évita la catastrophe :

" Ils mirent la main sur deux Juifs pauvres qu'ils amenèrent chez Moulay Moutawakil qui leur dit : "Apportez -moi une da'ira; sinon je vous ferais brûler vifs". Les Juifs se rendirent avec ses serviteurs à Fès -la -vieille et cherchèrent de l'écarlate, mais n'en trouvèrent pas car les Gentils, pris de peur eux aussi, avaient caché leur marchandise et tous leurs biens. Les Juifs retournèrent au­près du Prince et l'informèrent qu'ils n'avaient point trouvé d'écarlate. Il les fit alors jeter dans un abreuvoir. Rabbi Abraham Tolédano intervint en leur faveur. Le Prince fit retirer les Juifs de l'eau et exigea d'eux deux mille onces. Sur une nouvelle intervention de rabbi Abraham, il rabattit ses prétentions à deux cents once et une da'ira qu'ils lui donnèrent…"

Mais même la protection de son Naguid, le favori du roi Abraham Maimran ne pouvait pas toujours mettre même sa propre communauté; à l'abri des exactions en cette seconde partie du règne comme en témoigne un contempo­rain cité par rabbi Yossef Messas :

" Au mois de kislev 5464 (1704,) il y eut de grands désordres dans la ville, car les esclaves du sultan ont fouillé toutes les cours et toutes les maisons et se sont emparés de l'argent et de tout objet de valeur, des ustensiles en or, cuivre, objet métallique, y compris les Hanoukiot. Ils se sont pris également aux jeunes filles, aux vierges et aux jeunes hommes, faisant d'eux ce qu'ils voulaient. D'épouvante, nombre de femmes ont avorté; d'autres sont tombées malades. De plus, ils ont souillé toutes nos réserves de vin cacher. Et nous n'avons même pas eu la force de les supplier et de les implorer pour qu'ils cessent leurs exactions, terrorisés par les lames des épées sur nos gorges sous leurs rires moqueurs …. "

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