Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.
SOL est arrivée comme le soleil, lumineuse, ardente dans ses cris, dans la splendeur du lever du jour. Sa naissance a coïncidé avec la fête de Lalla Mimouna qui clôt Pâques. Les youyous de la fête se sont croisés avec ceux de l’accueil de Sol :
La voilà qui arrive
Lalla Mimouna
La voilà qui arrive
Chanceuse et bénie
O Lalla Mimouna
C’est un bon augure pour nous
Dieu exauce nos vœux…
La grand-mère chante en hakétia :
Y habla el sol y dixo
Que no hay mas meyor que mi
El dia que yo no salgo
Todos se atristen de mi
Le soleil parle et dit
Rien n’est au-dessus de moi
Le jour où je ne me lève pas
Tout le monde est triste à cause de moi.
Haïm l’a vue et a crié :
Kimia, Dieu soit loué, Dieu la protège.
Un bonbon, a dit la grand-mère.
Un diamant, les cinq de la main sur elle, a dit la sage- femme.
Haîm n’a su comment s’y prendre avec cet être nouveau, pur, lumineux, baignant dans la sérénité absolue.
L’embrasser? Alors, qu’il n’était pas sûr que son haleine, à lui, fut si pure. La prendre entre ses gros doigts ?
Il a baissé la tête comme s’il se prosternait devant un roi. Il s’est contenté de respirer son odeur, longtemps, profondément. Ses narines ont frémi d’un plaisir qui s’est propagé au plus profond de lui et s’est transformé en un calme et un recueillement qu’aucun mot ne peut décrire.
Il a retiré le bout de tissu qui tenait lieu de bouchon pour la bouteille d’eau-de-vie de figue de montagne, en a rempli des verres en porcelaine car l’alcool est plus beau dans des coupes en or mais meilleur dans des verres de porcelaine émaillée.
Le visage de Haïm s'est teinté de rouge après avoir avalé quelques verres. Il s’est mis à chanter en direction de la sage-femme :
O sage-femme, toi qui as toutes les faveurs Toi qui apportes les bonnes nouvelles Tu m’en as apporté une, Dieu te gratifie Je te récompenserai amplement.
Le soir, il a mis sa djellaba en lin brodée de fils de soie, son caftan aux motifs floraux et aux feuillages de rosiers en fils dorés. Il s’eét paré de sa sacoche et, a décidé, contrairement aux habitudes, de préparer une shemira leyalad ve leyaldout, une feuille pour la protection de la mère et son nouveau-né. Il a fait venir le rabbin Tolédano qui est arrivé muni de son calame, son encrier et son encre spécifique.
Le rabbin a pris une feuille, l’a pliée en trois parties, celle du milieu étant plus large que les deux autres. Il a inscrit le titre, suivi d’une prière extraite de la Torah dans la partie de droite « Que l’Éternel te bénisse et te protège ». Il a écrit une incantation pour éloigner les démons et les esprits maléfiques Sheddim et Lilim, le mal, les mauvais yeux et toute sorte de sortilèges, maléfice et, pour que le lait ne se tarisse point, Amen. »
Il a poursuivi avec le psaume dit Cantique des degrés : «Je lève mes yeux vers la montagne pour voir d’où me viendra le secours. Le secours me viendra de l’Éternel qui a fait le ciel et la terre. »
Il a dessiné un poisson avec ses écailles, puis une prière contre le mauvais œil. Tout en écrivant, il dandinait de la tête, ses lèvres murmuraient les prières et les incantations, avec des mouvements du visage qui changeaient ses traits et remuaient sa barbe hirsute : « Que l’Éternel fasse rayonner sa face sur toi et te soit bienveillant ». Il a dessiné ensuite une main, autour de laquelle il a écrit l’histoire d’Eliahou avec Lilith, puis les noms des trois patriarches et leurs femmes : Jacob et Léa, Isaac et Rebecca, Abraham et Sarah. Dans un cadre sphérique, il a inscrit les noms d’Adam et Éve et, à l’extérieur du cadre, Lilith et sa cohorte de démons. Dans la troisième partie, il a dessiné l’étoile de David, une couronne suivie d’une prière : « Sois loué Éternel, notre Dieu, roi de l’univers qui a sanctifié le bien-aimé Abraham, bien avant sa naissance, prescrit la circoncision et marqué sa descendance du sceau de la sainteté. Au nom de cette bénédiêtion, épargne-nous toute peine, toi qui as prescrit cette alliance. »
À minuit, il a fermé toutes les portes et les fenêtres pour empêcher Lilith de rentrer, a pris un vieux couteau, l’a promené le long des murs et des issues fermées, puis l’a mis sous l’oreiller de Sol. Après cela, il a dormi, tranquille.
Le lendemain, avant le défilé des visiteurs et, surtout des visiteuses, la grand-mère a allumé les bougies, les a fixées sur les chandeliers, a préparé la table, l’a couverte d’un pain de sucre, d’un bouquet de menthe et, dans une assiette, a mélangé de l’huile, du henné, de la menthe, du sucre, du sel et en a oint le corps de Sol.
La maison n’a pas désempli, une semaine durant. Des porteurs ont amené des sacs de sucre, du thé, des moutons et, surtout, le berceau en bois de cèdre du Rif, une bassine en bois, un panier en osier pour mettre les langes, un séchoir en roseau et des viituailles…
Les préparations de poulets aux amandes, de poulets rôtis au citron confit, du couscous sucré, des salades chakh- choukha de poivrons grillés et autres plats suivis de cornes de gazelles, de mantecados, sablés et autres pâtisseries se sont succédé sans continuer, arrosés d’eau de vie et de thé à la menthe.
À peine la maison vidée de ses visiteurs et la fatigue qui s’en suivit, on aborda le sujet qui n’en finissait pas : Sol ressemble-t-elle à son père ou à sa mère ?
Les comparaisons démarrèrent bon train :
Les cheveux de son père…
Non, ses cheveux sont sombres et denses comme ceux de sa mère…
Ses yeux sont bleus comme ceux de sa grand-mère paternelle…
Elle a les yeux verts… leur couleur change selon la lumière…
Son nez est droit et ses lèvres sont fines…
Tout cela change avec l’âge.
Lorsque le rabbin Tolédano prit la parole, tout le monde se tut :
Trois auteurs participent de la formation de l’être humain : l’Éternel, le père et la mère. Le père apporte sa contribution à l’aide d’une matière blanche de la même origine que le blanc d’œuf. Cette matière développe les os, les muscles, les ongles, le cerveau et le blanc de l’œil. La mère apporte le teint rouge qui colore la peau, la chair, les cheveux, et la pupille de l’œil. Le Créateur Baroukh Hou Baroukh Shemou, donne l’âme, la rondeur du visage, l’ouïe, la vue, la parole, la marche, l’intelligence, le savoir et la raison. A l’heure de la mort, l’Éternel reprend ce qui est à lui et laisse le reste.
Tout le monde se tait, par respect. Mais le sujet ne s’arrête jamais. Tout événement qui survient est prétexte à reconstituer Sol, du sommet de la tête aux doigts de pied. Tous ses membres sont revisités méticuleusement, comparés à ceux de ses parents, grands-parents, et même à ceux des oncles et tantes paternels et maternels. Puis on évoque son caraftère, sa chance, sa baraka et on finit par toucher le sujet des toushabim et megourashim… Là, les choses se compliquent. Des querelles vieilles de plusieurs siècles resurgissent. Querelles qui semblaient finies. Le feu couve toujours sous la cendre.
Said Sayagh-L'autre Juive- le martyre d'une jeune juive marocaine de Tanger, exécutée à Fès en 1834.Page 34