Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

La desillusionde la «rue juive »se transformaen une manifestation politique spontanee.A Casablanca, le 11 janvier 1962, des milliers de Juifs, qui avaient tout liquide dans l’attente d’un depart imminent, assiegerent les bureaux du comite de la communaute', a la suite d une rumeur annonqant la venue de representants du judai'sme americain pour enqueter sur leur situation desesperee. N’ayant rien a leur proposer, les dirigeants de la communaute se toumerent vers le gouvemeur de la ville et le ministre de l’Interieur, qui accepterent, a titre exceptionnel, d autoriser le depart, de nuit, d’un millier d’emigrants a bord d’un navire-charter, le Venezuela.
Encourage's par ce precedent, quelque 2 000 autres candidats au depart, a bout de patience, devasterent, trois semaines plus tard, les bureaux de la communaute. Cette fois, la police intervint en force et proceda a des dizaines d’arrestations. A la suite de cette "emeute". 11 jeunes manifestants furent condamnes a des peines de trois mois de prison.
Pour essayer de ramener le calme dans les esprits, les dirigeants de la communaute, debordes, firent lire dans les synagogues un avertissement du gouvemeur, le colonel Driss ben Omar. II mettait en garde contre le renouvellement de telles manifestations, tout en annoncant que des mesures etaient prises pour accelerer la delivrance des passeports individuels. La seule solution restait la reprise des departs organises. Certes, le gouvemement marocain n’entendait pas denoncer l’accord, mais exigeait l'assurance d’une plus grande discretion. Les dirigeants de 1’operation « Yakhine »leur donnerent toutes les assurances necessaires, et les departs collectifs recommencerent a partir du 27 fevrier 1962.
Le chiffre initial de 50 000 departs etales sur plusieurs annees, d’apres le schema etabli a Geneve, fut atteint en moins de treize mois. Alors qu’on avait recense 4 108 departs en I960, on en compta 11 478 en 1961, et 35 758 en 1962. Cette augmentation e'tait due a une nouvelle suspension, plus longue cette fois-ci, des departs, ce qui demontrait, selon les militants de la Misgueret que les arrets brutaux de l’emigration collective constituaient la meilleure propagande pour inciter les gens a partir avant qu’il soit trop tard.
La cause de cette seconde suspension n’etait pas liee a une campagne de presse. C’etait une affaire de « fabrication locale ». Face aux violentes attaques de l’opposition contre le gouvemement, le chef de l’lstiqlal, Allal El Fassi, peu suspect de sympathies pour les sionistes, devenu ministre des Affaires islamiques, se fit 1’avocat du liberalisme gouvernemental. Dans un article publie dans le journal de son parti a la fin fevrier 1962, il expliqua qu il s opposait a toute discrimination contre les Juifs, et que leur depart « n’etait que l’application naturelle de la liberte de circuler, garantie a tous les citoyens». Il osait meme briser un tabou en ecrivant:
Depuis quelques semaines, des groupes de Juifs quittent le Maroc pour d’autres pays comme la France, le Canada et meme Israel. Cette emigration revet le caractere collectif depuis la levee des limitations a la delivrance de passeports aux Juifs. Dans le passe, ils n etaient octroyes qu 'a ceuxqui pouvaient produire des justificatifs pour leur interdire de se rendre en Palestine usurpee. Mais ces limitations ont eu I'effet contraire a celui qui etait recherche. Le Maroc etant le seul pays a les imposer. les agents d'lsrael s’en sontservis pour inciter les Juifs a quitter le pays par tous les moyens, y compris les moyens illegaux, ce qui devait porter atteinte au prestige du Maroc dans le monde. Aussi le Maroc a-t-il. decide d'abroger les decisions anterieures tout en continuand a appliquer les decisions de la Ligue arabe qui interdisent aux juifs entres en Israel de revenir au Maroc.
La ligue arabe consciente de ce toumant dans la politique marocaine, depecha a Rabat, en mars 1962, une delegation. L’ancien ministre des Affaires etrangeres, Ahmed Balafrej, promu ministre d’Etat representant personnel du roi, tranquillisa les emissaires, en leur expliquant que le Maroc, pays democratique, ne pouvait prendre de mesures discriminatoires contre ses citoyens juifs. Le Maroc ne pouvait refuser de delivrer des passeports a des negotiants appeles a se rendre pour affaires en Europe ou en Amerique. En ce qui concemait Israel, rien n’etait change : « Le Maroc continuait a
s’opposer a l’emigration vers Israel et restait fidele aux positions arabes sur la question palestinienne.»
Pendant ce temps, le flot des departs s’accentuait, pour atteindre son chiffre record,
7 000 en mai 1962, et ce jusqu’a une nouvelle interruption. L’ampleur de ces departs fut une surprise et un choc pour les autorites marocaines, comme le rapportait 1’un des directeurs de la Hias, Menahem Guilad:
Un jour, j'ai ete convie au bureau du gouvemeur de Casablanca, le colonel Driss ben Omar, futur general et ministre de la Defense, en meme temps que le directeur de la. Police, Driss Belkacem. II me dit: « Nous avons autorise la Hias a aider au depart des Juifs de classes pauvres, et voila que vous faites partir d la place des Juifs utiles a I'economie du pays comme les employes de poste les plus experiment. Je ne peux plus envoyer de telegramme sans fautes dorthographe ni commander d'unformes qui m'aillent bien, depuis le depart des meilleurs tailleurs Juifs. »Je m ,aventurais a lui repondre que c’etait la pour eux une occasion de placer des Marocains aux postes laisses vacants par les Juifs.
Le colonel Driss m'a alors repondu avec un ton de reproche et, jusqu a ce jour, je suis embarrasse a ce souvenir: « Vous, les Europeens, vous avez des conceptions tordues. Les juifs sont des Marocains exactement comme les musulmans, et je regrette leur depart. Je n’aipas regrette le depart des Francais, mats je regrette profondement le depart des juifs. »
Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf
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