Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf

 

Reste que le chef de la Sûreté interpréta dans un sens très restrictif cet accord, au motif qu’il ne voulait pas priver le Maroc d’éléments indispensables en cette phase de reconstruc­tion du pays. Il fit tout pour que la liberté de circulation reste lettre morte. Pour convaincre les Juifs que leur place était au Maroc, le meilleur moyen n’était-il pas de les empêcher de le quitter, en groupe ou à titre individuel ?

Le chef de la Sûreté transmit ainsi, le 27 septembre 1956, aux gouverneurs des provinces, la directive 424, destinée à rester secrète, « interdisant aux Juifs marocains de se rendre en Palestine et à ceux qui sont partis de revenir au Maroc ». Comme il était difficile de sonder les cœurs des postulants à un passeport, la directive fut comprise et appliquée comme une interdiction globale d’attribuer des passeports aux Juifs, quelle que soit leur destination. La mesure eut l’effet contraire à celui escompté.

En voulant retenir les Juifs de force, pour « empêcher leur départ en Israël », on ne pouvait que créer une psychose de départ. La « passeportite » commença à faire des ravages. Même ceux qui n’avaient pas l’intention de partir voulaient avoir un passeport. Les candidats à l’immigration vers Israël manifestaient moins de fébrilité. Ils n’ignoraient pas que la mise en place de réseaux d’émigration clandestine les dispensait d’avoir à demander un passeport.

La communauté juive officielle fit preuve d’une grande fermeté. Après avoir rassemblé un dossier accablant, son nouveau secrétaire général, David Amar, membre du PDI, demanda audience au ministre de l’Intérieur, le 4 juillet 1957, pour protester énergique­ment contre la fameuse circulaire qui constituait, pour lui, une atteinte caractérisée à la liberté de circulation.

La délégation fut reçue par le directeur des Affaires politiques au ministère de l’Intérieur, M. Hamiani. Au cours de l’entretien, le haut fonctionnaire eut un mot malheureux mais tout à fait révélateur : « Dans le fond, j’ai souvent réfléchi à la question et je me suis demandé s’il fallait aller contre 70 millions d’Arabes ou 240 000 sujets israélites. » Lors d’une réunion dans le bureau du CJM à Casablanca, David Amar fit part aux dirigeants de la communauté de sa réaction. Il avait répliqué au fonctionnaire :

Nous savons que nous sommes des citoyens ; vous l’avez dit à maintes reprises. Sa Majesté nous l’a dit, le Gouvernement nous l’a dit. Donnez-nous donc des passeports. Ou nous sommes des citoyens ou nous ne le sommes pas, et qu 'on nous le dise… Nous avons pris la décision d’aller jusqu 'au bout dans cette affaire.

David Amar expliqua qu’il était même allé jusqu’à dire à son interlocuteur qu’il « fallait considérer cette période exactement comme celle de l’Allemagne à l’époque de Hitler », et que sa fermeté avait été payante puisque le directeur des Affaires politiques avait conclu leur discussion sur une note d’apaisement.

La comparaison du Maroc, dont le Roi avait protégé ses sujets juifs durant la Guerre, avec l’Allemagne nazie était mal venue. Elle témoignait de l’extrême sensibilité des Juifs à la question, pour eux vitale, de la liberté individuelle de circulation. Le Conseil décida que, « si satisfaction n’était pas donnée à ses revendications dans les dix jours, il porterait l’affaire devant le roi ». En cas d’échec, tous les présidents des communautés donneraient collectivement leur démission le 14 juillet 1957. On n’eut pas besoin d’aller jusqu’à de telles extrémités. Cette fronde inattendue porta quelques fruits : des promesses d’allége­ment furent données et en partie tenues.

La délivrance de passeports devint plus libérale, du moins pour ceux qui pouvaient prouver qu’ils n’avaient pas l’intention de se rendre en Israël. Mais aucune solution ne fut trouvée pour les milliers de candidats à l’alyah poussés par la misère et, surtout, par l’espoir messianique. La porte fermée, l’immigration clandestine organisée par le Mossad prit le relais. Elle inquiéta suffisamment le gouvernement marocain, incapable d’y mettre fin, pour qu’il tentât de la faire cesser, en faisant intervenir les dirigeants du judaïsme marocain.

Une délégation du Conseil des communautés, présidée par David Amar et incluant les vice-présidents des communautés de Casablanca et de Tétouan. Marc Sabah et J. Serfaty, débarqua à Paris fin novembre 1957, avec la bénédiction des autorités marocaines. Elle était armée d’une résolution du Conseil datant du 10 novembre 1957 constatant : « L’existence d’une émigration collective clandestine est un obstacle sérieux à une harmo­nisation complète de nos rapports avec nos compatriotes musulmans. Le Conseil juge que cette émigration est préjudiciable tant aux intérêts de la nation qu’à ceux de la population juive. »

L’objectif de la délégation était de convaincre les organisations juives internationales de faire pression sur le gouvernement israélien pour mettre fin à l’émigration clandestine « afin de permettre le règlement des problèmes intérieurs en toute bonne foi et dans un climat de confiance avec les autorités marocaines ». C’était une démarche sans précédent. Même un homme aussi bien disposé envers les autorités marocaines que le directeur politique du Congrès juif mondial, Easterman, en fut choqué. Il convainquit la délégation qu’elle irait à un échec retentissant, si elle persistait à vouloir aller à New York plaider cette cause douteuse.

L’ambassadeur d’Israël à Paris, en recevant la délégation, rendit l’audience sans objet en prétendant que ni l’État d’Israël ni l’Agence juive n’étaient mêlés en quoi que ce soit à ce mouvement d’émigration « spontané ». Pour le diplomate israélien, la responsabilité incombait uniquement au gouvernement marocain, en réaction à sa violation du droit essentiel à la libre circulation des personnes.

Les dirigeants du Congrès juif mondial proposèrent, pour tester de nouveau la bonne volonté des autorités marocaines, de se résoudre à un arrêt temporaire de l’émigration clandestine. Les responsables sionistes ne l’entendaient pas ainsi. Ils préconisaient, au contraire, la relance de l’immigration clandestine et ne cachaient pas leur volonté de mettre à profit la première visite du souverain marocain aux États-Unis, visite d’une très grande importance pour le Maroc, pour organiser une vaste campagne de sensibilisation de l’opinion publique américaine.

Le président du Congrès juif, Nahum Goldman, s’opposa fermement au projet d’envoyer, à l’occasion de la visite royale, les jeunes des mouvements sionistes manifester dans les rues de New York pour la liberté d’émigration de leurs frères juifs marocains. Il fit valoir qu’il serait inconvenant d’indisposer ou de heurter le roi, dont la bonne volonté ne pouvait être mise en doute et dont l’amitié pour les Juifs était bien connue.

Citant un rapport de l’ambassadeur des États-Unis à Rabat David Porter, Nahoum Goldman fit remarquer que l’alyah clandestine n était pas aussi clandestine que cela. Elle se poursuivait, parce que les autorités marocaines voulaient bien fermer les yeux. L’ambassadeur affirmait, en effet, que, « si la police marocaine le voulait vraiment, elle pourrait en une nuit arrêter tous les militants sionistes et mettre fin brutalement à l’alyah clandestine ».

Finalement, les parties en présence optèrent pour une discrète concertation. Le souverain reçut à New York des représentants de la communauté juive américaine devant lesquels il réaffirma l’absence de toute discrimination envers ses sujets juifs. Le président Eisenhower et les représentants du Congrès soulevèrent également la question, et, devant tous ses inter­locuteurs américains, Mohamed V réaffirma sa position. Surtout, il fit savoir discrètement à ses interlocuteurs du Congrès juif mondial qu’il veillerait à la levée des restrictions, même passagères, à l'octroi de passeports.

Effectivement, avant même le retour de Mohamed V de New York – où il prononça à la tribune des Nations unies un discours dont la modération fut d’ailleurs hautement appréciée -, le ministre de l’Intérieur publia à Rabat, le 28 novembre 1957, un communiqué affirmant que, conformément à la volonté du roi, aucune discrimination ne devait être faite entre les Marocains, et que tous les Juifs qui désiraient quitter le Maroc avec leurs familles étaient libres de le faire.

Dès le jour du retour du souverain au Maroc, le 12 décembre 1957, le directeur de la Sûreté envoya une nouvelle directive secrète aux gouverneurs des provinces annulant la précédente :

Le gouvernement marocain a décidé récemmeni de ne pas faire de discrimination entre les juifs et les musulmans en ce qui concerne l'attribution des passeports, en vertu du droit de chaque citoyen de circuler librement à l'intérieur du pays et hors de nos frontières, et de satisfaire à chaque demande de passeports ou de pièces d’identité. Cette nouvelle mesure s'applique à tous les sujets marocains. Le gouvernement a pris cette décision afin de ne pas punir les innocents à la place des coupables. Mais cela ne signifie pas que le sionisme pourra continuer ses actions et renforcer ses moyens de propagande dans les organisations juives. Il faut faire savoir aux membres et aux dirigeants des mouvements sionistes, à chaque occa­sion, que leur action est contraire aux intérêts de l'État et passible du tribunal…

Ce n’était qu’un répit, car le vrai problème, celui justement de l’émigration maintenant clandestine vers Israël, était occulté. Si le principe de la liberté de circulation était à nouveau réaffirmé, il était assorti d’une réserve de poids : il ne saurait profiter à 1’« ennemi » sioniste. Provisoirement résolu, le problème de la libre circulation ne devait pas tarder à rebondir sous l’effet conjugué du rapprochement avec le panarabisme de Nasser et des incertitudes politiques intérieures.

Juifs du Maroc a travers le monde –Robert Assaraf – page 63

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