Les veilleurs de l'aube-V.Malka
Par ailleurs, un professeur de l'université hébraïque de Jérusalem, Chalom Rosenberg, considère que le thème de l'endormissement constitue une des questions majeures de la philosophie d'Emmanuel Levinas.
Les origines de cette tradition de la veillée des bakkachot remonteraient, selon nombre de chercheurs, au xvie siècle. Tout commence dans les officines, les académies et les maisons d'étude qui, à Safed, une des quatre villes dites saintes d'Israël, mettent au point et développent, sous la direction des grands maîtres de la tradition ésotérique, les principes essentiels dela Kabbale.
À cette Kabbale, ils donnent désormais, dans cette ville et en ce xvie siècle (mais aussi à Tibériade, l'autre ville sainte), un souffle novateur et une direction nouvelle. La science du secret (Hokhmat ha-sod) n'est plus, comme à l'époque de Moïse de Léon en Espagne, l'apanage et la prérogative de certains milieux élitistes et des lettrés appartenant à l'aristocratie du savoir.
Il ne s'agit plus, comme c'était le cas jusqu'alors, d'une Kabbale spéculative, théosophique et philosophique, scrutant les structures des cieux et ne s'intéressant qu'à la recherche de la connaissance de Dieu.
Elle se veut désormais un mouvement relativement populaire, ayant des résonances pratiques et cherchant à s'incarner dans la vie quotidienne du peuple et à influer jour après jour sur les décisions du ciel.
Ces maîtres de la tradition, sous la direction d'Isaac Louria et de Moïse Cordovéro, veulent mettre leurs idées à la portée des simples fidèles. Ils veulent, en vérité, quela Kabbaledevienne l'affaire de tous parce qu'elle évoque la libération du peuple, l'arrivée du messie libérateur, la fin de l'oppression et de l'exil.
Ils développent – en même temps que des cérémonies, des usages, des formules et des rites parfois proches de la magie, et dont certains perdurent encore – mille et un concepts qui, peu à peu, vont s'exporter dans les communautés juives du pourtour méditerranéen, les inonder, leur insuffler de la ferveur spirituelle et religieuse et les fasciner dans une certaine mesure.
Les textes des disciples de Louria parlent concrètement au cœur des petites gens que guettent souvent la déprime, le désenchantement et le désespoir.
Dans l'excellent ouvrage qu'il consacre à la Kabbale, vie mystique et magie, Haïm Zafrani écrit notamment :
Tout entière dédiée à la communion d'Israël et de son Dieu (il s'agit, à proprement parler, d'attachement, d'adhésion), à leur amour réciproque, « à l'amante appuyée sur son Bien-Aimé » qui la console et la réconforte, cette poésie s'adressait au peuple, à la masse des croyants, par son fond qui faisait écho à ses sentiments et exprimait ses aspirations, par sa forme […] qui s'adaptait facilement au chant et aux mélodies familières '.
Les textes venus de Safed et de Tibériade mettent en évidence – ainsi que le feront plus tard, inspirés par le Baal Shem Tov, les maîtres du hassidisme – l'importance du chant et de la prière. Ils parviennent à convaincre les juifs de ce que les portes du ciel s'ouvrent devant ceux qui chantent les psaumes, le Zohar et les poèmes religieux, les piyoutim.
Ajoutons que la tradition juive soulignera l'importance du chant dans les relations de l'homme avec le ciel. Ainsi, les sages considèrent qu'Adam a été le premier homme qui ait chanté la gloire de Dieu. Un texte de légende dira que sans les chants que les hommes adressent au ciel jour après jour, Dieu n'aurait guère pris l'initiative de créer le monde.
Un des maîtres de la tradition ésotérique, disciple d'Isaac Louria, est Salomon ben Moshé Halévi Alqabets. Poète et kabbaliste du xvie siècle, il vit à Salonique, puis à Safed où il meurt en 1580. Alqabets compose un poème liturgique de facture résolument kabbalistique pour la cérémonie d'accueil du shabbat.
Ce chant-poème Lekha Dodi (Allons mon bien-aimé au devant de la Fiancée) deviendra très vite populaire et fera partie intégrante, depuis lors et jusqu'à nos jours, de la liturgie et de l'office du vendredi soir, que cette liturgie appartienne aux juifs séfarades ou à ceux de l'aire culturelle ashkénaze.
L'un de ces concepts mis abondamment en avant par Louria et ses disciples est, entre autres, l'importance que revêtent la prière et l'étude quand l'une et l'autre sont conduites lors de la relève de l'aube, avant même la levée du jour.
Cette tradition, une fois établie dans ce haut lieu dela Kabbalepratique, s'adaptera fatalement aux aléas de l'époque et aux circonstances culturelles et sociales des différents pays. A chaque communauté juive ses traditions et ses spécificités.
Chacune cherchera à donner à la tradition de ces veillées une tonalité et une couleur locales. Dans chacun des pays où cette tradition s'installera, les poètes locaux composeront des œuvres liturgiques en rapport avec leurs rêves, leurs conditions de vie, leurs douleurs et leurs espérances.
Chaque communauté y laissera tout naturellement son empreinte. Plus tard, les chercheurs trouveront les échos épars, des bris de mémoire ou des vestiges de ces traditions notamment en Syrie, en Grèce, dans l'ancienne Yougoslavie, en Turquie, en Italie, en Tunisie, en Algérie et au Maroc.
Il faut ajouter que le concept de bakkacha (singulier de bakkachot) figure déjà notamment chez ceux des poètes juifs qui ont donné au Moyen Âge espagnol le prestige et la noblesse qui furent les siens.
On trouve ainsi ce concept singulièrement chez Saadia Gaon (1021-1141), chez Abraham Ibn Ezra (1092-1167), mais aussi chez Yehouda Halévy (1067-1141). Pour l'Espagne de cette époque, le genre est relativement nouveau.
Mais il s'agit toujours de poèmes liturgiques à dominante religieuse. Une seule exigence absolue : Dieu. On y exprime confession de ses fautes, regret et demande de pardon. Il arrive aussi cependant, comme chez Salomon Ibn Gabirol, que le poète se laisse aller à de sublimes considérations philosophiques, théologiques et même métaphysiques.
Les associations ou confréries qui, dans ces différents pays, prendront l'initiative et la responsabilité de l'organisation de ces veillées, utiliseront les unes et les autres, sous une forme ou une autre, une appellation contrôlée faisant référence au nom du roi David.