Comm. juives sahariennes
En disserter est un jeu d'écriture, une opération qui n'en reste pas moins, cependant, une tâche difficile, parfois ingrate, quand l'analyse doit sonder les profondeurs du discours, y reconnaître le trait allusif, en percevoir la charge culturelle, en saisir la dimension et l'interpréter correctement, l'épreuve finale consistant dans la recherche et la localisation des sources, la découverte des références à la "mémoire collective", aux traditions écrites et orales, aux cultures et civilisations avec lesquelles notre document entretient constamment des rapports étroits, une solidarité active.
Nous avons, momentanément et à regret, laissé à l'écart de notre présentation le monde merveilleux et fascinant du conte et de la légende, l'univers érudit ou ludique des proverbes et des sentences populaires, la littérature épistolaire, les genres mineurs que cultivent indifféremment Juifs et Musulmans et très en faveur dans la société féminine et enfantine, plus spécialement: as-slâmât "salutations, billets doux et autres messages aigres-doux"; al-lagza "énigme"; al-huzzaya "devinette"; al-ma'âni "jeux de mots et de langage"; al-mayàr "réprimande"; al-a'ayyu' "chansons de circonstance, couplets généralement improvisés, humoristiques et sarcastiques"; lâ-grta, al-gannaya "chansonnettes, berceuses, chansons de l'escarpolette (matesa chez les Musulmans, sabuka chez les Juifs)" et celles accompagnant d'autres jeux; ad-d'a "invocations à Dieu, aux anges, aux héros bibliques, aux saints palestiniens et aux santons locaux"; divers types de malhùn et 'arûbi, d'historiettes (hrâfât et hkâyàt), de chants à caractère polémique ou politique composés à l'occasion des guerres ou des luttes contre divers־ envahisseurs du pays, etc…
De même avons-nous renoncé à consacrer un chapitre entier au tableau inventaire des œuvres, contrairement à nos habitudes. Pour le présent ouvrage, dédié à la littérature d'expression dialectale, un tel inventaire eût été bien plus malaisé à établir que pour la pensée juridique ou pour la création poétique, en raison de la plus grande diversité de la matière et de sa dispersion, de l'étendue considérable du corpus, de la quantité et de la variété des pièces à recenser, celles que nous connaissons ou qui sont en notre possession, et celles qui restent encore à découvrir dans les archives et papiers éparpillés à travers le monde ou à recueillir par voie orale dans la mémoire des rares témoins qui en conservent le souvenir et qui acceptent de se prêter au jeu de l'enquête.
Quoi qu'il en soit, l'entreprise eût été impossible dans le cadre de la présente étude, contraints que nous sommes de la réduire à des dimensions raisonnables, mesurées à l'aune de la place imposée par le temps et les exigences de l'édition.
A ce titre, comme à d'autres, nous tenons la présente étude pour une tentative fragmentaire, la considérant comme un commencement, une contribution modeste et préliminaire tant à l'étude de la dialectologie marocaine qu'à la connaissance des littératures maghrébines, juives et musulmanes, d'expression dialectale.
Dans ce domaine assez peu connu, nous croyons que notre entreprise a néanmoins sa justification.
Nous avons défini ailleurs le concept de "totalité" de la pensée juive et posé le principe de son unité organique; nous affirmions la solidarité active qui domine les rapports de la vie intellectuelle juive au Maroc avec les manifestations de la pensée juive universelle; mais nous ajoutions aussitôt que le judaïsme marocain est partie intégrante du paysage culturel et linguistique de l'Occident musulman.
Dans l'espace intellectuel ainsi défini, il serait au demeurant hasardeux de vouloir dissocier les "humanités juives", la littérature classique traditionnelle d'expression hébraïque, de la création écrite et orale d'expression dialectale.