Palais et jardins-David Elmoznino- Intifada a Marrakech

Intifada a Marrakech

Un beau matin je fus pris de violents maux de ventre, des douleurs que je n'avais encore jamais ressenties. Je dis à ma mère, articulant péniblement :

"Je ne vais pas aller à l'école aujourd'hui, je sens que je suis sur le point de mourir !"

Mon père, qui affectionnait la surenchère, ajoutant son grain de sel en toute circonstance, écoutait notre conversation depuis la cuisine, et ne put s’empêcher d'intervenir :

"David, tu n'as encore une fois pas fait tes devoirs?" Je n'avais même pas la force de réagir, j'étais paralysé, tétanisé par la douleur. Ce n'était pas la première fois que j'avais des maux de ventre, ma mère m'avait déjà accompagné à plusieurs reprises chez notre médecin de famille, qui n'a pu nous fournir aucune explication à ce sujet. Ce jour-là ma mère, intuitive, flairait quelque chose de bien plus sérieux que de simples maux de ventre. A son habitude, décidée, elle s'activa sur le champ. Elle commença par enduire la partie douloureuse de Mahia, notre Arak local, la panacée, le remède ultime pour tous les maux, pour toute inflammation, et pour tous les cœurs brisés. Néanmoins c'est avec une voix inquiète qu'elle s'adressa à mon père, lorsqu'elle remarqua que l'Arak ne produisait pas l'effet escompté :

"Tu ne comprends rien aux enfants, il vaudrait mieux que tu ne t'en mêles pas ! "

Elle m’emmitoufla dans le gros manteau bleu, bien au chaud, et me conduisit au centre hospitalier national. A la réception de l'hôpital il y avait un jeune médecin français très séduisant, qui assurait le service. Je lui souris malgré mon état, les douleurs et le flou dans lequel je flottais. Il me rendit mon sourire et m'examina aussitôt. Il se tourna vers ma mère :

"C'est une urgence, il faut opérer tout de suite !"

Ma mère manqua de s'évanouir :

"Comment ? Que se passe-t-il, de quelle opération voulez-vous parler ?"

Elle le prît fermement par le bras, quêtant sa réponse. "Madame, c'est l'appendicite, l'appendicite !" lui dit- il en français.

La tension était telle que je j'en reçu mal à la tête. Mon corps frémissait d'effroi devant l'inconnu. Je ne comprenais rien à ce qui se disait, et ne voyait pas du tout la nature du traitement que le docteur français s'apprêtait à m'administrer. Une seule chose m'importait en ce moment, il était vital que les douleurs cessent, le plus rapidement possible. Quelques instants plus tard, on m'allongea sur un lit d'hôpital, et une infirmière jeune et souriante le fit rouler vers la salle d'opération. Maman me serrait la main très fort. De son autre main, elle me caressait la tête et les cheveux comme on le fait avec un bébé. Une demi-heure plus tard je m'endormais sous l'effet de l'anesthésie et l'opération put commencer.

Je sortais lentement du coton vaporeux et m'éveillais dans une chambre commune. Mon regard accrocha un autre lit sur lequel était allongé un garçon musulman âgé d'une dizaine d'années. J'appris qu'en dehors de notre date de naissance identique, nous avions encore en commun une opération de l'appendicite, vieille de deux jours en ce qui le concernait. Encore tout endolori, je ressentais malgré tout l'excitation de me trouver dans une telle situation, pour la première fois de ma vie, je me retrouvais face à face avec un musulman, sans arriver à réaliser tout ce que cela voulait bien dire. Au fil des heures il m'apparut que mon voisin de chambre, Abdul Karim en savait autant sur le juifs que moi- même sur les musulmans. Nous étions allongés chacun sur son lit, nous bombardant sans répit de toutes sortes de questions :

"Tu crois en Dieu ?" demandais-je.

"Oui, répondit-il," coupant, convaincu.

"Et toi, retoumes-t-il, tu jeûne à Kippour ?"

"Parfois," lançais-je.

"C'est quoi la viande Casher, poursuivit-il, et pourquoi les juifs ne travaillent-ils pas le Shabbat ?" "Les musulmans ne travaillent pas le vendredi, nous c'est le samedi," expliquais-je brièvement.

"Que faites-vous alors le Samedi puisque vous ne travaillez pas ?" insista-t-il.

"Nous nous promenons dans les jardins du roi, ou alors nous allons à la grande place boire du thé clair avec de la menthe, admirer les acrobates et les magiciens," expliquais-je sans trop m’embrouiller. "Moi aussi je vais le vendredi à Djamaâ-El-Fna avec mon père, prendre une soupe de pois chiches à la tête de veau." dit Abdul avec une surprise teintée de joie. La glace était rompue. Les lignes de démarcations étaient désormais franchies, et à partir de ce moment- là, nous nous lançâmes dans des sujets de conversations plus personnels, l'école, les amis, les voisins, le quartier. Notre échange se déroulait en français, dans un français fluide. Abdul parlait couramment le français. Il avait sûrement fait ses études dans une école privée, et non à l'Ecole de l'Alliance Israélite comme c'était mon cas. Il appartenait à la quatrième génération imprégnée de culture occidentale qui a vu le jour au Maroc, il n'avait aucune difficulté à prononcer le « r », à la manière d'un parisien de souche, sans aucun accent. Je l'enviais, il avait eut très tôt, dès sa naissance des instruments linguistiques presque parfaits à sa disposition, je l'enviais malgré le fait que mon français n'avait rien à se reprocher, je le trouvais même excellent.

En vérité, et depuis l'âge de six ans, je n'avais pas encore eu l'opportunité d'entrer en contact avec une langue étrangère. Fatima, notre aide ménagère arabe, elle-même entreprit l'apprentissage du français pour pouvoir mieux communiquer avec moi. A l'Ecole de l'Alliance j'avais commencé à apprendre l'arabe marocain avec les écoliers juifs, dont une bonne moitié ignorait la langue française. A ma grande surprise je découvris que le Maroc ne faisait pas partie de la France, comme je l'avais toujours cru. Je continuais donc de converser avec Abdul en français alors que les fils de l'amitié se tissaient lentement entre nous. Nous évoquâmes tous les sujets du monde. Il m'arrivait de ressentir pour lui une sorte d'amour, de familiarité et d'intimité, je l'aurais bien pris dans mes bras si je n'avais pas été cloué au lit. Par contre, il m'arrivait également de ressentir pour lui ressentiment et amertume, lorsqu'il me disait par exemple, avec une certaine suffisance, que le Maroc était le pays des musulmans, et ne sera jamais celui des juifs et des français. Il glissait sans cesse des sous-entendus, des insinuations laissant entendre que les musulmans étaient tout en haut de l'échelle et que les juifs se positionnaient quelques degrés plus bas. Souvent, j'en ressentais un certain malaise, mais la curiosité et l'enthousiasme l’emportait sur le reste.

Notre tête à tête fut interrompu par l'entrée des parents d'Abdul Karim venant lui rendre visite. Je les observais, leur tenue vestimentaire européenne, la qualité des produits appétissants destinés à leur fils, et je compris que ce dernier était issu d'une famille aisée. Je pensais à la mienne, nous n'étions pas riches, et ma famille ne pouvait se permettre de me gâter de la sorte, à la manière des parents d'Abdul. Je me calais entre les oreillers, m'étirait dans mon lit, et les contemplait avec envie, en salivant un peu. D'un grand sac marron en papier, les parents tirèrent de belles pommes rouges, grosses, pulpeuses, juteuses – une denrée coûteuse bien au-dessus des moyens de mes parents. J'en reçu un beau spécimen des mains des parents d'Abdul, très avenants. Je ne pu résister à la tentation et me mis à la croquer à belles dents, en leur présence, dans la chambre. Je pensais à ma mère. Elle m'aurait certainement tancé si elle avait pu me voir. Après tout, elle s'efforçait bien au-delà du possible, de me procurer une nourriture saine et équilibrée, savoureuse et variée, pour faciliter et hâter ma guérison.

Les heures du matin à l'hôpital me semblaient très courtes, elles passaient trop vite à mon goût. Ma mère avait décidée de me consacrer beaucoup de son temps, et venait me voir tous les jours. Elle se levait tous les matins à cinq heures et faisait à pied le chemin entre la maison et l'hôpital. A l'entrée elle glissait quelques billets dans la main du gardien, parfois c'étaient de petits pains bien chauds faits maison, le prix d'entrée à l'hôpital. Elle me réveillait d'un baiser, dans sa main un verre de lait chaud. Elle versait froidement dans l'évier le lait servi par le personnel en murmurant entre ses lèvres : "Comme de l'eau." Elle n'avait pas tort, les infirmières arabes qui ne disposaient pas d'une quantité de lait suffisante, le coupaient à l'eau pour qu'il suffise à alimenter l'ensemble des patients.

Cinq jours après l'opération, je me sentais complètement guéri. Je m'extirpais de mon lit et allais à la découverte des différents services et des chambres de l'hôpital. Je devins très vite le préféré, le chouchou de tout ce public, tout le monde recherchait ma compagnie. Le jour où je fus libéré de l'hôpital, ma mère alla remercier le docteur français qui m'avait opéré. Il lui dit :

"Vous ne devez pas me remercier, Madame, cinq minutes de travail, pas une de plus. J'ai introduit deux doigts à travers l'incision, retiré l'appendice, recousu la plaie et tout remis en place. Voila, c'est tout."

Je retournais à la maison pour une convalescence de deux semaines. Mon père, caracolant à son habitude à travers la maison, me considéra un instant, et soupira :

"Lorsque tu n'es pas à l'école, tu ne fais que des bêtises."

Je me contentais de hausser les épaules, mais au fond il avait raison. Une petite semaine après ma sortie de l'hôpital, je me promenais dans notre quartier en compagnie de mon ami juif, Robert. Il avait treize ans, déjà, j'avais pour lui une confiance totale et lui portait une considération et une admiration sans bornes. Il avait des boucles noires, des yeux marron bons et tristes. Ce jour-là, après avoir passé en revue toute la panoplie de nos jeux, je racontais à Robert ma rencontre avec l'enfant musulman, Abdul Karim, la supériorité qu'il avait sans cesse affiché à mon égard. Robert écouta puis s'exclama :

"Vraiment ? Viens ! Nous allons remettre ses arabes à leur place."

Je le suivis sans hésitation aucune. Après tout Robert avait treize ans, et j'étais heureux d'avoir quelqu'un comme lui, pour montrer à Abdul qui était le plus fort.

Nous nous postâmes devant une grande porte en bois, peinte en bleu turquoise, débouchant sur une grande maison arabe qui abritait une nombreuse famille musulmane. Robert me mit entre les mains un lance- pierres, et m'expliqua comment m'en servir. Je n'aurais au grand jamais osé me permettre d'avoir ne serait-ce que l'esquisse d'une idée pareille. Mais Robert, très sûr de lui, me pousse le lance-pierres dans les mains et dit :

" Vite ! Nous disposons exactement d'une heure de temps avant le retour du maître des lieux. Vise bien!" L'instant d'après une des vitres de la fenêtre éclatait en mille morceaux sous l'impact de mes projectiles. Les habitants de la maison tentèrent une sortie, mais prirent peur semble-t-il et reculèrent devant cette pluie de pierres venant de nulle part. Curieusement aucun des voisins ne vint à leur secours. Dans le feu de l'action, je fus pris d'un sentiment d'exaltation merveilleux pendant que je lançais les pierres sur la maison. Je pensais intérieurement : "Je leur ai bien montré ! Qui est le meilleur maintenant ?! Hein ?" Mais notre excitation tomba tout aussi vite, lorsque nous vîmes le maître des lieux se pointer à l'entrée de la rue. Nous prîmes nos jambes à nos cous, et filâmes comme des petits rats, chacun de son côté, vers la sécurité de nos maisons. Tremblant de tout mon corps, je me cachais sous le grand lit de mes parents, les membres flageolants, frissonnant des pieds à la tête. J'entendis le maître de la maison musulmane frapper à notre porte. Il articula, le visage sombre, sévère :

"Le garçon qui a lancé des pierres sur ma maison se trouve ici ! "

Ma mère lui répondit :

"Personne n'est entré ici, vous pouvez fouiller la maison, si vous le désirez."

La confiance exagérée affichée par ma mère eut le don de m'énerver, je me fâchais contre elle. Heureusement je pus ramper jusqu'au coin le plus sombre de ma cachette et m'y recroqueviller. Il était temps, notre visiteur n'aurait eut aucune peine à me découvrir lorsqu'il s'accroupit pour inspecter les lieux. Je patientais jusqu'à son départ, quittais mon abri, et secouais mes vêtements pleins de poussière. Je pus enfin reprendre mon souffle et retrouver une respiration normale.

Cinquante ans sont passés depuis. Aujourd'hui alors que l'Intifada fait rage, que les troubles prennent de l'ampleur de jour en jour dans les territoires et à Jérusalem, de nombreux enfants de cette ville s'engagent régulièrement sur le chemin de la mosquée El-Aqsa pour la prière du vendredi. Parmi eux cheminait également, l'enfant de dix ans Muhamad Karim. Il y a une semaine il avait réussi à se tirer sans aucune blessure des affrontements avec les policiers, à la suite des troubles qui ont suivis les lancements de pierres sur ces derniers. Cette fois-ci, il n'a pas réussi à s'enfuir à temps, et les policiers lui ont tiré une balle de caoutchouc dans la tête. Il se trouve en ce moment sur un lit de l'hôpital Al- Maqased à Jérusalem, allongé les yeux fermés, sa famille au pied de sa couche, un tuyau de respiration dans la bouche et un grand pansement recouvrant sa petite tête. Son père se trouvait à ses côtés au moment de la prière, il disait aux policiers venus lui rendre visite :

"Pourquoi ? Pourquoi ? C'est un enfant ! Il suffisait de l'asperger d'eau et de le faire reculer sous la force du jet. Il n'était pas nécessaire de lui tirer dessus. J'avais un mauvais pressentiment ce matin… je ne voulais pas qu'il m'accompagne à la prière aujourd'hui. Maintenant c'est lui qui est touché, blessé…"

Cette semaine-là, trois enfants furent atteints par les balles en caoutchouc tirées par les soldats et les policiers israéliens lors de heurts violents sur le Mont du Temple. Une première balle toucha l'oeil du petit Ali du village Qalandia, une deuxième balle atteint la tête de Muhamad et une troisième balle frappa la tête de Mejdi. Je me trouvais à ce moment-là sur le Mont du Temple, avec une compagnie de policiers chargés de veiller au maintien de l'ordre sur ces lieux, et qui avait arrêté des enfants qui jetaient des pierres sur les fidèles juifs en train de prier devant le Mur des Lamentations en contrebas.

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